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LA MORT
ET
LE DIABLE
PARIS. — TYPOGRAPHIE A. HENNUYER, RUE D'ARCET, 7.
CONTRIBUTION A L'ÉTUDE DE L ÉVOLUTION DES IDÉES.
LA MORT
ET
LE DIABLE
HISTOIRE ET PHILOSOPHIE
DES DEUX NÉGATIONS SUPRÊMES
PAR
POMPEÏO GENER
De la Société d'anthropologie de Paris.
PRECEDE D'UNE LETTRE A L'AUTEUR
DE
E. LITTRÉ
Membre de l'Académie française.
PARIS
C. REINWALD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
15, RUE DES SAINTS-PÈRES, 13
1880
m*
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MONSIEUR ERNEST RENAN
EN PREUVE DE RECONNAISSANCE.
P. G.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
Pages.
Lettre-préface de M. E. Littré xxv
Préface de l'auteur xxxv
LIVRE PREMIER.
LA MORT ET L'IMMORTALITE.
Partie historique.
I
INDE.
Analogies de l'Évolution de la civilisation indienne et de celle de la
civilisation indo-germanique occidentale. La méthode naturaliste
pour la reconstruction d'un état social passé. Application à l'Inde.—
Invasion des Àryâs dans l'Hindoustan. Formation des castes. Carac-
tère de la nature du pays ; la flore et la faune. Le culte du feu,
Agni; le culte du soleil; adoration de la lumière comme origine
du monde. La création selon le Rig- Véda ; absence de l'idée d'un
créateur. Naissance de l'idée de lirahma ; sa signification imper-
sonnelle dans le Sama-Véda; il devient un dieu personnel. — Les
Brahmanes des Védas, poëtes-philosophes. Chants relatifs à la
mort ; funérailles. Incarnations de Brahoia. Unification des êtres en
Brahma. Transmigration. Le dogme de la chut" dans Mcmou; consé-
quences; désir d'anéantissement; expiations dans d'autres corps. Ori-
gine du culte de Swa. Vichnou, dieu intermédiaire. Génération des
autres dieux. Intention réformiste du Bouddha. Le Bouddhisme se
confond avec le Brahmanisme. Pratiques relatives à la mort dans
la décadence hindoue . Immortalité nulle
Il
PEBSE.
Parenté dn* Iraniens et des Aryâs de l'Inde et de l'Europe. Carac-
tère libéral de la société iranienne. Amour du feu, de la terre et
vm TABLE DES MATIÈRES.
Pages,
des animaux. L'Iranien devant la nature. Son idée de la mort ;
Ahriinane. Sun idée iVOrumzd, comme lumière pure. L'âme re-
tourne à la lumière. Funérailles ; le corps est exposé au soleil et dé-
voré par les ./seaux ; voyage de l'âme après le troisième jour de
la moi t . La religion iranienne repoussait le Fatalisme
III
L'EGYPTE.
Conditions d'existence de l'Egyptien; il subordonne tout à la conser-
vation. Architecture. Conservation du mort. Laboratoire d'em-
baumement. Diverses sortes de momifications. On étend la momi-
fication à tous les êtres. La Nécropole : les Pyramides; tombeaux
des prêtres; hypogées des guerriers ; nul autre que le prêtre ne con-
naissait la demeure de chaque défunt. La demeure des morts sous
les premières dynasties. Raison des embaumements ; tout conspire
à l'immobilité et à la régularité, même la Nature ; la vie est prise
comme simple durée de la forme ; on ne croit pas à la mort; elle
n'est qu'une parenthèse de la vie. Réalisation de la justice après
la mort. Révivification. On ne croit pas à l'âme entièrement distincte
du corps ; l'âme est une émanation impulsive du dieu solaire; l'âme
triple : intelligence, âme et esprit. Erreur de certains auteurs qui ont
pensé que les Égyptiens croyaient à une âme pareille à celle qu'ont
imaginée nos métaphysiciens ; l'âme n'était individuelle qu'en tant
qu'elle se manifestait dans l'individu ; elle n'était pas non plus
tout à fait distincte de l'organisme. Le Livre des morts. Raison de
l'embaumement des autres êtres que l'Homme. Idées peu précises
de l'Égyptien, à l'égard de l'espèce, et même de l'humanité. Con-
clusion 32
IV
PHÉNICIE.
Adoration des divers aspects de la Nature chez les Sémites. Division
de la Divinité en masculine et féminine, en bienfaisante et mal-
faisante. Noms divers du Dieu ; ceux du Dieu naissant ; ceux de la
Déesse voluptueuse ou sinistre. Etait-ce un polythéisme ou un mo-
nothéisme? Cultes obscènes et funèbres en Asie Mineure et en
Phénicie. Biblos. Théogonie et cosmogonie phéniciennes. Le prin-
temps en Phénicie. L'été ; mort des productions de la nature par
la chaleur. L'automne et les pluies. Renaissance de la vie Per-
sonnification de ces phénomènes ; amour de Baalath pour Adon;
celui-ci est tué par Moloch ; désolation de la Déesse ; le sang du
Dieu ; la Résurrection. Le temple de la grande Déesse. Culte du
Dieu mort. Carême, flagellations et processions. Le sermon de
Passion du grand prêtre. Ensevelissement du Dieu mort. Moloch
règne en été; sacrifices d'enfants. Le Dieu remonte au ciel. Orgie
sacrée S4
TABLE DES MATIÈRES, ix
GRÈCE .
Pages.
La nature du pays; tranquillité et proportion. L'organisation de la
société hellénique conformément à son milieu. La mort n'est pas
lugubre en Grèce ; on n'y considère que la vie. Dignité des Grecs
dans la mort. Funérailles. Le bûcher. L'ombre. Crémation des
cadavres trouvés ; elle est refusée aux traîtres et aux tyrans. Urnes
cinéraires; le souvenir du défunt. Perpétuité dans la patrie. L'es-
clave n'a pas d'immortalité. — Analogie de Rome avec la Grèce.
Le testament C5
VI
LES HÉBREUX.
L'Hébreu est l'esclave par excellence. Son caractère. Ses tendances
terrstres. Ce qu'il a fait pour la civilisation. Il croyait seulement
à l'existence terrestre. L'esprit conçu comme souffle. Le mort dans
le Scheol. La justice se réalisant par le châtiment ou la récompense
en une autre vie. Après les malbeurs d'Israël, cette théorie ne
tient plus. Rétributions et peines aux descendants ; Job rejette cette
théorie. Captivité de Babylone. Probabilités de la naissance dans
cette ville de la théorie du corps et de l'esprit. Idée de l'âme et
de sa destinée à Babylone ; idée de l'esprit-souffle qui s'en va vers
Dieu. L'idée de l'autre vie naît pour expliquer le triomphe des
ennemis du peuple élu ; le bonheur à la lin des siècles ; résurrec-
tion de la chair ; Messianisme. La description de la fin du monde
et du jugement dernier forme le sujet des apocalypses ; leur carac-
tère désolant n'aboutit qu'à augmenter le malheur ; crainte des
peines d'outre-tombe 72
VII
LA DÉCADENCE.
Discrédit de Jupiter; Bacchus à Eleusis ; le peuple l'acclame ; Eschyle
et ses amis protestent ; ils repoussent les dieux de l'Asie. Les mys-
tères d'Eleusis; limmortalité de l'âme; le blé, le vin sang du Dieu;
nécessité de la descente du dieu de l'amour. Eschyle est poursuivi
comme athée ; persécution de ses amis. Bacchus règne par la femme
et par l'esclave. La femme invoque les divinités pleureuses de
l'Orient. Protestation et condamnation de Sapho. La Diane chaste
devient sinistre et crapuleuse à Ephèse. La Mort entre avec
l'Amour en Grèce ; les dieux de l'Orient lui prêtent le caractère
sinistre. Prométhée. — Idées des philosophes grecs sur l'âme ; Déino-
crite ; Leucippe ; Heraclite ; le nous d'Aristote ; Pythagore et Platon ;
l'âme humaine dérive de l'âme universelle, selon ce dernier; sa
X TABLE DES MATIERES.
Papes.
triple division ; dans le corps elle esl déchue. — Naissance du
traso'ii dantalisme à Rome Ame, Anima, d'Anemos; le dualisme de
corps e1 d'âme. Après la chute «les républiques et le triomphe de
l'Empire, les dieux de l'Orienl donnent à la religion la prépondé-
rance sur l'organisation civile; prépondérance du monothéisme. Le
médiateur. Rome reçoit les cultes funèbres de l'Egypte. L'empereur
absolu aboutit à Mitra. Corruption par les esclaves orientaux.
Superstitions. Mépris de la vie et horreur de la mort. Le Cirque.
Règne typique; celui de Néron. Tentatives d'émancipation avortées.
Personne n'ose s'opposer au César. Condaininations et suicide-;.
Impuissance des Stoïciens. La plèbe réclame la félicité dans une
autre vie. Les apôtres du Christ. Origine de la Morl sel, m les chré-
tiens. La résurrection des corps t'ait des prosélytes; les Agapes. Mil-
lenarisme. La nouvelle Jérusalem et la nouvelle Babylone. Martyrs.
Catacombes. Définitions vagues du ciel. Diverses définitions de
l'âme selon Justin, Tatien, Athénagore, [renée, Origène, Valentin,
Tertullien, .Montanus, Manès et saint Augustin, qui la fixe. — Loi
des grands changements de l'Humanité. Résumé de toute la déca-
dence antique dans le christianisme 82
VIII
LE MOYEN AGE.
Irruption des Barbares sur l'Empire romain. Leurs croyances ; carac-
tère de leurs dieux ; la récompense future clans l'armée de Woden ;
caractère de leur idée de la mort. Les seigneurs s'établissent; ils
se font chrétiens ; le pape les domine. Les couvents. Suicide lent
des Ascètes ; ceux d'Orient. Influence du millenarisme. L'an 1000.
Misère et faim ; anthropophagie. La croisade. La faim réparait;
la peste et la lèpre lui succèdent. Dégénération du type hu-
main. Réaction de ceux qui veulent vivre ; la Pierre philosopha h-
de l'esprit et l'Elixir de longue vie ; résultats de ces recherches.
Malheurs du commencement du quatorzième siècle. Excommuniés
et Broculacos. La peste considérée comme châtiment divin dans
le Nord ; on accuse les Maures et les Juifs dans le Midi. On
parle du Juif errant ; il personnifie la souffrance éternelle ; sa lé-
gende ; notices historiques sur le Juif errant. Danse de Saint-Guy ;
rondes furieuses. Elévation des cathédrales. La commune et le
château. L'oppression et les malheurs du peuple croyant produi-
sent une insurrection mystique dans les Eglises; on se venge des
puissants par la mort. Les sermons égalitaires de la Mort. Per-
sonnifications de la Mort dans le squelette déguisé ; comment elle
se présente aux mortels; elle finit par tout inspirer 118
IX
LA DANSE MACABRE ET LE DIES IR/E.
Signification du mot Macabre. — Quelle fut la première danse ma
cabre qu'on peignit. Opinions de F. Douce et de Champfleury.
TABLE DES MATIERES. xi
Paget.
Opinion qui la fait dériver de la danse de Saint-Guy. La danse
macabre du charnier des Innocents à Paris. A partir de là, la danse
macabre envahit tout. Caractère de la Mort dans cette représenta-
tion plastique. Diverses compositions littéraires sur la danse, de la
Mort. Danza gênerai de lu Muerte. Poëme de Plowman illustré par
Tory. Holbein s'inspire de refrains populaires sur le triomphe de
la Mort. Caractère de la danse d 'Holbein. La danse macabre est un
chef-d'œuvre de peinture critique. Champfleury veut'qu'elle soit de
toutes époques ; elle n'est fille que du manque de vie et des idées
mystiques du moyen âge. Elle n'est pas applicable aux temps mo-
dernes ; exemple, celles de Grandville et Rethel. — Caractère auto-
ritaire et dogmatique du Dies irœ ; populaire et égalitaire de la
danse macabre. Unité du premier ei diversité de la seconde. La
danse macabre déclare l'homme égal à l'homme devant la mort.
Le Dies irœ le déclare indigne devant Dieu. Le Dieu irse comme
œuvre d'art. Analyse du chant; tout en lui aboutit au même; Dieu
est arbitraire en absolu; l'homme ne peut réclamer la justice, car
est indigne et misérable ; le juste lui-même n'est pas sûr d'être
sauvé ; il faut demander pardon individuellement. Le caractère de
l'Homme, au moyen âgej se trouve décrit dans ce chant. Influence
désastreuse du Dies irée ; il augmenta la peur de la Mort, à cause
des doutes sur le salut. Comment on peut interpréter dans l'évo-
lution de l'espèce ce que le christianisme a formulé pour l'homme
individuellement : la chair, l'esprit et la résurrection. Raison des
enterrements 150
LA RENAISSANCE ET L'ESPAGNE CATHOLIQUE.
L'art reprend la Beauté. Inventions, nouvelles manifestations de
la vie. Le pouvoir civil et ecclésiastique s'unissent contre la
libre pensée. Aristocratie du génie. L'idée delà mort revient au
Paganisme et au Naturalisme. La Réforme ne la modifie pas. L'E-
glise recourt à la terreur pour assujettir le peuple. Le catholi-
cisme combattu se réfugie en Espagne. Caractère libéral de l'Es-
pagne au moyen âge. L'absolutisme, importation autrichienne.
L'Eglise y attache son absolutisme religieux ; la liberté religieuse
que l'Espagne avait au moyen âge disparait. L'Empire de Charles-
Quint c'est le césarisme romain; caractère de l'empereur; il est un
cas curieux d'atavisme multiple. Inconvénients de la monarchie
héréditaire ; les rois autrichiens servent l'Eglise. Le roi est déclaré
sacré. On ne considère digne que de servir la couronne ou la
religion ; les premiers génies de l'Espagne, soldats ou religieux.
On n'écrit que pour le catholicisme. Les évoques poussent les rois
à l'extermination des hérétiques. Férocité du clergé dans les pays
conquis et dans la Péninsule. Purification par le feu. Concupiscence
et dévotion. La religion s'accroît et la population diminue à cause
de la sélection artificielle faite par la monarchie et l'église ; déca-
dence de l'industrie, du commerce et de la marine au dix-septième
X11 TABLE DES MATIÈRES.
Pages .
siècle. La famine désole Madrid. Le roi vole pour manger. Le? chef-
d'œuvre de l'arl à cette époque révèlent la famine et la misère ;
peintres et littérateurs ; leur réalisme. Caractère sombre et funèbre
des monarques; Leur monument est un mausolée. Le transcendanta-
lisme aboutit en Espagne à la Mort L77
XI
LA RÉVOLUTION.
La France influencée par des nations réformées. Caractère de la Cour ;
souffrances des campagnards ; sévices des villes. La Bourgeoisie.
L'Encyclopédie. La Révolution. La réaction ; son caractère rous-
seaunien. La dignité dans la mort des révolutionnaires est la consé-
quence de leur idéal humanitaire. L'Empire 204
Partie philosophique.
La tendance de l'homme à la vie le pousse à en accepter une autre
quand il ne peut vivre sur la terre. Le but de la vie. Nous allons
définir au milieu des tendances multiples de l'époque moderne,
l'idée que la science nous donne de la mort et quelle est l'immor-
talité que l'homme peut atteindre 211
I
LA VIE ET LA MORT.
La mort n'est qu'une négation ; pour la définir il faut définir d'abord
son terme positif opposé, la vie. Définitions de la vie selon Stahl,
Descartes, Pelletan, Kant, Béclard, Blainville, Claude Bernard,
Spencer, Virchow et Letourneau. Caractère essentiel . de la vie.
Son intensité dépend de la rapidité de l'échange de la matière.
Les forces biologiques se réduisent en forces chimiques et mé-
caniques. L'ascension et la descension de la vie sont en relation avec
l'assimilation et la désassimilation. En quoi consiste la mort ; elle
sert au renouvellement de la vie ; elle est aussi la conséquence forcée
de la vie ; mourir est avoir vécu. Non-sens de la crainte de la
mort en soi
II
DU CORPS ET DE L'AME.
Qu'est-ce que l'âmeï Réfutation du dualisme métaphysique de
l'homme, et de l'idée qu'il est un être à part daus la création.
Pour réfuter la conception panthéiste sur l'homme, il faut remonter
à la réfutation de la dualité de l'esprit et de matière dans l'uni-
vers. Comment ont été formées les idées d'esprit et de matière,
de corps H d'âme. Réduction de tout ce qui peul être connu à nu
215
TABLE DES MATIERES. xm
Pages,
élément commun, le mouvement. L'idée du mouvement ren-
ferme celle de l'étendue et de la durée ; la force, cause hypothéti-
que du mouvement ; réduction de la matière au mouvement. Nul-
lité des arguments de Pas d'effet sans cause et Pas de mouvement
sans objet mû, quand on les applique à toutl'ensemhle des choses.
De l'unité de la nature découle l'unité de l'homme. Il y a divers de-
grés d'animation î-elativement aux organisations. L'âme, fonction
du système nerveux ; les facultés animiques sont en rapport des
tissus cérébraux, le cerveau étant leur siège. Rapport de la
structure et disposition, composition chimique, poids et volume,
et rapidité de la circulation du sang, avec les facultés animiques.
Arguments tirés de la physiologie et de la pathologie du cerveau :
sections des lobes ; lésions des corps striés et des couches optiques;
altération de la substance grise ; fonctionnalisme de la mémoire ;
effets des lésions guéries, de l'inflammation, de la pression et de la
commotion ; loi de Taine sur l'altération des lobes ; vivisections de
Flourens et de Valentin ; effets de la dégénération des tissus céré-
braux, de l'éréthisnie, de lascloroseet de l'aphasie ; effet delà rapidité
de la circulation du sang, de l'anémie, de l'éthérisation, des narcoti-
ques et des excitants et comment ils agissent. Tout démontre que
l'âme est une fonction et non un sujet. Accord des hommes de
science. Difficulté des spiritualistes pour iixer le siège de l'âme.
Pour admettre l'âme comme entité à part, il faut démontrer que
les facultés animiques ne dépendent pas de l'organisation de la
substance nerveuse 228
III
DE L'IMMORTALITÉ.
La mortalité de l'âme ne s'oppose pas à l'immortalité humaine. L'im-
mortalité de l'âme et la résurrection de la chair ont été conçues
sous la pression de malheurs ; ces idées disparaissent avec l'ac-
quisition de conditions d'existence. On ne peut pas mesurer la vie
par la durée de l'individu ; d'où dépend l'énergie vitale. La somme plus
grande de vie à laquelle nous parvenons aujourd'hui dépend de ce
que notre vie résume toutes les précédentes. La vie croît à mesure que
les temps s'avancent par acquisition individuelle, par adaptation
successive, et par hérédité accumulée ; gratitude que nous devons à
tous ceux qui nous ont précédés en travaillant pour nous ; grâce à
eux nous sommes parvenus à la quantité de vie que nous avons ;
nous travaillons pour ceux qui viendront. L'immortalité consiste à
laisser ses idées, ses œuvres, sa manière d'être à l'Humanité ; on
ne prolonge son existence qu'en agissant sur les successeurs. Con-
firmation de cette théorie par la plupart des philosophes modernes.
Cette immortalité nous attache à ceux qui ont été, comme à ceux
qui seront; solidarité dans le temps. On est immortel en raison
directe de ce qu'on a fait ; point d'immortalité pour les égoïstes
et les vulgaires ; sorte d'immortalité des talents méchants et
de ceux qui se dévouent à des buts inutiles ; les revendications
xiv TABLE DES MATIERES.
Pages,
dans l'histoire. On dit qui' cette théorie est aristocratique et injuste;
réfutation. L'immortalité chrétienne ne satisfait plus ; il faut la
réalisation do la justice sur la terre. Le ciel d'ici-bas 260
IV
CONSÉQUENCES PRATIQUES.
Si mourir c'est avoir vécu, plus on aura vécu, moins on regrettera la
mort ; la mort au paroxysme de la vie n'inspire pas l'horreur; le re-
gret de mourir provient de n'avoir pas vécu. Pourquoi l'amour tend
à la mort et la mort à l'amour. Augmentant la vie, la mort de-
viendra de moins en moins redoutable. Erreur de l'ascétisme; mor-
tification chrétienne ; scepticisme de la vie. Tendance inverse de la
philosophie de l'évolution. Résumé : dans l'antiquité gréco-romaine,
la mort-pousse à vivre individuellement; dans le Christianisme, la
mort pousse à abandonner la vie en perspective d'une autre vie
d'outre-tombe : à l'âge moderne, la mort nous pousse à vivre pour
nous et pour l'espèce. Inanité de l'argument de la vanité de la vie,
parce qu'elle est passagère. Condition d'une mort heureuse. Réfu-
tation de l'accusation d'immoralité de la théorie positiviste. La récom-
pense et la peine d'outre-tombe ne vont qu'avec un état inférieur
intellectuel et moral ; elles ne produisent pas la moralité. L'accom-
plissement de la loi morale dépend de la conscience de la justice.
Réfutation de 1 argument basé sur le malheur des esprits 282
LIVRE DEUXIÈME.
LE DÉMON.
ÉVOLUTION DE L'IDÉE DU MAL A TRAVERS SES PERSONNIFICATIONS.
Anthropomorphisme et zoomorphisme des hommes primitifs. Les
doubles moi. Le mal est attribué d'abord à divers êtres, puis à un
seul ; il dérive ensuite d'un être qui fait à la fois le mal et le bien ;
il est un dédoublement de celui-ci ; îles êtres intermédiaires
entre les deux qui résultent du Dieu unique, et l'homme, se produi-
sent. Jusqu'à présent chaque époque a eu son démon ou ses dé-
mons 303
I
TYPHON.
Le mai avant les Hyksos n'avait pas de représentation unique.
Erreur d'assimiler Sel à Satan. Comment se forma le mythe de
Set. l'invasion des pasteurs ; leur dieu Sutek ; il fusionne avec
le Set d'Ombos; Il consacre les rois et ceux-ci l'adorent: il devient
TABLE DES MATIÈRES. xv
Pages.
providence. Expulsion des Hyksos. Set est considéré comme l'ori-
gine de tout mal ; fuite de Set. Proscription de son culte. Noms
qu'on lui donne, formes qu'on lui prête, maléfices qu'on lui attri-
bue. Osiris prend sa place et Set se venge ; la légende de la mort
d'Osiris et de sa résurrection ; sens de la légende ; la lutte des
saisons en Egypte ; la même lutte reproduite chaque jour; la
course du soleil et ses luttes dans l'enfer ; Ra-Osiris-Hor. Les maux
produits par Set-Typhon 307
11
AHRLMAN.
La lutte de l'homme avec la Nature inspire l'Iranien ; le soleil vient à
son aide. La lumière conçue comme principe bon ; l'obscurité comme
principe méchant. Généralisation à des phénomènes analogues. Con-
ception active de l'Univers, basée sur la lutte des deux principes.
Ahouramazda l'emporte de plus en plus sur Angromainyous. Le
travail. La justice extensive à tous les êtres. Ce que demandent l'eau,
la terre et la plante ; biens qu'elles rendent ; ce que disent le cuir,
le fer, le bois, la pierre et le feu à l'homme ; en les satisfaisant,
Ahoura grandit. Morale des Iraniens. Leur ennemi est le pasteur va-
gabond ; c'est lui le soldat d'Angroniainyous. Animaux impurs ; es-
prits du mal. Armée du bien : les Ameshçapentas, les Yazatas, les
Fravarshis, les animaux purs. Le Perse fait avancer Ahoura en
combattant. Angromainyous se convertit en principe bon par le
travail. Le mal n'est pas éternel. Comparaison d'Angroniainyous et
de Satan. L'Iranien avait en germe l'idée de l'évolution. — Le Maz-
déisme devient Monothéisme ; celui-ci aboutit à la monarchie à ten-
dances conquérantes. L'Iranien s'unit auMède. Le Mazdéisme achève
sa corruption à Babylone. Effémination et luxe des Perses 318
III
BABYLONE.
Résultats de la loi d'inertie dans les organismes et dans les sociétés ;
le peuple conserve les dieux déchus ; application de ces principes
à Babylone. Comparaison entre la magie babylonienne et l'égyp-
tienne. Religion des Accadiens ; leurs idées sur l'Univers ; Anna,
seigneur du ciel ; Ea, dieu de la terre ; Réa, sa mère, et Davkina.
son épouse ; Moulgé et Ni?i-ge, dieux des régions inférieures ; Oud
le soleil diurne ; Nindar, le soleil descendu aux enfers ; il y entre
pour chasser les ombres de l'enfer ; les démons, les fantômes et les
vampires en sortent. Les démons sont partout ; les malfaisants :
les lammas et les mas, les outoitg, les gigims, le telal, le maskim, les
sept fantômes de flamme, hs sept génie-: des sphères de feu, les sept
démons de l'abîme, ceux des maladies, incubes et succubes. Adora-
xvi TABLE DES MATIÈRES.
Par> -
lion «lu feu; culte du soleil; culte de l'eau; prières à Vesprit du ciel
et à celui de lu terre ; secours de Silikmoulouki. Iullueuce magique
des nombres ; talismans ; châtiments des dieux. Comparaison de
cette religion et du Mazdéisme. — Evolution des dieux accadiens
sous L'influence sémitique. La religion accadienue devient la magie.
Organisation hiérarenique de la religion à Babylone. L'homme est
subordonné aux dieux des astres et au dieu suprême ; rapport
entre les mouvements du ciel et les événements de la terre ; Le
Cbaldéen attribue ses classes et ses fonctions aux corps célestes ;
idées mystiques sur le lien qui unit l'homme aux astres. Le soleil,
roi des astres, produit la divinité des rois babyloniens ; ces rois
doivent subjuguer les autres. On attribue aux dieux sidéraux des
amours comme aux hommes. Caractère des dieux des mytholo-
gies sémitiques. Myr-mylitta. L'unité de régime au ciel et sur la
terre demande l'unification de la race ; cultes d'amour ; La femme
prêtresse de Vénus Mylitta ; raison individuelle de ces orgies sa-
crées. Explication de l'inceste divin. La prépondérance de la
femme résulte de ces cultes ; les femmes sémites ; leur caractère
sensuel ; Marie est Zirbanit renversée.— Le mal précédant la créa-
tion, selon Bérose. Tiamat et Boni ; les maux provenant de la
mort du dieu solaire ; la légende de la descente d'Istar aux enfers.
Origine du péché et son châtiment ; la légende du déluge.— Résumé. 335
IV
IAHWEH ET SATAN.
Hazazel ; fantômes nocturnes, le démon de midi, spectres du matin. — Le
mal pour l'Hébreu procède, comme toute chose, de Iahweh. Com-
paraison entre celui-ci et Ahoura, Bal ou Beel, et Osiris. Iahweh
est le dieu unique et distinct de la nature. Il résume le mal et le
bien, l'être et le non-être. Il existe par lui-même. La nature et
l'homme, il les a créés pour lui. 11 dispose des éléments à volonté. Il
gouverne sou peuple en monarque absolu ; il est dieu d'Israël. Il
conduit son peuple contre toutes les nations. Il est vindicatif.
C'est lui qui fait tout le mal. Il distribue les biens et les maux à
son caprice. Son caractère âpre. Sa ressemblance avec Moloch. Il
domine par la terreur. Soncarèctère arbitraire et son despotisme. —
Eloh/i, dieu pluriel des Patriarches. Origine de Iahweh. A-t-il été un
dieu de l'atmosphère? Dérive-t-il du Moloch chananéen ? Au com-
mencement, il partage le pouvoir avec d'autres dieux. Comment il
triompha d'eux dans la lutte pour l'existence. Il prend tous les ca-
ractères de son peuple. Il devient le dieu du Monothéisme, grâce
à son exclusivisme, et de plus il arrive à être distinct de la nature. —
Satan dans le livre de Job ; selon les Chroniques et selon Zacharie.
C'est un critique fataliste qui accuse les hommes devant Dieu. Si-
gnification du mot Satan. D'où procède cette personnification du
Mal : trois hypothèses à faire. . 366
TABLE DES MATIERES. xvii
LE TARTARE, LES DÉMONS ET L'ART SACRÉ.
Pages .
Le mal, chez les Grecs, n'a pas de représentation unique. Les mythes du
mal se développent en Grèce ainsi qu'à Rome, sous l'influence des
cultes de l'Orient. Idée de VEnfer dans la Grèce préhomérique ;
laboratoire souterrain de la vie. Le Tartare ne prédomine pas dans
les âges héroïques. Le Tartare selon Homère. L'idée plastique de
l'enfer est fille de l'aspect de l'Arcadie. L'idée du Tartare n'influence
pas les contemporains d'Homère. Leur idée de la Justice ; le Grec
ne se soumet pas aux Dieux. Idée de la Justice au temps d'Hésiode.
Comment s'accentua l'importance du Tartare. Pindare confond
le crime avec l'impiété. Pour quelques-uns, Zeus est la source des
maux. Terrible jugement des morts selon Platon. Influences égyp-
tiennes.— Les démons selon Homère et selon Hésiode. Les héros s'y
confondent avec tous les demi-dieux ; on les considère comme des
divinité? infernales. Des divinités déchues viennent se joindre à
eux. Platon les multiplie à l'infini. Le démon de Socrate. Influence
de l'idée des démons dans la philosophie. Ames des morts. Songes
et hallucinations expliqués par les démons à Rome. — Les terreurs
des dieux s'accentuent. Châtiments d'outre-tombe. Protestation de
Lucrèce. Les Stoïciens et les Epicuriens repoussent les supersti-
tions. La plèbe les accepte. Descriptions sinistres des poètes. Minos,
juge redouté. Enfer de Virgile et d'Ovide. — La. piété obscurcit la
justice-. La magie devient prépondérante Personnages extraordi-
naires. Enchanteurs, devins, astrologues ; mystères, évocations, con-
jurations. Pouvoir des plantes ; philtres. Néron magicien Hélio-
gobale au temple du Soleil. L'Art sacré est enseigné par les prê-
tres égyptiens ; initiation ; théories ; idées des Alexandrins sur ce
sujet ; formules cabalistiques 392
VI
DU MAL SELON LA GNOSE ET SELON L'ORTHODOXIE.
Cosmopolitisme de la corruption de l'Empire romain. Le mysticisme
vient par contre-coup. Mort des dieux de la Nature. Le dieu-fils
des Juifs apparaît. — Décadence de la philosophie grecque. Le
dieu de Platon ; la matière, dernier degré d'éloignement de
Dieu ; elle est synonyme de Mal. Egarement de la dialec-
tique. Aristote définit la philosophie ; il part de la réalité ; la
matière et le mal n'existent pas en soi ; le dieu d'Aristote. Dé-
cadence du péripatéticisme. Réaction des Epicuriens et des Stoï-
ciens ; la morale de leurs théories; leur impuissance. Tout déchoit,
seule la religion avance. La philosophie aboutit à la religion. L'O-
rient et l'Occident s'unissent. L'origine du mal esl la <-hut<; pour
xvni TAHI.E DES MATIÈRES.
Pages .
les Alexandrins et les Chrétiens. L'école d'Alexandrie retourne, à La
fin, vers le bon sens; elle aboutit au monisme. —Divers éléments
qui concoururent à In formation de l'idée du mal dans le chris-
tianisme Etat pathologique dis esprits à cette époque. Prépon-
dérance des inférieurs. Inspirés. L'état de délire s'aggrave avec les
désastres de l'Empire. Garart èiv delà littérature qui en résulte chez les
Juifs* Personnifications du mal chez les Judéo-chrétiens. Toutes les
sectes croient aux dénions. Confusion des démons païens avec les
Schédim. Le diabolos du livre de la Sagesse. La légende de la chute
tira Anaes au livre d'Hénoch. Chute de Satan selon l'Apocalypse ;
selon Luc, Pierre et Judas. Idée que Paul a du démon. Pour les
chrétiens de la seconde génération, il est le contraire de ce qu'ils
soutiennent ; les dieux deviennent diables, et le paganisme leur
œuvre. Origine de Beelzébuih. La prostituée et la bêtê de l'Apo-
calypse. Tout ce qui n'est pas chrétien est anathématisé. Satan
devient un i entité métaphysique pour le christianisme grec ; sa
lutte avec le Verbe; analogie de l'idée du mal du quatrième évan-
gile et de celle de la gnose. — Qu'est-ce que La Gnose? Son oppo-
sition avec leJudaïsmë. Caractères différents dès gnostiques. Pour-
quoi èchoitèrent-iis ? Simon le Magicien et tiélène. Cerinthe : le
Khristos et 1 homme Jésus. Saturnin: le Khristos nous délivre de
lahweh. Ascétisme de faiien. Bardèsane apporte un système com-
plet : h- Dieu inconnu; eons et syzygies. Cerdon : non-incarnation
du Khristos. Gnose cabalistique e1 sidérale de Basilide; 365 Ûranoi:
/i' Plerome ; le Nous ; la vertu de K'aulakau ; indifférence entre la
vertu et le vice. Le Khristos-faniàme <\e± Ùoeétes- Marcion : la
bonté du Dirii suprême en opposition avec la justice du drmiourgos.
Valentin : le mal expliqué par un trouble de la Divinité dans son
développement ; émanation de dieu en Eons ; lu monade indes-
criptible ; la première octave supérieure ; les douze principes de la
vie spirituelle; souffrances des Eons; Sophia ou Àchamoth ; h'
Sauveur ou Paraclet ; Khristos s'unit à la Sagesse d'en bas ; YEon
sauveur descend pour la consoler ; le monde fils de la douleur de
la divinité ; le drmiourgos et le diable; Ames privilégiées ; la fin
du monde. La moralité des Valentiniens. Les Ophites; Ialdabaoth
et Ophiomorphos ; immoralité de cette secte. Les cainites prêchent
le mal comme moyen de salut. Fin de la gnose. — Opposition des
Peines latin*. I renée : sa théorie de la rédemption. Tertullien : son
style grossier ei sa haine contre la philosophie ; l'âme détériorée
comme origine du maL — Chrétiens alexandrins ; ce sont dcsNéopla-
toniciens et des gnostiques modérés ; le dieu Agathos ; le Verbe
et le Saint-Esprit Saint Clément ; il base son système sur la philo-
sophie grecque ; son optimisme. Origène : son Dieu et la création ;
chute des essences rationnelles ; Dieu crée la matière pour les ar-
rêter; tout doit retourner à Dieu, y conquis Satan ; le Christ mul-
tiple. Opinions d'autres Pères.— Manès : lutte de la lumière et <\r^
ténèbres; l'âme universelle ; éternité du mal. Réfutation d'Augus-
tin ; le libre arbitre. Réplique des Manichéens. Augustin est
forcé d'abandonner son système ; le péché originel} source du
TABLE DFS MATIÈRES. xix
Pages,
mal ; prédestination. Protestation de Pelage ; le pouvoir de la vo-
lonté ; Pelage repousse le péché originel. Pourquoi échôuê-t-il? Cri-
tique sur Augustin et sur Pelage. — Résumé 'i ^
VII
LE DIABLE BESTIAL ET LE PAUVRE DIABLE.
Les dieux du Panthéon sont morts. Ceux de la Nature sont transfor-
més en diables; grâce à eux. la Nature ne périt pas. Les chrétiens
l'abandonnent. Aspect diabolique de la Nature. Les cénobites de
la Thébaïde ; Ils Voyaient partout le diable. L'irruption des Bar-
Rares apporte les génies dû Nord, lesquels se confondent avec les
esprits de la nature des pays latins. Sans d'à minores le peuple
fait des saints : on lui empêche d'en faire, et alors il fait des dia-
bles. Le peuple resté païen au fond. Formes bestiales qu'adop-
tent les diables. L'Eglise les combat, et met sur leur compte les
maux qui affligent lès paysans. Pourvu qu'on soit dévoué à l'Eglise
on peut se servir du diable sans lui payer ce qu'on lui ait pro-
mis. Légende de saint Théophile : celle du roi Dagobert et de
l'âme de Charlemagne ; damnation de Charles Martel. Le diable
trompé fait signer son pacte , comment on élude son pacte. Bon-
homie du diable; il est domestiqué; il est bouffon ; il protège les
hommes sans rien exiger: il s'amuse avec eux. A quoi le diable
doit son caractère ridicule. Le surnaturel expliquant tout, saints
et diables interviennent en toutes choses. Possessions démoniaques;
exorcismes. Le diable ridiculise les religieux. Incubes et succubes:
leur tradition ; on les éloigne à l'aidé de drogues : opinions des
théologiens sur leur nature et sur leurs fonctions. Le diable
plaide pour les âmes. Le diable dans la plastique ; comment il est
représenté dans les cathédrales 497
VIII
LE GRAND DIABLE.
Dualité du diable au moyen âge. Caractère du diable qui s'oppose
à l'Eglise. Au dixième siècle commence le Grand Ùiable : il est le
produit logique de la personnification du bien en Dieu. Légende
du roi Robert, celle de Sylvestre II. Le diable corrompt l'Èglisè :
réforme d'Hildebrand ; la femme est considérée comme une auxi-
liaire du diable. — Le diable produit l'invasion des adorateurs du
Créateur. Les Arabes en Espagne. Leur civilisation. Effet diabo-
lique sur les vrais chrétiens de leurs produits et de leurs inven-
tions. La philosophie grecque renaît en Espagne. Culture de Cor-
doue sous Hakam IL Réaction d'Almanzor. Caractère du F Usa f et :
conception de l'Univers ; idée de l'immortalité ; morale ; idée sur
la femme. Le gréeo-arabisme envahit les universités chrétiennes ;
propositions hérétiques. L'Espagne, foyer d'hérésies. Les docteurs
xx TABLE DES MATIERES.
Page».
orthodoxes combattent le gréco-arabisnie. Damnation de ses par-
tisans. Averroès et De tribus impostoribus . — Caractère libéral du
douzième siècle. L'idée du Christ-émanation réapparaît. La démo-
cratie, du Saint-Esprit. L'Evangile éternel ; Rome le poursuit
comme une œuvre du diable. Messies humains : insurrections
du Nord; Pierre du Bruys aux Alpes ; les Vaudois et Arnauld de
Brescia. — Le diable s'empare des gens du Verbe. Vilgar. Roscelliu,
de Compiègue, fonde le nominalisme. Le réalisme avail produit
la croyance aux entités vides ; ses arguments. Abélard à Sainte-
Geneviève ; ratioualisme de ses enseignements ; son hétérodoxie. Ber-
nard de Clairvaux. Abélard prend lefroc ; son enseignement en plein
air ; sa persécution et sa mort. Méthode de l'Eglise pour empêcher
la raison de produire des hérésies. La machine à penser de R. Lulle.
— Caractère hérétique du treizième siècle; comme contre-coup, la
terreur ecclésiastique. Les hérésies des peuples du Languedoc.
Croyances des Albigeois ; ce qu'en disaient les catholiques. Vi-
sion de Saint-Dominique. L'évéque d'Osma. Les Frères de Cit aux
et la croisade contre le Midi ; actes de cruauté des croisés ; mort du
roid 'Aragon. — Frédéric //et ses suecesseurs en guerre avec l'Eglise.
— Le diable de la recherche inspire Roger Bacon ; ce penseur est
condamné. — L'Eglise triomphe sur toute la ligne. Les Dominicains .
La société prend un caractère sombre et pauvre. Le roi exige de
l'or du seigneur ; celui-ci du paysan. Les Juifs sont attachés à la
couronne. La banque el la lettre de change. Les opérations com-
merciales apparaissent comme l'œuvre du diable. Idée sur l'Anté-
christ. Le diable roi de l'or. Usure des Juifs ; massacres dans les
juiveries. Bénéfices de la prépondérance de l'or. L'Eglise l'accepte,
et vend tous les biens spirituels. — L'Enfer du Dante 5B0
IX
LE SABBAT ET L'ALCHIMIE.
Le quatorzième siècle ; son caractère est la folie; en lui finit le moyen
âge et l'on pressent l'âge moderne. Influence des épices, des drogues
et des chaleurs ; prépondérance de l'amour excentrique. Empire
exagéré de la Femme : femmes extraordinaires. Troubles de l'esprit.
Extravagance des costumes des hommes ; aspect diabolique des
armures et des costumes des femmes ; changements de costu-
mes. Caractère fébrile et insensé de l'architecture ; sécheresse du go-
thique du Nord ; exubérance de celui du Midi. La littérature de-
vient insensée. Le diable règne en ce siècle. Les princes sonl des fous;
folie des peuples; tètes et légendes impossibles; tout se manifeste
par la danse, fin du siècle. — Le Sabbat. Détresse du peuple ; bruta-
lité des seigneurs; on ferme le ciel à Jacques Bonhomme; il se donne
au diable. L'oppression religieuse grossit le Sabbat ; le diable libé-
rateur : le peuple espère en lui, car il ne croit plus au seigneur ni
au prêtre. Le siècle donne au Sabbat la danse et le sacerdoce
de la femme. Description du Sabbat. Qu'est-ce qui se passait réelle-
ment au Sabbat? — L'Alchimie. Caractère énigmatique des formules
TABLE DES MATIERES. xxi
Pages,
du grand œuvre; opérations; invocations; nullité des résultats.
Arnaud de Vilanova et Bernard de la Marca Trevisana. Com-
ment Nicolas Flamel lit de l'or. A quoi aboutirent les recherches des
alchimistes. La vie de la matière ; les esprits des corps ; diables li-
quides. Pouvoir de Satan au quinzième siècle. Horreur du vulgaire
pour les sciences. Don Enrique de Villena: la légende de la bouteille
enchantée; destruction des œuvres de l'Infant d'Aragon 595
LE DIABLE DE LA RENAISSANCE AUX TEMPS MODERNES.
Explication des grandes inventions par le darwinisme. État des
esprits au quinzième siècle ; recherche des livres ; besoin de lire ;
abréviations ; écriture rapide ; on veut connaître l'antiquité. Ce fut
la nécessité qui fit trouver un moyen de reproduction rapide pour
les écrits. Opinions diverses sur la découverte de l'imprimerie.
Les inventions ne se font jamais d'un coup; illusions qu'on a à cet
égard. Comment se divulgua le procédé de l'imprimerie. Jean
Faust à Paris. Persécution contre lui et contre les autres inven-
teurs de Yars perpulchra. Y a-t-ileu un ou deux Faust? La légende.
Signification du mythe magique de l'Allemagne. — L'Église et la
Réforme persécutent la libre pensée. La sorcellerie. Le maléfice est
assimilé à l'hérésie. Superstitions païennes qui reparaissent à la
Renaissance. Fureur purificatrice de l'Église. La sorcellerie sauva
l'Église. Premières persécutions contre les sorciers en France . Effets de
la bulle Summîs desiderantes. Le Maliens maleficorum ; soncaractère ;
ce qu'il explique ; sa méthode criminaliste ; résultats qu'elle pro-
duit. Maladie mentale des sorcières. Ce qu'il fallait pour être brûlé.
Les bûchers en Allemagne, en Espagne, en Italie et en Angleterre.
Appuis des sorciers ; seigneurs et clercs vont au sabbat ; les dames
invoquent la sorcellerie. Effets des drogues. Loups-garous. Le sor-
cier devient manipulateur de drogues, ou jongleur; il pénètre dans
les cours. Catherine de Médicis et ses magiciens. Superstitions
qu'elle apporta à Paris. Charles IX et Trois échelles. Sorcelleries de
Henri III. — Protestations des médecins, des gens illustres. Les ma-
gistrats civils brûlent plus que les inquisiteurs. Bodin. Interdiction
aux clercs de juger les religieux. Le diable se fait homme d'Église.
Le diable de Luther; le Méphisto de la légende et celui de Mar-
lowe ; le diable de Milton. Pour les protestants, Satan, c'est la
papauté. Scandales des clercs. Le diable se déguise en confesseur :
corruption des pénitentes en Espagne et en France. On pardonne les
péchés d'amour. Régime des couvents de Nonnes ; théories quiétis-
tes ; littérature mystico-sensuelle ; thérèse de Jésus. On devait pé-
cher par force. Erreur des casuistes. On cache la chose en Espagne;
en France, la débauche devient possession démoniaque. Histoire
de Gauffridi et des exorcismes de la Sainte Baume. Histoire d'Ur-
bain Grandier et des diables de Loudun. Histoire de Madeleine
xxu TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
bavent et des diables de Louviera. Autres procès faits à des religieux.
Procès de .Mllr Catherine Cadière et du Jésuite Girard, L'inquisition
en Espagne au dix-septième siècle. Sous Charles II, les posses-
sion démoniaques deviennent générales ; le roi ensorcelé. Les pos-
sessions de Swur Agueda et de Frère Jean de la Yega. Charles II!
chasse le diable et les jésuites d'Espagne. Le démon meurt au sein
de l'Église 63"2
XI
DE L'IDÉE DU MAL PHILOSOPHIQUEMENT CONSIDÉRÉE.
Résumé de l'évolution de l'idée du mal et de ses mythes en Egypte,
dans l'Iran, chez les Àccadiens, en Chaldée, à Israël, en Grèce, à
Rome el an sein du Christianisme jusqu'à l'âge moderne. La civilisa-
t ne comporte plus les personnifications du bien et du mal. Relati-
vité de ces notions, démontrée par toutes 1rs sciences.— La qualité
qui détermine la bonté dans une chose, c'est l'accomplissement du
but auquel elle est destinée; le non-accomplissement détermine le
mal. L'homme appelle bonnes et mauvaises les choses par rapporta
lui. Pour lui, le bien sera la satisfaction adéquate et complète de ses
besoins; le mal, leur manque de satisfaction ou leur satisfaction
inc plète. Division îles maux qui affectent, l'humanité selon leurs
causes. Maux provenant d'éléments inorganiques, leur énumération.
Vaux provenant de causes organiques internes ; maladies physiques
et morales, acquises ou héritées. Les maladies peuvent être
communes à certaines époques et à certains peuples sans qu'ils s'en
doutent. Vaux organiques externes; toxiques, infections, parasites,
attaques des animaux Maux provenant des hommes contre les
hommessue le terrain individuel et sur le terrain superorganique.
Il faut les étudier conjointement. Le crime. La peine ne peut être
considérée connue une vengeance ni comme un exemple; on ne peut
l'appliquer qu'en vertu du droit de défense; celui-ci est dérivé du
droit d'évolution. Le droit d'évolution étant actif , suppose le droit
d'éliminer les obstacles. Ce qu'on doit considérer pour l'application
de la peine. Les coupables ont l'' droit d'être punis, c'est-à-dire
i lifiés. Les êtres arriérés ont droit à ce qu'on les aide dans leur
évolution arrêté,' ; telle est l'idée directrice du Kultur-Kampf et de
l'intervention des Européens et des Américains dans les états bar-
bares ou arriérés. Raison de la souveraineté de l'homme sur tous
les autres êtres ; favoriser l'organisation harmonique de la terre. On
ne peut, sans manquer à. la justice, se servir des êtres inférieurs,
même pas des contraires, que danslamesure strictement nécessaire
Tendances qui s'j conforment : le perfectionnement des machines
pour émanciper le manœuvre et la bète de somme; protection
des animaux domestiques e1 inoffensifs; faire; souffrir le moins
possible ceux qu'on doit tuer pour se servir d'eux : sociétés pro-
TABLE DLS MATIÈRES. xmii
Pages .
tectrices des animaux} lois Je chasse et de pêche- droit des gens
dans la -uerre. On ne fait disparaître les aptitudes criminelles
qu'avec l'instruction et par une éducation adéquate, aidée ,1.- l'amé-
lioration des conditions de justice qui garantissent a chacun ce qui
lui appartient. Injustices. La rente ; la propriété des uns ne peut
envahir celle des autres. L'exploitation de, travaux d'autrui, source
de propriétés mal acquises. L'idée de' la valeur des choses fera dispa-
raître ces injustices; l'idée de la valeur des choses doit se fonder Mu-
ta connaissance de l'organisation et de l'effort qu'il faut pour les pro-
duire, et des utilité- qu'elles rapportent. L'ignorance de la valeur
réelle des objets, source d'injustice. \2 utilitarisme américain est une
cause de rétrogradation. Dans l'échelle de. la vah-nr des produits,
la première place appartient aux conceptions scientifiques; point
de réalisation de la justice sans la connaissance de- choses Inanité
de la définition juridique qui la fait consister uniquement dans l'in-
tention. — Perspective qu'a l'espèce humaine de manquer un jour
de subsistances et d'espace sur la terre effet de sa multiplication,
démonstration de la fausseté de cette perspective. La puissance
génésique est en raison inverse du développement individuel.
Équilibre futur de l'humanité avec les productions et avec la terre.
— Le mal, est-ce le positif ou le négatif? Le mal est la mort sentie
par la vie. Pour Schopenhauer, c'est le positif. Selon Hartmann
cela dépend du point de vue. Soi! Inconscient. Son pessimisme esl
plus outré que celui des chrétiens et que celui des bouddhistes.
Son idée de la perfection. Sa théorie aboutit à l'immoralité. Son
système pour coordonner la création d'un monde de douleurs avec
l'omniscience de l'Inconscient. Le salut dans l'anéantissement
du monde. — Les éléments primordiaux de l'idé du bien et du
mal sont le plaisir et la douleur; opinions d'Epicure, de Platon
et d'Aristote. eu Grèce ; d'Ennius et de Tite-Live à Rome; opinions
qui prédominèrent au moyen âge; idées plus exactes des philoso-
phes à partir de la renaissance : Vive-. Cardan. Spinoza. Hobbes ,
Kant viennent fixer la place des phénomènes affectifs. Le plaisirest
le résultat de la satisfaction adéquate d'une fonction. Le bonheur
n'est possible qu'avec des besoins progressifs parallèlement à sa
satisfaction. Caractère momentané du plaisir : caractère d'équili-
bre; un excès aboutit à la douleur, de même qu'un défaut. Le plai-
sir croit avec l'évolution de l'organisme, conséquemment avec la
vie. Caractère actif du plaisir; le travail source de plaisir. Objec-
tions à la théorie exposé'. Le plaisir, résultant d'une augmenta-
tion de vie, ne doit pas nécessairement être précédé d'une douleur.
Plaisirs de l'art et de la science. Caractère négatif de la douleur,
démontré par Maudsley. La félicité n'est possible que pour les
hommes différenciés d'intelligence et de sensibilité — La morale doit
se baser sur ces états de sensibilité, le plaisir et la douleur, et l'idé i
de justice doit la diriger. La sensation agréable doit être consi-
dérée relativement à tous les individus coexistants i t même aux
futurs. Loi de la convergence des énergies dans 1 - agrégats so-
ciaux ; en vertu de cela l'homme chaque jour deviendra plus sen-
sible aux douleurs des autre- et y remédiera, puis il jouira eu
xiv TABLE DES MATIÈRES.
Pages,
même temps de leurs plaisirs. La morale doit regarder ;i la per-
manence et à l'extension de l'étal agréable. Plus un organisme est
homogène et incohérent, plus il est immoral; plus il est diversifié el
plus cohérent, plus il est moral. La vie morale n'est point nue vie
monotone, mais une vie cohérente et diversifiée. Théories immo-
rales, celles qui détournent de la vie : le sacrifice pris comme
but ; la conscience eu soi ne peut produire la morale. Objection :
cette morale n'est pas possible, car pour que les uns soient heureux
il faut que les autres en souffrent. Réponse : L'homme en lutte avec
la nature. Etats de l'humanité dans la lutte pour l'existence 694
CONCLUSION.
Résumé du premier livre : La vie est progressive. — Résumé du se-
cond : Le bien est synonyme de vie ; il s'accroît avec elle. Les maux
vont disparaissant chaque jour de plus en plus. Objections du pes-
simisme allemand : Par l'accroissement de la sensibilité et par
l'opposition croissante des égoïsmes de jour en jour plus dévelop-
pés, le progrès social rend impossible le bien, en dépit de sa con-
formité avec la vie. Les trois états d'illusion de l'Humanité, selon
Hartmann. Décrépitude de la civilisation et annulation de l'Univers.
Réfutation : le perfectionnement de la sensibilité nous préserve
des maux et nous fait mieux sentir les biens. Biens que produit
l'égoïsme : l'altruisme en résulte par évolution. L'évolution supé-
rieure des sociétés fait disparaître d'eux-mêmes certains maux. Man-
que de fondement historique de la division d'Hartmann. L'antiquité
n'est pas une période car elle comprend plusieurs civilisations,
pourvues chacune de leurs périodes respectives. Le moyen âge n'est
qu'un état pathologique du développement superorganique. L'Hu-
manité est encore dans l'enfance à l'âge moderne ; sa décrépitude
est bien lointaine Affirmation par l'art de la disparition progres-
sive du mal, à mesure que la vie avance dans l'évolution super-
organique. Illusion d'Hartmann sur l'aptitude de la douleur coium*'
résultat de la civilisation ; cette aptitude nous vient du moyen âge
par la loi d'hérédité 750
APPENDICES.
De la portée des influences cosmiques sur l'évolution de l'Humanité. 762
La volonté et la mémoire 768
Du sens dans lequel nous employons le mot cotiscience en morale.. . 769
De l'hypostase féminine de Iahweh ... 770
De la transition des cultes phalliques à l'ascétisme chrétien '1-2
FIN WC I.A TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.
LETTRE DE M. E. LETTRE A L'AUTEUR
Monsieur,
Vous êtes du nombre de ces amis inconnus dont j'ai
parlé quelquefois, et avec qui il suffit de la moindre
circonstance pour que la liaison s'établisse. C'est
chaque fois une bonne fortune qui m'arrive; car y a-t-il
chose qui satisfasse plus nos meilleurs sentiments ,
que d'apprendre qu'on est au loin en communication
morale et intellectuelle avec des esprits éclairés qui
aiment à rendre ce qui leur a été donné, même par
voie philosophique et générale?
De votre part, la circonstance a été la conception
d'un travail que vous voulez mener à bien sous les
auspices de la philosophie positive. Jeune disciple de
cette philosophie, vous vous êtes adressé à un disciple
plus vieux que vous et qui, depuis trente ans qu'il s'en
sert, l'a trouvée fidèle à ses promesses et guide sûr dans
les graves difficultés mentales de notre époque.
Il vaut la peine de remarquer combien est grande
la force de pénétration de cette philosophie. La voilà
qui va, au milieu de la catholique Espagne, dans le
pays que la théologie a gardé si longtemps contre toute
invasion de l'esprit moderne, s'adresser à des intelli-
gences qu'elle attire, qu'elle charme et soumet à sa loi.
xxv, LETTRE DE M. L1TTRE.
Je note ici (et ce n'est point un hors d'œuvre) qu'au-
tant m'est advenu avec le Portugal. Là aussi j'ai des
amis inconnus qui se sont (ail connaître. Le lien a été
cette doctrine fondée sur les sciences, qui assure l'in-
telligence et fortifie le cœur au milieu du trouble
causé par la décadence progressive des croyances an-
ciennes.
Cette force de pénétration appartenant à la philoso-
phie positive, môme au travers de milieux les plus
réfractaires en apparence, est non un miracle, mais
un effel naturel el historique de l'évolution, qui,
commune à noire Occident, en a préparé plus ou
moins toutes les parties. Un des savants renommés de
ce temps-ci, M. Pasteur, a montré que l'air ambiant
contient une multitude infinie de corpuscules vivants
qui se glissent par les moindres pertuis, et qui, tom-
bant sur un terrain favorable, donnent lieu à des
multiplications illimitées, il n'en est pas autrement de
l'aii- intellectuel, si je puis me servir de cette expres-
sion, qui nous enveloppe de toutes parts; grâce à la
culture universelle, il est plein de germes, de critique et
de science qui se disséminent sans relâche, qui passent
malgré les fermetures les plus hermétiques et qui pro-
duisent une féconde et incompressible fermentation.
Au point de vue où je suis placé, et malgré ma qua-
lité d'étranger et mon éloignement, je rue permets
d'attribuer une grande importance; à tous les travaux
qui ont pour objet de faire connaître et de propager en
Espagne la philosophie positive. Dans toutes les ré-
gions qui s'ouvrent, il est des pionniers qui devancent
les autres et créent les premiers défrichements. C'est
vous et ceux qui ont reçu les mêmes influences, qui
êtes les ouvriers de la première heure et qui, dans
LETTRE DE M. LITTRÉ. xxvu
votre mission spontanée, ne devez plaindre ni efforts,
ni labeurs, ni sacrifices.
L'Espagne, dans l'ordre philosophique, traverse la
phase, si bien retracée par la sociologie, qu'ont présentée
tous les peuples occidentaux : sortant de la théologie,
elle entre dans les voies métaphysiques. Seulement,
comme cette phase a été bien plus l'œuvre des autres
que la sienne, c'est à eux qu'elle s'empresse de l'em-
prunter. Toutes les sortes de systèmes s'y précipitent;
on y voit se coudoyer les doctrines de l'école écossaise,
l'éclectisme de Cousin, l'idéalisme objectif de Krause et
la transcendance de Hegel, contre lesquels la théologie
défend à grand'peine son empire jadis exclusif.
Simultanément avec la liberté d'opinions et avec les
systèmes métaphysiques, sont entrées les sciences mo-
dernes, leurs méthodes vigoureuses, leur appel con-
stant à l'expérience, leur répulsion pour le subjectif et
leurs résultats précis. Ce sont elles qui ont ouvert la
voie aux doctrines de la philosophie positive. En at-
tendant plus, ces doctrines se sont cantonnées dans
les facultés des sciences et de la médecine, où elles ont
pris possession de quelques esprits.
Vos confidences m'ont appris que, depuis quatre ans
d'études, vous préparez un livre intitulé : La Mort et le
Diable — Histoire et philosophie des deux négations su-
prêmes. Ces idées de la mort et du mal, qui sont pure-
ment nominalesquand on considère l'ensemble des cho-
ses, mais pleinement réelles quand on considère notre
frêle humanité, ont joué, en effet, un rôle terrible dans
les périodes préparatives de l'histoire humaine. Ce rôle
se transforme; et, sans cesser de prendre une part consi-
dérable à notre dure condition, il s'adoucit grâce à une
connaissance plus exacte des choses et à une meilleure
X.wiii LETTRE DE M. EITTRÉ.
culture. Les folles terreurs disparaissent; les nécessi-
tés s'acceptent avec résignation; et un travail incessant
qui occupe, en les dirigeant, toutes nos forces morales
et intellectuelles, diminue les difficultés et les souf-
frances de notre existence. C'est là l'œuvre de la civi-
lisation.
La mort et le mal ont été personnifiés sous la forme
de deux génies formidables, Tune appartenant plus
particulièrement à l'antiquité païenne, l'autre étant
plus spécial à l'époque intermédiaire du moyen âge,
dont il forme, on peut le dire, un des traits essentiels.
Rechercher l'origine et le caractère des conceptions
théologiques, afin de montrer qu'elles ont été des de-
grés nécessaires de l'évolution totale, est un des ser-
vices considérables de laphilosophie positive, llne telle
vérification est à double fin et effectue deux objets :
d'un coté, elle nous défend contre la réaction du
passé, en indiquant la source naturelle non miracu-
leuse, historique etnon providentielle, humaine et non
divine, des établissements théologiques; d'autre côté,
elle nous défend contre l'absolu révolutionnaire, qui
anathématise le passé religieux de l'humanité et qui,
brisant par là le lien de filiation, fuit la raison de l'his-
toire et devient singulièrement dangereux.
Il était impossible que les anciens hommes, quand
leurs réflexions se fixèrent sur le phénomène de la
mort, comprissent dans son rôle cette usure des or-
ganes, qui amène la dissolution de la substance vi-
vante. Aussi, transformant un fait naturel, qu'ils n'en-
tendaient pas, en un fait surnaturel qu'ils croyaient
entendre, chargèrent-ils de la fonction un être redou-
table qui moissonnait régulièrement les générations
humaines. Dès lors tout s'explique, le mythe grandiose
LETTRE DE M. LITTRÉ. XX1K
saisissait les imaginations, et il ne restait plus qu'à
implorer la puissance fatale, à lui demander de retar-
der les coups, ou à chercher dans des rites mystérieux
une protection provisoire. Les Grecs, pour adoucir les
traits menaçants d'une telle déité, lui donnaient pour
frère le sommeil; et, consolant leur imagination at-
tristée, ils firent du repos quotidien (alta quies placidœ-
que simillima morti) une image du repos éternel.
Selon une autre conception théologique, la mort est
dite une punition infligée pour cause d'infraction du
commandement divin. Voilà encore une explication
subjective : ne pouvant comprendre pourquoi nous
subissions l'agonie et le trépas, ces hommes-là se sen-
tirent satisfaits quand ils eurent représenté la mort
comme une juste peine. Les autorités humaines ne pu-
nissent-elles pas du dernier supplice les crimes qui se
commettent contre la société? Conception caduque et
transitoire ! La mort n'est pas plus une punition qu'elle
n'est un génie. Les animaux qui n'ont rien enfreint,
puisque rien ne leur a été commandé, meurent comme
nous; cela seul suffit à prouver que mourir est une né-
cessité naturelle imposée à tout organisme. L'étude des
altérations que la vieillesse amène progressivement té-
moigne amplement que la vie finit par devenir incom-
patible avec des tissus qui ne conservent plus ni leur
trame ni leurs propriétés.
De même qu'on avait spéculé théologiquement sur
ce qui causait la mort, de même on spécula théologi-
quement sur ce qui l'avait précédée et devait la suivre.
Pour l'antécédence de la mort, plusieurs imaginè-
rent (et des religions et des nations entières y ont con-
formé leur croyance) que les hommes, avant de vivre
la vie actuelle , avaient eu une suite innombrable
ixx LETTRE DE M. I.ITTRE.
d'existences à travers les diverses formes de l'animalité;
une sanction morale s'y joignit, et le dogme fut que,
suivant le mérite ou le démérite, on montait ou l'on
descendait dans l'échelle des êtres. Ai-je besoin de dire
que, depuis les milliers d'années que les hommes vi-
vent et meurent, aucun témoin, aucun fait, aucune ex-
périence n'est venue attester les retours à la vie et les
passages par la métempsycose? Pour ce qui est après
la mort, une opinion très répandue, qui, elle aussi,
est devenue une croyance et a ses sanctions morales,
prononça que l'homme, au-delà du tombeau, conti-
nuait à vivre dans des lieux qu'on désignait, sans en
spécifier davantage le chemin et l'emplacement, sous
les noms de paradis et d'enfer. C'est, comme vous le
savez, une des plus fermes et des plus salutaires pro-
positions que la philosophie positive établit, quand elle
dit que nous ne pouvons rien savoir ni de l'origine ni
de la fin des choses. Eh quoi, dira-t-on, vous supprimez
sans autorisation l'étude de ces problèmes, qui, depuis
tant de siècles, occupent les hommes chez tant de na-
tions et au sein de tant de religions? La suppression
est beaucoup plus apparente que réelle. Sans doute il
fut inévitable et il fut bon que l'humanité se proposât
ces problèmes et en tentât la solution par voie de con-
ception subjective; ce fut une large thèse à discussions
profondes et variées et une source abondante de pré-
ceptes moraux et d'institutions sociales. Mais c'est jus-
tement ce travail séculaire qui, n'aboutissant jamais,
a indiqué, par voit? négative, qu'on s'était engagé dans
une tentative sans issue, tandis que, par voie positive,
les sciences écartaient ces mêmes problèmes comme
n'appartenant pas à leur domaine. Leur domaine à
elles est l'expérience, et l'expérience n'atteint jamais
LETTRK DE M. LITTRE. xxxi
ni une origine ni une fin. Ces questions sont donc inac-
cessibles aux seules méthodes qui, désormais, aient la
vertu de procurer, parmi les esprits émancipés, la con-
viction et la convergence. La philosophie positive,
quand elle les supprime, ne supprime en définitive
qu'une apparence; car la vie et le développement en
sont retirés. C'est le cas d'appliquer ici la phrase de
l'Evangile : Laissons les morts enterrer leurs morts, et
passons aux vivants et aux œuvres vives.
Ces œuvres vives des vivants sont toutes comprises
dans ces mots : service de l'humanité. Aussi la philo-
sophie positive conseille-t-elle, à nous ses disciples, de
faire pour ce service ce qui doit être fait, sans nous oc-
cuper de ce qui sera après nous plus que nous ne nous
occupons de ce qui a été avant nous. Après nous, avant
nous, est dit ici, on le comprend de reste, non au point
de vue de l'histoire, mais à celui du surnaturel, à celui
de l'origine et de la fin, comme vous le dites excellem-
ment, l'humanité marche vers des civilisations incon-
nues par une direction connue. Cette direction connue
est tout entière dans la main de la science positive.
L'humanité antique, comme elle avait conçu un au-
teur de la mort, conçut un auteur du mal. Typhon,
Ahrimane, Satan le représentèrent sous la forme objec-
tive, chez les Egyptiens, chez les Iraniens, chez les
Hébreux. Mais ce fut surtout au moyen âge, dans le
christianisme, que l'auteur du mal, devenu le diable,
reçut la plus grande consécration. Ennemi acharné de
l'homme, quœrens quem devoret, il nous guette, il nous
tente, il nous perd, et se charge dans l'autre vie de
tourmenter à loisir les victimes de ses embûches. Est-il
nécessaire de dire qu'il n'est aucune sorcellerie qui ait
résisté à l'investigation de la science positive, et que
xxxii LETTRE DE M. LITTRE.
le diable, quelque loin qu'on l'ait cherché, s'est tou-
jours dérobé, évanoui? A toutes ces conceptions sub-
jectives il faut appliquer le dire du poète : Tenues sine
corpore vitas.
Maintenant que des notions positives ont été acquises
tant sur les cosmos que sur l'organisation cérébrale,
on a des explications suffisantes du mal physique et
du mal moral. Au besoin qui tourmentait nos ancêtres
et que la théologie apaisa de la manière seule que la
civilisation d'alors comportât, la science positive a sa-
tisfait, remplaçant ainsi ce qu'elle a détruit.
Cette croyance du moyen âge au diable et son inter-
vention dans la sorcellerie eut un résultat singulier,
mais fâcheux, que votre livre met en lumière d'une fa-
çon originale : elle fit considérer comme des œuvres
diaboliques, et par conséquent dangereuses et punis-
sables, les inventions, les innovations que procurait la
recherche scientifique. Si nous pouvions apporter en
plein moyen âge nos appareils de physique et de chi-
mie, nul doute que tout cela, produisant l'étonnement
ou la terreur, passerait pour des opérations effectuées
par le secours de l'esprit du mal. La chose est si vraie
que les essais, les tentatives, les découvertes des cher-
cheurs durant l'empire de la croyance au démon furent
gravement suspectés, sévèrement poursuivis par les
autorités spirituelles et temporelles. La liste est lon-
gue des persécutés pour ce chef. Ce n'est que par des
efforts persévérants et au prix de beaucoup de souf-
frances que la science positive a fini par triompher et
par conquérir son indépendance et la liberté de son
évolution.
Et voyez, la lutte du diable contre l'émancipation
n'a pas cessé, et, quittant le domaine scientifique où
LETTRE DE M. LITTRÉ. xxxm
elle ne peut plus se soutenir, elle a passé sur le do-
maine social, qui en est le dernier théâtre. Les doc-
trines qui sont la suite des découvertes de la science
positive, qui ont fait la Révolution et qui la continuent,
sont traitées d'œuvres du diable par la théologie. C'est
donc jusqu'à nos temps que vous suivez le rôle du
diable, qui, par dernière transformation, est devenu
l'adversaire juré de la réaction. Il est heureux qu'elle
ait contre elle des obstacles plus effectifs.
Ce contlit social, qui est le nœud même de la situa-
tion moderne, c'est la sociologie qui le départage. Elle
établit à la fois que la Révolution a été juste et néces-
saire en brisant l'ancienne conception du monde, mais
qu'elle se précipiterait dans le vide et l'anarchie, si elle
ne se soumettait pas aux enseignements de l'his-
toire, aux conditions de l'ordre, aux lois de l'évolu-
tion.
Et comment se fait-il que la sociologie puisse parler
avec une telle autorité? C'est qu'elle est le couronne-
ment du système scientifique tout entier, grande hié-
rarchie où la mathématique est à l'assise inférieure,
et où l'astronomie, la physique, la chimie et la biologie
se suivent dans leur ordre de complication, jusqu'à la
doctrine des choses sociales, la plus compliquée de
toutes. Vous vous êtes approprié cette hiérarchie; c'est
pourquoi vous marchez avec tant de rectitude parmi
les difficultés de votre sujet.
Et comment se fait-il que les sciences positives et la
philosophie qui en émane donnent à l'homme et aux
sociétés la garantie d'une évolution conforme à notre
nature ? C'est qu'elles renoncent résolument à l'enq uête
des choses en soi et de l'absolu, et se tiennent dans le
relatif. Là est l'expérience en son ample développe-
***
xxxiv LETTRE DK M. I.1TTRÉ.
ment, et avec elle toute la certitude que comporte la
condition humaine.
A mesure que la théologie décroît, les sciences pren-
nent plus d'importance dans la société. A mesure que
le sciences prennent plus d'importance dans la société,
les éléments de la philosophie positive se répandent
davantage. Votre livre en est un témoignage pour l'Es-
pagne.
E. LlTTRÉ.
Paris, janvier 1876.
AU LECTEUR
Pour arriver au degré de civilisation qu'elle a atteint,
l'Humanité a eu à combattre une multitude d'obstacles
qui s'opposaient à son évolution. A tout prix il
fallait qu'elle en triomphât, sous peine d'être vaincue
par eux.
Les éléments d'abord, puis les différents êtres qui
occupent notre globe, et l'organisme humain lui-même,
tels sont les adversaires qui se sont constamment em-
ployés à entraver le développement de notre espèce. Si
l'homme a appris à satisfaire ses besoins ; s'il a acquis
des connaissances et groupé des idées; s'il a peuplé la
Terre ; s'il a constitué des sociétés et créé des civilisa-
tions ; s'il a inventé des instruments et des machines
pour faciliter le travail, pour le perfectionner, pour
accroître ses relations, pour les étendre, les rendre plus
rapides et moins difficiles : c'est à an labeur incessant,
c'est à une lutte soutenue non-seulement contre le
monde extérieur, mais encore contre lui-même, qu'il
est redevable de ces résultats.
Il lui a fallu lutter contre sa propre personne pour
élever ses sens, pour faire usage de ses organes, pour
dominer ses instincts, pour diriger sa raison. 11 lui a
fallu lutter contre les individus de son espèce pour par-
venir à s'établir dans chaque pays, pour défendre ses
xxxvi AU LECTEUR.
progrès contre ceux dont la civilisation était moins
avancée que la sienne, pour les faire agréer par ceux
qui étaient réfractaires. 11 lui a fallu lutter contre le
reste des êtres qui peuplent le globe pour se procurer
la nourriture , un abri et la sécurité de sa per-
sonne. 11 lui a fallu lutter enfin contre ce que les an-
ciens appelaient les quatre éléments, c'est-à-dire contre
la Terre, contre l'Eau, contre l'Air et contre le Feu, et
c'est à ces combats journaliers, récompensés par une
succession de victoires, que l'Homme a dû ce qu'il est
actuellement, et qu'il devra dans l'avenir un état plus
parfait et la grandeur vers lesquels le pousse incessam-
ment son activité.
La synthèse des contrariétés subies par l'Homme
dans cette lutte est tout entière contenue dans ces deux
abstractions : la mort et le mal.
La mort est le terme de l'individu dans son combat
pour l'existence ; le mal est la négation ou la limite du
bien-être matériel ou du bien moral. C'est en faisant
l'historique de ces deux négations, c'est en parcourant
la série des faits auxquels elles se rapportent, c'est
en un mot en suivant leur évolution que nous les verrons
décroître progressivement, bien que par oscillations,
en raison directe de l'accroissement continu de la vie et
de la Justice parmi les hommes. En même temps que
nous observerons ce décroissement, nous remarque-
rons aussi combien l'idée que l'on a eue de ces néga-
tions a changé de signification suivant les différents
âges, qui leur ont attribué chacun des origines diverses
et les ont rapportées à des événements distincts. A
l'aide d'une philosophie qui s'appuie sur les résultats
de la science, nous démontrerons qu'elles ne corres-
pondent qu'à des rapports purement naturels et nous
AU LECTEUR. xxxvu
dégagerons ce qu'on leur oppose de réel selon le cri-
térium positif.
Dans son évolution historique, l'Homme a eu trois
manières de concevoir les faits. La philosophie posi-
tive s'est inspirée de ces conceptions pour diviser l'his-
toire en trois périodes, qui sont : \sl période théologique,
la période métaphysique et la période positive.
Dans la période théologique ou mythologique, toutes
les forces de la Nature, tous ses rapports prenaient un
corps dans l'esprit humain, de sorte que toutes les
idées se formulaient au moyen de symboles et de per-
sonnifications. Dans cette période — nécessaire du
reste pour l'éclosion des suivantes, comme l'enfance
dans l'individu est nécessaire pour arriver à l'âge viril
— clans cette période, ces deux négations suprêmes
sont considérées, de même que les autres phénomènes
naturels, comme résultant de la volonté d'êtres exté-
rieurs et supérieurs à l'homme.
Toutes les théologies ont considéré le mal comme
étant le produit d'un ou de plusieurs êtres surnaturels,
et la mort comme le résultat d'une volonté divine, fatale
ou providentielle.
Dans la période métaphysique , période de pure
transition, on cloute, on cherche, on discute; les per-
sonnifications perdent leur corps et se rangent, sortes
de fantômes impalpables, dans la catégorie des entités
immatérielles ; mais les raisonnements se basent encore
sur les à priori de la théologie,
Enfin, dans la troisième période, dans la période
positive, ou, comme l'appellent les philosophes alle-
mands modernes, dans Y ère du réalisme, la raison mé-
dite, non plus sur les principes théologiques, mais sur
des données fournies par l'expérience. Les sciences se
wwiii AU LKCTEUR.
forment, elles classent et ordonnent les faits, d'où elles
induisent des lois; et c'est la comparaison de ces sé-
ries de données, c'est la comparaison entre elles de
toutes les lois particulières à chaque science qui engen-
dre la véritable philosophie.
Si la véritable philosophie est issue de l'étude
comparative des sciences, c'est parce qu'on ne peut
philosopher avec profit que sur des matières que
l'on connaît et que l'on possède. Philosopher sur ce
qui n'est pas connu ou sur ce qui ne le sera jamais,
c'est une sorte de stérilité intellectuelle qui ne saurait
aboutir qu'à une ontologie chimérique. C'est en raison
directe de la détermination des lois de la Nature, c'est
en raison de la généralisation de ces lois et de leur
application qu'a progressé l'espèce humaine. Le degré
de bien-être moral et matériel qu'atteint l'Homme
dépend toujours de l'empire qu'il exerce sur la Nature,
dont, bien entendu, il forme partie intégrante.
Dans la période théologique, les actions et les réac-
tions qui se succèdent dans l'Univers étaient ado-
rées comme les manifestations d'un ou de plusieurs
êtres divins; l'Homme n'avait point de puissance sur
elles. Souvent même l'investigation ne lui était pas
permise. Les théocraties faisaient bonne garde, car vou-
loir empêcher le fonctionnement de la Fatalité aurait
été un sacrilège.
Après la période de doute et de lutte, après la période
des argumentations pivotant autour de l'Absolu, après
l'échec de toutes les tentatives de spéculation pure,
l'esprit humain s'attache à l'étude de tous les phéno-
mènes qui tombent sous les sens, il se désintéresse de
toute opinion préalable, et le succès récompense si
bien ses calculs et ses recherches qu'il semble que
AU LF.CTEUR. xxxix
l'Homme va dominer complètement la Nature. Il por-
tait en lui-même le principal obstacle qui s'opposait à
ses triomphes. C'était une conception erronée de l'Uni-
vers qu'il avait puisée dans une méthode qui le menait à
contre-sens.
A partir de cette époque, l'esprit humain ne recher-
che plus la série d'êtres hypothétiques, supérieurs et
éternels, cachés derrière les phénomènes dont un jour
il les avait crus la cause; il observe la série des orga-
nismes qui s'élève du minéral à l'Homme, ainsi que la
série d'actions qui lui est parallèle, depuis la simple
action moléculaire jusqu'à la volonté intelligemment
consciente du savant. 11 ne confond plus déjà le mou-
vement d'attraction minérale avec la simple contraclilité
des organismes primaires, ni avec l'irritation nerveuse,
confusément consciente, d'êtres plus compliqués, ni
avec la volonté réfléchie d'êtres plus parfaits. Ce qui,
un jour, lui était apparu comme l'effet de volontés
surnaturelles, ne lui apparaît plus à cette heure que
comme de simples mouvements, des résultais physi-
ques qu'il est en son pouvoir de modifier. La science
lui a démontré que la volonté n'existe qu'avec l'orga-
nisation, et déjà, sans superstition, il a osé attaquer
ce qu'il croyait invincible.
Alors l'Absolu est éliminé de toutes les spéculations
humaines. L'Homme n'étudie plus que les rapports des
choses et il abandonne les questions d'origine et de fin.
La connaissance seule des phénomènes lui est possible,
et, qui plus est, lui est profitable. L'Infini, l'Eter-
nité ne sont pas de son ressort. La seule prétention
d'introduire ces facteurs dans une question quelconque
en rend la solution impossible L'Homme ne pourra
jamais dire d'où est sorti l'Univers, il ne pourra ja-
XL AU LECTEUR.
mais assigner une date à sa fin ; bien mieux, il ne
pourra jamais dire s'il a eu un commencement, s'il
aura une fin. Rien qu'à énoncer ce problème, la raison
manifeste ses répugnances. Mais de ce que nous ne
connaissons ni le commencement ni la fin de l'Univers,
en résulte-t-il que nous ne puissions connaître la direc-
tion de la série? La connaissance de la direction du
mouvement appartient en plein à l'ordre scientifique,
soit qu'il s'agisse de la formation et du cours des astres,
de l'évolution des organismes ou de celle des sociétés
humaines.
L'Humanité, en suivant le mouvement universel,
s'avance vers des civilisations inconnues, mais sa di-
rection nous est connue. La direction d'une série de
phénomènes peut parfaitement être déterminée par la
science ou par les sciences auxquelles appartiennent
ces phénomènes.
Déterminer la direction de l'Humanité, en démon-
trant qu'elle s'avance toujours vers un état meilleur
pour réaliser chaque jour une plus grande somme de
vie et de bien-être sans parvenir jamais à l'Immortalité
ni à la réalisation de la Justice d'une façon absolue,
tel est le but que nous avons poursuivi dans ce livre.
J'adresse ici mes remercîments à MM. Renan,
Maspero, Morel-Fatio, Jules Soury, Charcot, Daily,
Grès et Fernandez de los Rios, pour les données et
documents qu'ils ont bien voulu mettre à ma dispo-
sition pour ce travail.
Paris, 'Jii décembre 1879.
LIVRE PREMIER
LA MORT
El
L'IMMORTALITÉ
LA MORT
ET
L'IMMORTALITÉ
-î- -«■ i -3>-8«J — 4—
Récemment affranchis dos croyances qui, jusqu'au
siècle présent, ont présidé à la formation des idées de
l'Humanité et déterminé la conduite de l'Homme, nous
pouvons aborder avec une pleine liberté de conscience la
discussion des systèmes et des sectes qui prétendent offrir
à l'Humanité la solution des grands problèmes voilés
jusqu'ici par le symbolisme des religions.
Un de ces problèmes intimement liés à l'humaine condi-
tion est celui de la Mort et de l'Immortalité.
L'Homme est constamment entraîné par le désir d'éten-
dre son action au-delà de sa vie. La nature de la société
dans laquelle il a vécu et les conditions de son exis-
tence sont les causes déterminantes de l'idée qu'il s'est
faite de l'Immortalité. Tantôt il a cru qu'il se perpétuait
en se transformant en d'autres êtres et en parcourant
des séries d'organisations, ascendantes ou descendantes,
selon que sa conduite sur cette Terre avait été bonne
ou mauvaise ; tantôt, il s'est forgé une immortalité sidé-
rale, consistant en des migrations successives d'un astre
dans un autre. Ici, il a prétendu s'anéantir en s'absorbant
dans le Dieu Tout, dont il s'est cru partie intégrante.
Là, imaginant qu'il est double, l'Homme a cru que, tandis
i LA MORT
qu'il léguait son corps à la décomposition, son esprit
s'élevait dans son intégrité en dehors du Monde pour
jouir on souffrir toute l'éternité.
Toutes ces croyances se sont succédé pendant la pé-
riode préparatoire de l'Humanité, pendant cette enfance
de son intellect, connue sous le nom de période théolo-
gique.
Que devient cette question dans la période positive?
C'est une des pins importantes parmi celles qui ont
agité l'Humanité; elle est de celles que la métaphysique
n'a pu résoudre qu'en composant avec le dogme. Selon
la solution qui lui sera donnée, l'Homme pourra s'éman-
ciper de tout ce qui est fatal et inconscient, ou bien sa
tendance vers le progrés ne sera plus qu'une chimère,
et la liberté humaine qu'une impossibilité dans ce
monde.
Mais, pour résoudre une question, il convient tout
d'abord de la formuler nettement. Presque tous les pro-
blèmes réputés insolubles n'ont paru tels que parce qu'ils
n'ont pas été convenablement posés. Les théologiens se
sont demandé ce qui advient à l'Homme après la Mort,
sans s'attarder à rechercher s'il peut lui arriver quelque
chose quand il a cessé d'être, ni s'il existe une preuve
absolue de cette continuation de l'individu.
La philosophie positive aidée de la sociologie seule
est impuissante à résoudre un problème aussi ardu. Avec
sa méthode expérimentale toute particulière, c'est-à-dire
par la filiation des sociétés, la sociologie ne peut nous
fournir que la connaissance du mode de formation de
l'idée telle que l'ont possédée les peuples pendant leur
évolution, et nous dire sous quelle impulsion ont pris
naissance leurs concepts transcendantaux et de finalité.
Ceci acquis, la philosophie doit descendre sur le terrain
de la biologie et même sur celui de la chimie, afin de s'ai-
der des méthodes respectives de comparaison et d'expé-
rimentation de ces deux sciences. Comme la méthode
ET LIAI MORTALITE. 3
scientifique n'a jamais constaté ni un commencement ni
une fin, l'étude de la filiation des sociétés humaines ne
peut nous fournir que la loi, c'est-à-dire la relation entre
la manière de vivre de l'Homme, la Mort qui l'attend et
le genre d'Immortalité auquel il imagine être destiné.
Mais la biologie et la chimie, en éliminant la transcen-
dance du problème, comme étant en dehors de ce qui
peut être connu, permettront à la philosophie positive
d'indiquer le genre d'immortalité réelle que l'homme peut
atteindre.
PARTIE HISTORIQUE
L'étude du passé nous seii à découvrir les lois qui prc-
sideni aux événements ; elle nous enseigne que les phéno-
mènes sociaux ont les leurs à l'égal des phénomènes phy-
siques et biologiques, ce dont il n'esl plus permis de
douter. C'est ainsi qu'étant donnés certains faits, on peut,
si l'on sait déterminer les rapports qu'ont cuire eux les
phénomènes sociaux, prédire les conséquences qu'ils doi-
vent avoir.
Là où apparaît une civilisation avec un caractère propre,
surgit, comme une résultante forcée, un art distinct de
celui des autres époques et des autres pays. Lorsque, par
l'oppression, on prétend enrayer le progrès d'un peuple
ou l'émancipation d'une classe, on provoque une révolu-
tion dont l'effort est en raison directe delà réaction qui
l'a produite, etc.
Et, il est si vrai qu'il existe dans l'histoire des rap-
ports fixes susceptibles d'être formulés en lois qu'il est
possible de prévoir certains événements quand lèguent
les causes qui doivent les déterminer.
Pour déterminer la loi de l'idée que les sociétés se font
de la Mort et les conséquences qu'apporte cette idée rela-
tivement au bien-être des individus et à la perpétuation
de leur mémoire, il nous faudra faire des recherches dans
l'histoire de deux séries de civilisations bien distinctes :
la série indienne et celle qui comprend les peuples qui
PARTIE HISTORIQUE. 7
ont concouru à la formation de la civilisation occidentale
moderne (1), européenne et américaine.
La civilisation indienne s'abîma dans une décadence
dont elle n'a pu se relever malgré les grands efforts du
bouddha Çâkyamouni et de ses disciples. Quant à la
seconde série, si elle a également présenté un spectacle
de ruine, sa décadence, nécessaire à l'élan de son progrès,
ne fut en somme qu'une éclipse partielle et passagère.
(I) Nous ne nous égarerons pas dans des recherches sur les temps
préhistoriques, car, bien que de récentes découvertes aient jeté une cer-
taine clarté sur les'cérémonies ou sur les actes exécutés aux funérailles
par les hommes de la période quaternaire, cette étude ne nous servirait
de rien pour le but que nous nous proposons, puisque nous ne savons
pas ce que pensaient les hommes de cette époque sur rame ni sur l'im-
mortalité de Tètre humain.
INDE
Le peuple indien, avec lequel les races européennes ont
une origine commune (1), possédait une civilisation ayant
déjà un caractère particulière une époque que les histo-
riens modernes les plus consciencieux fixent à 3000 ans
avant Jésus-Christ. Cette civilisation a, pendant sa pre-
mière période, c'est-à-dire au temps de sa splendeur, une
certaine ressemblance avec la civilisation antique des peu-
ples de l'Occident, et, pendant sa deuxième période, c'est-
à-dire, au temps de s'a décadence, avec la civilisation du
moyen âge. Son évolution s'est accomplie dans les plaines
qu'arrose le Gange, sans franchir les chaînes de l'Hima-
lâya (2). Elle tombe à la fin dans le mysticisme au degré
le plus infime que puisse atteindre une nation ; l'Inde en
arriva, en effet, à mépriser la personnalité humaine et à
déifier la mort. Plus tard, sous l'influence des mêmes
principes, nous verrons les idées de quiétisme, d'oisiveté,
de mortification, d'aversion pour la vie, se développer
également en Europe ; l'Homme y proscrire tout progrès,
(1) Sauf la race basque, la race caucasienne et la race turco-tartare
dont quelques débris restent encore clair-seraés en Europe.
(2) En disant que cette civilisation ne s'étendit pas au-delà des mon-
tagnes de l'Himalaya, nous voulons parler de son ensemble. En effet,
le système numéral décimal, que les Arabes ont introduit en Europe,
est. paraît-il, originaire de l'Inde. Certains philosophes des premiers siè-
cles du christianisme ont fait de larges emprunts aux systèmes indiens,
et, aujourd'hui, Schopenhauer n'est en somme qu'un bouddhiste ger-
manique.
INDE. g
et en arriver jusqu'à abdiquer sa dignité et à descendre à
un degré d'avilissement assez semblable à celui des habi-
tants de l'Inde (I).
C'est pourquoi nous aborderons la critique des civi-
lisations par la série divergente (2), puisque la première
elle présenta le phénomène de son développement sous
l'impulsion de l'effort humain, puis celui de sa décadence
par suite de sa soumission à l'Absolu.
Pour nous faire une idée de ce que fut l'Inde durant
ces périodes primitives — de même que pour toute autre
civilisation disparue, — il convient d'adopter une méthode
synthétique analogue à celle qu'emploient les naturalistes
quand ils veulent reconstruire la flore ou la faune d'une
époque géologique passée.
Il existe, dans la nature, des espèces qui, en consé-
quence de l'influence des milieux et de leurs qualités orga-
niques, ont succombé dans la lutte pour l'existence, ou
qui ont été éliminées en vertu de la loi de sélection ; elles
n'ont laissé aucun échantillon vivant, tandis que certaines
autres espèces se sont, au contraire, perpétuées presque
sans variation sensible. A l'aide donc des restes fossiles
des premières, et des types vivants des secondes, il est
possible de reconstruire la flore ou la faune de la période
que l'on étudie.
Du sein de l'énorme cahos panthéistique de l'Inde
actuelle les orientalistes ont pu isoler des croyances et des
rites, des idées et des coutumes dont l'origine remonte à
la plus haute antiquité historique. Ces données, jointes
aux notions que nous fournissent les monuments et les
livres les plus anciens de cette vaste région, nous per-
mettent de reconstituer dans leur ensemble les concep-
(1) Prichard, Phys.Histnry nf Mankind.
(2) Littré pense que l'Inde est restée isolée dans sa péninsule sans agir
d'une façon directe sur les destinées de l'évolution générale qui a pro-
duit la civilisation orientale actuelle. — Voir la Science au point de
vue philosophique, XIII. De l'ancien Orient.
IU PARTIE HISTORIQUE.
lions philosophiques si les dogmes qui ont déterminé te
caractère de ces civilisations de formation si reculée.
Au milieu des vertes plaines do l'Hindostan, plaines
doucemeni inclinées d»1 l'Himalaya à l'Océan, sillonnées
de grands fleuves qui se subdivisent en une infinité de
lagunes el de ruisseaux, couvertes d'une luxuriante végé-
tation et que la main de l'homme n'a jamais cultivées, se
développa une civilisation qui, l'une des premières, for-
mula sa pensé»1 en codes et en dogmes, bien qu'elle eût
confondu l»is deux choses en un seul corps de doctrine.
Une race Porte et intelligente s'élança un jour de la
Bactriane et descendit (\r> hautes chaînes du Nord-Ouest
pour envahir la péninsule de l'Hindostan.
Les Aryâs se répandirent rapidement dans les plaines ;
ils refoulèrent! i) la race autoehthone et créèrent une société
nouvelle basée sur- le principe des castes. Ces castes étaient
au nombre de quatre : les trois premières comprirent la
race aryenne, la dernière engloba les indigènes. Le Brah-
mane, l'homme de la pensée, de la philosophie, de la re-
ligion ; le Katrya, c'est-à-dire l»1 guerrier qui protégeait le
Brahmane contre les attaques des animaux carnivores
afin qu'il pût se consacrer tout entier à ses méditations
sur le grand spectacle de l'Univers; enfin, le Vayssia,
qui travaillait la terre, qui élaborait et qui échangeait les
produits, afin d»1 procurer le vêtement, I»' vivre, le loge-
ment au brahmane qui étudiait et les armes au Katrya qui
veillait : telles lurent les trois premières castes. La der-
nière était celle des Soudra, celle de la race autoehthone :
(I) C'esl l'opinion de Ch. Lassen, Indische Alterlhumskunde, t. II.
'•• Burnouf, Ch. Schœbel et d'autres affirmenl que les Arvàs subju-
guèrent la race autoehthone.
INDE. H
le Soudra était l'homme de peine, l'être voué à la fatigue ;
il permettait au Vayssia de travailler pour les deux autres
castes qui restaient oisives.
Voilà donc ces peuples ainsi constitués ; ils sont séparés
de leurs voisins continentaux par de très-hautes monta-
gnes ; ils sont établis dans un pays fertile; dans la plaine,
ils font cinq récoltes par an et trois sur les collines; ils
vivent là entourés de bois ombrageux, au milieu de
vertes prairies, émaillées de fleurs qui embaument l'air,
et dont le miel est sucé par des essaims de papillons
aux couleurs éclatantes. Les habitants partagent la pos-
session du pays avec des animaux qui tantôt leur sont
hostiles, comme le tigre, le léopard, le lion, le caïman,
le crocodile, le serpent, et mille insectes venimeux; qui
tantôt ont une nature inoffensive, comme la chauve-
souris, l'hippopotame, le rhinocéros, la licorne, le bùbal,
l'antilope, l'éléphant, le singe, la tortue et l'ibis; avec
d'autres enfin qu'ils ont réduits en domesticité, comme le
chameau, le dromadaire, le bœuf, l'âne, le chien et la
brebis. Le platane, le bananier, le bambou, le chanvre,
le sycomore, le figuier d'Inde, le palmier, le safran, le
sésame, le cocotier, le bétel, le grand jasmin, le riz,
l'igname et le lotus croissent de Imites parts. En un
mot, la nature regorge de productions splendides ; les
types y sont frappants et les couleurs tranchées, comme
si tout eût été créé pour y impressionner vivement l'in-
telligence et ki porter à la méditation.
Dans ces conditions, l'homme de la première caste, le
Brahmane, gardé par le Katryaet entretenu par le Vayssia,
se met à méditer sur le grandiose spectacle que lui offre
cette nature si riche en splendides aspects. 11 comprend
que les hommes ne peuvent vivre que réunis en société,
protégés par fane et par le chien qui les avertissent la
nuit de l'approche des bètcsjeroces ; il remarque que ce-
dernières prennent la fuite, dès que l'Homme allume son
foyer. Or, le feu rend un double service à l'Homme : son
12 PARTIE HISTORIQUE.
éclat disperse ses ennemis nocturnes et il lui procure une
douce chaleur. En conséquence, le Brahmane bénit le feu
sous le nom de Agni, et L'appelle le dissipateur des ténèbres,
le générateur de la lumière, le compagnon de l'hiver qui met
en fuite les liâtes sinistres de l'obscurité. Puis, voyant que la
plupart des dangers que court l'Homme disparaissent
avec l'aube, il chante le Soleil qui met fin aux terreurs de
la nuit, et, par analogie, il déclare que Le Feu est son
image (I).
Ensuite, il s'adresse à la lumière, terme commun du
Soleil et du Feu, et il entonne, sans savoir à quel dieu le
dédier, un hymne en son honneur :
Au commencement parait le germe doré de la lumière.
Seul, il fut le souverain né du monde.
II remplit la terre et le ciel.
A quel dieu offrirons-nous l'holocauste? (2)
11 ne manqua pas de poètes philosophes qui répondirent
à la demande en formulant un système très-rationnel de
la formation de l'Univers, et qui s'écrièrent :
Il n'existait ni être, ni néant, ni éther,
Ni cette tente du ciel,
Qu'est-ce qui aurait enveloppé ce qui n'existait pas?
11 n'y avait ni mort, ni immortalité.
Rien ne séparait la nuit obscure du jour lumineux.
Le Tout, indivisé, respirait seul ; en lui rien ne respirait.
C'est là tout ce qui était.
Ainsi le Tout était profondément caché dans le commencement,
enveloppé dans lui-même.
Et il naquit, et il grandit par la vertu de sa chaleur propre.
Ainsi qu'on le voit, l'auteur de ce chant n'a aucune
(1) Hymnes du Rig-Véda, livres des Aryàsde l'Inde.
(2) Voir l'hymne 121, livre X, liig-Véda. La même demande termine
toutes les strophes sans que le poète puisse trouver une réponse.
INDE. n
idée d'un créateur de l'Univers. C'est pourquoi il continue
en disant :
Qui donc le sait? qui donc Ta jamais proclamé
Le point d'où jaillit la vaste création ?
Les dieux vinrent plus tard qu'elle.
Qui donc peut savoir d'où elle vint? (i)
Ici le poëte déclare très-prudemment qu'il serait imper-
tinent de poser la question du principe. Il se contente
d'affirmer que nul ne peut savoir d'où est sortie la créa-
tion, et que les dieux, ces hypothétiques auteurs de ce qui
est créé, lui sont postérieurs.
Néanmoins, un esprit profond, un de ces esprits qui
cherchent toujours le dernier pourquoi des choses,
essaya, en méditant sur la lumière et sur son origine, de
remonter jusqu'à une abstraction qui lui fût supérieure,
jusqu'à un terme plus général, jusqu'à sa cause enfin, et
il dit : « C'est de Brahma que s'est déployée la lumière
brillante (2). »
Mais que nous veut le poëte avec cette parole? Qu'était-
ce donc que ce Brahma, suivant l'auteur du chant? Dans le
Sama-Véda, le mot Brahma est employé dans un sens neu-
tre, il ne se rapporte en aucune façon à une personnalité,
il n'est pas le dieu que les prêtres brahmanes ont imposé
plus tard aux foules indiennes. Le Brahma du poëte repré-
sente seulement une abstraction pure qui relève simple-
ment du domaine des idées; il est l'abstraction de ce qui
est l'incréé, de ce qui n'a pas de limites, l'essence de l'Être
et du Non Être qui se révèle par lui-même. Il représente
l'idée de l'Immensité, de l'Éternité, en un mot, ce que
certains philosophes hégéliens appellent Y lnfmi se révé-
lant à nous par le Fini, Y Absolu qui se révèle à nous par
les relativités qui sont en lui.
(1) Question du penseur.
(2) Sama-Véda, édit. Benfey. Leipzig, 1847.
14 PARTIE HISTORIQUE.
Il suffît de jeter les yeux sur V Oupanic/tad-Kenecchitam
pour se convaincre que Brahma n'est que la raison
d'être de tout ce qui est créé, des modes des choses,
de leurs formes et de leurs mouvements ; un rapport uni-
versel, une loi dont nous ne connaissons qu'une partie et
à laquelle nous ne pouvons complètement remonter. —
«Nul, dit le Sama- Vêda, ne l'ignore et nul non plus ne
le connaît entièrement. » Puis, il ajoute : o 11 ne semble
bien connu qu'à ceux qui l'ignorent, et ceux qui le con-
naissent le mieux sont ceux pour lesquels il se présente
comme incompréhensible. »
Ce fut seulement après un laps de temps considérable,
après que les brahmanes, restés longtemps immobiles,
absorbés qu'ils étaient dans leurs pensées, se furent trans-
formés en pontifes, que cette idée prit un corps. On la
matérialisa et l'on composa avec elle un être indépendant
de tout ce qui est et sous la dépendance duquel on
plaça l'Univers. Alors Brahma parvint à la divinité, et,
de neutre qu'il était, il se convertit en un être masculin ;
la conception abstraite prenait pour ainsi dire un corps,
elle se transformait en un Dieu immense, dont on recon-
nut dès lors l'intervention dans les phénomènes de la
nature.
Néanmoins, l'idée de Brahma-Dieu ne surgit pas brus-
quement. La conception de sa divinité ne se développa
que graduellement, et elle ne revêtit une forme et une
personnalité qu'au commencement de la décadence; de
sorte qu'ici, tout comme chez les races occidentales, la
prédominance du divin sur le naturel a été le signal de la
ruine. Grâce à l'effacement progressif du divin et à son
remplacement par l'humain, ces dernières se relèvent peu
à peu. Les races qui ont peuplé l'Inde se relèveront-elles
également ?
On découvre dans cette première phase des Vèdas des
indices qui permettent de croire à l'organisation d'insti-
tutions diverses et jusqu'à celle d'une monarchie, mais
INDE. 1S
rien n'indique l'existence de la théocratie, pas plus que
l'esprit tyrannique de la caste. La caste est plutôt une
organisation qui procède de la race. Les Brahmanes qui
en vinrent bientôt à n'être plus qu'une féroce caste sacer-
dotale, s'abritant derrière les pratiques d'un culte inintel-
ligible, constituaient plutôt, à cette époque, une pléiade
de poètes philosophes. Quant aux autres castes, il semble
qu'elles jouissaient, celles de la race aryenne tout au
moins, d'une assez large liberté.
Quel souffle de dignité dans tous les chants relatifs à
la mort !
L'arc du défunt est placé au-dessus du bûcher sur lequel
monte la veuve qui-prend place à côté du cadavre. Un
proche parent saisit l'arc, ajuste une flèche et se dis-
pose à transpercer la veuve ; mais un frère du mort ou
le plus vieux de ses serviteurs s'interpose et l'invite à des-
cendre du bûcher en lui disant : « 0 femme, lève-toi, et
retourne au monde de la vie; tu as partagé la couche
du mort; descends, tu as suffisamment servi, comme
épouse, à celui qui t'a choisie et qui t'a rendue mère. »
Aussitôt le bûcher est allumé, et pendant qu'il flambe,
l'assistance salue le défunt et prend congé de lui en lui
souhaitant de revêtir une forme nouvelle, et de parcourir
la même route que celle qu'ont suivie les éléments de ses
ancêtres, en retournant à la Terre et à la Mer.
« 0 Terre, s'écrient les assistants, ô Terre, entr'ouvre-
toi , et montre-toi clémente envers ce dernier venu !
Accueille-le avec amour et bonté; enveloppe-le, Terre
bienfaitrice, ainsi que la mère enveloppe son fils bien-
aimé dans les plis de son manteau ! »
La cérémonie terminée, le sacrificateur se tourne vers
la foule et lui adresse ces paroles : « Profitez du temps,
passez la vie dans les plaisirs. Le dieu qui vous est pro-
pice vous promet de longues années, »
Le lendemain, les amis du défunt se réunissent à une
certaine distance de sa maison et se rangent en cercle
16 PARTIE HISTORIQUE.
autour d'un brasier. Au milieu du silence de la nuit et en
présence des étoiles, ils célèbrent les vertus de l'ami qui
n'est plus et de tous les ancêtres dont ils ont gardé la
mémoire. Puis, prenant la parole, le président exhorte les
parents du défunt à la pureté, il les invite à s'écarter du
chemin de la mort, il leur souhaite de longues années ainsi
que la possession de nombreux troupeaux et de riches
trésors. Les libations terminées, il se tourne du côté des
veuves et leur dit « qu'elles ne sont pas véritablement
veuves, puisqu'elles tiennent à honneur d'avoir appartenu
à de si nobles maris. » — « Elles sont montées au bûcher,
dit-il, d'un visage joyeux et sans répandre de larmes. »
Il clôt la cérémonie en engageant les hommes à refouler
toute idée de découragement et à marcher avec la résolu-
tion d'aller toujours en avant. « Le courant se précipite,
s'écrie-t-il, et il va tous vous atteindre. Laissons là ceux
qui revêtent le deuil ; quant à nous , retirons-nous et
jouissons des douceurs de la vie (1) ! »
Quel noble exemple de dignité dans la mort ! 11 peut,
après plus de quarante siècles, être encore une source
d'enseignement pour les peuples modernes. Dans l'Inde
comme plus tard en Occident, c'est la suprématie théo-
cratique qui revêt la mort d'un caractère funèbre. Nous
pouvons donc formuler le rapport suivant entre ces deux
civilisations : dans l'Inde, l'époque des Védas est à l'époque
des Brahmanes ce que l'Antiquité grecque est au moyen
âge en Occident.
La caste des Brahmanes donna enfin un corps et une
personnalité à Brahma ; et se persuadant ainsi qu'elle
avait défini le dogme, elle en organisa le culte et la litur-
gie. Pour accomplir cette personnification et symboliser
en même temps les transformations naturelles, on fit
incarner plusieurs fois Brahma, qui de cette façon agissait
comme une providence intermittente dans la création et
dans la société humaine.
(1) Rig-Véda, liv. X, chants relatifs aux funérailles.
INDE. 17
L'Hindou se montrait bienveillant envers ses sembla-
bles, envers les étrangers et même envers les animaux;
il se résignait dans la servitude, supportait la fatigue, se
soumettait en face des revers et de l'adversité ; il se plai-
sait dans la méditation, et, par-dessus tout, dans l'état
contemplatif. Doué d'une exubérante imagination et colo-
riste par tempérament, son esprit avait une tendance
invincible à prêter une forme et une couleur à tout ce qu'il
concevait, ainsi qu'à attribuer le don de la pensée, de la
volonté et même une conscience à tout ce qui possédait
un corps. Derrière tout ce qui est créé il apercevait une
entité égale à lui-même, et existant par elle-même encore
que latente sous une forme étrange. Il associait intime-
ment l'idée de l'action et du mouvement à celle d'esprit
conscient, et il croyait que l'une ne pouvait exister sans
l'autre.
En présence de la transformation continue des corps il
crut à l'unité de leur origine : de toutes les entités qu'ils
recelaient il s'éleva jusqu'à l'entité suprême, unique, uni-
verselle, et c'est ainsi qu'il fit de Brahma le dieu du Tout :
en unifiant les corps, il unifiait aussi les esprits. Les
entités qui animaient les différentes formes organiques,
disparaissant dans la lutte pour l'existence, devaient logi-
quement rencontrer un refuge dans les formes naissantes.
De là le dogme de la transmigration.
Dans le but de justifier les incarnations successives de
Brahma, ou, ce qui revient au même, le renouvellement
de la société et de la nature, on insinua au peuple qu'il
avait dégénéré. Et cette déclaration se trouvait parfaite-
ment affirmée par la loi des castes, par l'assujettissement
de l'une d'entre elles — la plus nombreuse — par l'insuf-
fisance des moyens capables de lutter contre l'action d'une
nature aussi puissante. Tout, dans la vie de l'Hindou, lui
était hostile, tout conspirait à son anéantissement : pour
s'assurer l'existence il ne possédait qu'une industrie rudi-
mentaire à peine susceptible d'élargir un peu le cercle de
i
18 PARTIE HISTORIQUE.
son action. S'il n'était pas Brahmane^ il ne parvenait
guère à voir un peu au-delà de ce que pouvait découvrir
son œil nu(l); il ne connaissait qu'un très-petit nombre
d'événements en dehors de ceux dont il avait été le témoin
ou dans lesquels il avait joué un rôle. On lui persuada qu'il
était impossible d'aller en avant et il retourna en arrière.
Comme il concevait le bien-être et la justice, comme il
gardait dans l'esprit la tradition d'une époque plus heu-
reuse et plus juste, il se figura avoir goûté au bonheur en
d'autres temps, et il se considéra comme dégradé. Alors
apparut un législateur qui formula cette croyance dans les
termes suivants :
« Dans le premier Age — dit Manou — la Justice, sous
forme d'un taureau, se tient ferme sur ses quatre jam-
bes ; c'est le règne de la vérité; exempts de maladies,
les hommes satisfont tous leurs désirs et vivent quatre
cents ans. Dans les âges suivants la Justice perd succes-
sivement une jambe, les profits honnêtes diminuent
graduellement du quart, et la vie humaine s'amoindrit
d'autant; tout diminue jusqu'à la stature de l'homme.
Et, à la fin du dernier âge qui est l'âge actuel, les
hommes changés en pygmées n'ont plus la force d'ar-
racher la plus faible plante sans le secours d'un instru-
ment convenable. »
Comme conséquence d'une telle chute, l'homme fut dé-
claré infâme. L'industrie fut considérée comme l'effort
qu'il devait faire en punition de sa dignité perdue pour
triompher de la nature. Les infortunes furent regardées
comme les résultats du péché, les maladies comme un
signe des fautes individuelles, et l'on abandonna les
malades sur les bords des marais fétides et pestilen-
tiels, où ils étaient exposés à la voracité des insectes.
(1) L'astronomie, l'algèbre, le calcul au moyen du système décimal,
la rédaction et la lecture des livres, en un mot toute la science de l'épo-
que, était monopolisée par les Brahmanes, de sorte que les autres castes
croupissaient dans la plus profonde ignorance
INDE. Ift
L'inflexible logique rendit l'expiation nécessaire ; et cette
tendance des esprits s'introduisit jusqu'au sein de la fa-
mille. Les enfants durent, par l'expiation, réparer les'
fautes de leurs pères et de leurs aïeux. Et ceux qui
vivaient seuls, sans mémoire de leurs ancêtres, se livrè-
rent à La mortification pour expier les pochés des autres.
De là tout un système de tortures, de quiétisme, de ma-
cérations et de pénitences. En même temps, une étrange
philosophie venait dire à l'Hindou : « La création n'est
qu'une illusion produite par la confusion, par l'obscu-
rité qui règne dans les noms et dans les formes et
cette confusion même provient de l'ignorance. La création
elle-même n'a pas plus de réalité Cette ignorance,
ajoutait-on, assure la possession de Dieu (1). »
Pénétré de cette désolante théorie et soumis aux ('brail-
lements uniformes de la nature de son pays, l'Hindou sou-
haita le repos; il considéra la tranquillité comme sainte,
l'inaction comme divine, et l'extase comme le comble des
jouissances possibles. Il adopta pour maxime : Mieux
vaut être assis que debout, couché qu'assis, et mort que cou-
ché. Gomment donc s'étonner que l'Hindou désirât ren-
trer dans le Grand Tout, afin d'en finir avec une lutte
laborieuse dans laquelle il prévoyait ne devoir jamais
remporter l'avantage? Puisqu'il ne trouvait sur la Terre
d'autres réalités que le malheur, le Néant, cette négation
suprême devait s'imposer à lui comme l'idéal de ses aspi-
ra lions. Il en fut ainsi, et il consacra le Néant dans le
Nirvana. Ayant observé que tout, dans la Nature, renaît
après avoir été détruit, il imagina que sa personne devait
renaître également après la mort, bien que peut-être sous
une forme distincte. La vie elle-même lui parut être la
continuation d'une existence antérieure, et, comme la vie
n'est qu'une longue série de douleurs, il la regarda comme
l'expiation de fautes commises dans une autre existence.
(1) Philosophie vedenta.
20 PARTIE HISTORIQUE.
Tout dans la Nature devint pour lui semblable à lui-même;
Dans Le corps des animaux il vit des âmes privées, en
guise de châtiment, de la faculté d'exprimer par La parole
leurs intimes douleurs, et qui, pour manifester un sen-
timent, étaient obligées d'aboyer, de hurler, de siffler ou
de braire, suivant L'organisation qui les emprisonnait. Il
vit aussi desàines, mais des âmes muettes, enfermées
dans le tissu des végétaux. L'arôme répandu dans L'air,
c'était l'expansion de l'esprit captif dans le végétal. Les
tleurs, c'étaient les idées colorées de ces âmes jaillissant
en dehors du corps par les bourgeons de ses branches.
Gomme l'Hindou était compatissant, il s'abstint de
viande par piété, afin de ne pas tuer un animal possédant
une àme semblable à la sienne, et pour ne pas mettre
obstacle à l'expiation de l'âme de l'un de ses semblables,
lequel pouvait bien être son frère, son parent ou son ami.
11 marchait le moins possible pour ne point détruire les
êtres nombreux qui fourmillent dans la poussière, et il
allait souvent jusqu'à retenir son souffle lorsqu'il pensait
aux animalcules invisibles qui pullulent dans l'atmos-
phère.
Puis il se garda d'émonder les plantes ou de s'ouvrir
un chemin à travers la forêt pour ne pas troubler les êtres
qui, sous des formes ligneuses, expiaient paisiblement
leurs péchés. Chez une race aimable et douce, qui vivait
en communication intime et constante avec la nature, le
principe de la chute et de l'expiation devait fatalement
s'affirmer avec ces tendances.
La mort, dans l'Inde, détruisait l'œuvre de la vie d'une
manière périodique et symétrique à la fois ; après la saison
de la génération venait celle de l'anéantissement; après
l'époque des pluies, celle de la sécheresse ; le végétal ro-
buste aujourd'hui, grâce aux pluies delà dernière saison,
était flétri le lendemain et brûlé par les rayons d'un soleil
torride. Et tous ces phénomènes de la nature se produi-
saient dans ces contrées d'une façon splendide. Même
INDE. 21
prodigalité dans la vie que dans la mort ; la nature pro-
cédait par grandes masses. Apres un soleil éblouissant, ca-
niculaire, torréfiant, (fui racornit là végétation, qui raréfie '
l'atmosphère, asphyxie les bêtes et dessèche les plantes,
voici lu saison des pluies, saison de formidables désas-
tres, si nécessaire du reste dans ces contrées pour que
surgisse la vie nouvelle. Alors apparaissent au loin, sur
l'horizon des mers, de petites nuées qui grandissent, qui
se gonflent, se convertissent en énormes nuages, prennent
des formes étranges, roulent les unes sur les autres, se
confondent, s'assombrissent, et qui, après avoir envahi
tout l'espace visible de leurs teintes sinistres et plombées,
crèvent soudain et se résolvent en eau qui s'échappe à
torrents. L'ouragan est déchaîné, le tonnerre gronde,
l'éclair brille, la foudre jaillit, terrasse les arbres sécu-
laires, entr'ouvre les rochers, et met en fuite, épouvan-
tées, les bêtes sauvages qui s'élancent en tumulte hors
des bois pour rencontrer le plus souvent la mort, en-
traînées qu'elles sont par les eaux qui envahissent la
plaine.
Le cuite de Brahma constitué et le dogme une fois fixé,
les prêtres se mirent à formuler celui de Siva en se ba-
sant sur ces alternatives de la nature. Brahma était un
principe bon, créateur, prévoyant. Après sa personnifica-
tion, un nouvel être divin devait être appelé à constituer
son antithèse, et Siva apparut.
Mais entre Brahma et Siva il fallait un principe inter-
médiaire, un lien, un trait d'union, et alors fut créé
Vichnou, dieu ambigu, sorte de régulateur des deux autres.
A mesure que la caste sacerdotale devient plus puissante,
à mesure que s'accentue l'absolutisme théocratique, le
culte passe de Brahma à Vichnou, puis de Vichnou à
Siva, pour se transformer en une sorte d'hommage cri-
minel, dont l'assassinat sacré et le saint suicide forment
la base en association avec les béatifiques tortures. Et
cette succession d'entités divines ne s'accomplit pas
id PARTIE HISTORIQUE.
d'une manière isolée et subite; chacune d'elles est pré-
cédée et suivie par des séries de divinités intermédiaires,
tantôt leurs auxiliaires et tantôl leurs dérivées, con-
stituant de véritables élusses, des genres et des espèces
de mythes sacrés. En effet, pour formuler la pensée con-
formément à la méthode mystique et personnifieatrice
que lui ont inculquée les Brahmanes, le peuple hindou,
à demi absorbé dans la contemplation permanente de la
nature, est fatalement amené à prêter à toutes les forces
naturelles, à toutes les causes déterminantes des phéno-
mènes, drs formes animales aussi bien qu'humaines.
Et, en même temps qu'il» attribue un esprit, c'est-à-dire
une force consciente à tous les corps, il donne an corps
à toutes les torées, car toutes pour lui sont douées de
personnalité.
C'est ainsi qu'il crée t\(xs dieux, des demi-dieux, des
saints, des esprits bienfaisants ou méchants, sous forme
d'hippopotames, d'éléphants, de rhinocéros, de crocodiles,
de lions, d'aigles, de tortues, de caïmans, de poissons,
do polypes; il prête aux uns les membres des autres; il
multiplie leurs têtes, leurs liras, leurs jambes: ils les pare
de fleurs, de fruits, de l'eu, de miroirs, de couteaux, de
mitres, de crânes, de vêtements éblouissants; il les colore
en jaune, eu vert, en bleu, en rouge nu en noir; il les
dore, les argenté, les enduit d'argile, de bitume ou de
saut-', selon l'expression d'amour ou de haine, de joie ou
de terreur, de vie ou de mort qu'il entend leur donner.
Habitué aux splendeurs de ta végétation qui l'entoure,
à l;i grande élévation de ses montagnes, il donne à ses
dieux de colossales proportions et les reproduit avec une
prodigieuse prodigalité. Son énorme fécondité à engen-
drer des mythes n'a de comparable que sa puissance pro-
lifique. Cette fécondité devient telle qu'il voit des dieux
dans les rivières, les montagnes, la nier, les arbres, tes
plantes, les récoltes, les industries, les animaux, la géné-
ration, la putréfaction, les gémissements, le langage, la
INDE. 23
musique, les étoiles ; il en voit même dans les plus
repoussantes épidémies (1).
L'ancienne philosophie si vigoureuse des Aryâs avait
disparu; le caractère de l'Hindou s'était énervé. Ses an-
tiques hymnes védiques se convertirent en prières à
l'adresse des monstrueuses divinités de ce chaos théo-
gonique ; l'idiome lui-même se modifia: le sanscrit se
transforma en pâli. Ainsi, la prédominance de la caste
sacerdotale alla de pair avec la dégradation de la race.
L'apogée de la puissance brahmanique est aussi le mo-
ment de la plus profonde infortune de ce peuple. Dési-
reux de s'assurer si, en changeant de corps, il no con-
querrait pas la félicité sous une forme nouvelle, il se prit
alors à croire à la transmigration des âmes. Ce fut à
cette époque que se répandit communément le désir de
la mort, et que le suicide vint marquer le terme le plus
ordinaire de la vie. On vit alors, errant à travers les forêts
épaisses de l'Inde, une multitude d'ascètes , des scep-
tiques de la vie, qui s'administraient la mort à petites
doses par la faim et les tortures.
Après la déclaration d'absolue [sainteté du Dieu Tout,
l'homme était marqué pour être le criminel nécessaire.
La dignité ne pouvant résider que dans le Tout, la partie
ne la pouvait évidemment contenir. Ge terrible dogme
résumait en un dieu universel la somme totale de dignité
dont chaque individu eût pu revendiquer une part, de
façon que la Justice étant ainsi absorbée en un mythe in-
fini, la criminalité, triste résidu, restait seule en partage au
fidèle. De là vint que l'expiation — dont les lois de Ma-
nou avaient déjà proclamé la nécessité — fut considérée
comme juste et nécessaire, et que la résignation et l'hu-
milité devinrent les vertus par excellence. La caste sacer-
dotale, la seule qui communiquât avec Dieu, puisque dans
son esprit elle possédait l'Absolu, la caste sacerdotale
(1) De nos jours les Brahmanes ont encore créé Ola-Bibi, la déesse
•la eholéra-morbùs.
2-4 PARTIE HISTORIQUE.
finit par se déclarer infaillible et sainte. Toutes ces idées
s'enracinèrent si vigoureusement dans les esprits, que les
théories humanitaires du grand Bouddha lurent à peu
près impuissantes à les combattre. A peine le boud-
dhisme paraissait-il que déjà le mysticisme le défigurait.
Incapables de le contredire, les Brahmanes se l'appro-
prièrent, et l'offrirent au peuple tout falsifié, ainsi qu'ils
en avaient précédemment agi avec les écrits védiques. A
sa mort. Bouddha alla présider les monstreuses divinités
qu'il avait combattues sa vie durant. Facile fut la cor-
ruption ; si les théories bouddhistes, en effet, étaient
empreintes d'humanité, elles ne contenaient pas de con-
ception scientifique exacte et se mouvaient languissam-
ment dans un cercle de sentimentalisme passif qui les
exposait à la sophistication et les rendait peu propres à la
lutte.
A partir de cette époque, dès qu'il se sentit souffrant,
l'Hindou appela le prêtre. Le mal, ainsi que nous l'avons
dit, étant considéré comme un châtiment divin qui s'abat-
tait sur l'Homme, il était logique que sa guérison relevât
d'un médiateur.
Dès que l'Hindou mourait, s'il avait été guerrier, il était
brûlé sur un bûcher avec ses armes, son mobilier et tous
les êtres qui avaient été sous sa dépendance; sa femme
elle-même ne faisait pas exception à cette terrible loi qui
lui enjoignait de périr au milieu des flammes qui consu-
maient le défunt. S'il mourait dans le voisinage du Gange,
le prêtre lui bouchait les oreilles et la bouche avec le
limon du" fleuve sacré ; puis on l'exposait sur le rivage,
afin qu'à la marée prochaine le flot l'emportât et recueillît
son à me pour l'incarner de nouveau sur la terre. Ceux des
parents qui avaient aimé le mort pendant sa vie se suici-
daient pour la plupart. Dans l'Inde intérieure, les prêtres
enfonçaient dans le sol de grandes jarres d'argile dans
lesquelles ils enfermaient le cadavre et qu'ils recou-
vraient ensuite d'un couvercle.
INDE. 25
Dans le brahmanisme l'immortalité positive de l'Hindou
est presque nulle, parce que nulle aussi a été son exis-
tence.
La mémoire du mort ne survit pas chez les vivants ; ses
actes, ses idées ne se perpétuent pas parmi eux. Ce sont
plutôt les vivants qui suivent par la pensée le défunt dans
ses transmigrations. Ceux qui ne se suicident pas tra-
vaillent toute leur vie pour procurer un soulagement à
leurs aïeux dans leurs vovages successifs d'outre-tombe.
Car, ainsi que nous l'avons dit, les fils, dans l'Inde,
comme dans la société catholique de l'Occident, doivent
expier les fautes des pères. Au reste, l'immortalité posi-
tive de l'Hindou, dans cette période, ne franchit pas les
étroites limites de la famille, laquelle transmet d'une ma-
nière vague le souvenir des morts aux descendants. Quelle
différence avec les pratiques des Aryâs !
Dans l'Inde, ainsi que dans les civilisations conver-
gentes et sérielles qui ont formé la civilisation occidentale
moderne, le transcendantalisme a produit des effets iden-
tiques : l'indignité de l'Homme, la servitude volontaire, le
suicide lent, l'oisiveté. L'Immortalité de l'âme a amené
la Mort de l'Homme et l'anéantissement de son immorta-
lité parmi ceux de son espèce! Seulement, ce qui dans
l'Inde est endémique, car aujourd'hui encore ses malheu-
reux enfants gémissent soumis à de barbares superstitions,
ne fut dans le monde occidental qu'une épidémie qui com-
mença à disparaître dès la Renaissance. Il appartient aux
temps modernes d'en expulser de l'atmosphère sociale jus-
qu'aux derniers miasmes.
CIVILISATIONS COMLKi. ENTES ET SÉRIELLES.
II
PERSE
Dans les hautes plaines de la Bactriane, à une époque
si lointaine qu'elle se perd dans la nuit de l'origine des
civilisations, nous trouvons le peuple de l'Iran, peuple
aryen, frère des Aryâs de l'Inde et dos Aryàs qui peu-
plèrent l'Europe, de ceux que l'on connaît sous le nom
d'Indo-Germains ou Indo-Européens.
Les fds de l'Iran forment une société libre et forte qui,
bien qu'ignorant les raffinements des grandes civilisa-
tions, vit avec indépendance sous l'égide de principes
purement humanitaires. Ainsi que les Hindous, les Ira-
niens se maintiennenl sans dégénérescence jusqu'à l'heure
de la prédominance de l'élément théocratique. Il fallut les
mages pour les corrompre. Point de castes dans leur
organisation ; l'égalité est le fondement de leurs sociétés ;
chez eux règne la dignité, mais non pas l'orgueil. Ils n'ont
ni pontifes, ni temples, ni cérémonies, ni idoles; ils ne
reconnaisse^ d'autre autorité que celle du père de famille,
et se distinguent par une vigueur et un bon sens qui
président à tous leurs actes. Us acceptent chacun pour
ce qu'il vaut. Il n'est pas jusqu'à l'animal qui, dans
l'échelle des êtres, ne soit soigné et choyé suivant sou
mérite. Le Feu est leur ami; c'est lui qui leur procure la
chaleur pendant les froides nuits; c'est le Soleil et le Feu
qui fondent les neiges de leurs hivers. La Terre est leur
mère commune, le- animaux sont leurs frères, ('-'est pour-
PERSK. 27
quoi ils estiment que le Feu adroit au bois, comme l'animal
à l'affection et la Terre à la semence. Délaissée, la Terre
reste stérile et engendre la peste; négligés, les animaux
deviennent féroces ; sans aliment, le Feu s'éteint. Et alors
l'Homme périt attaqué par les bêtes, torturé pur la faim
et glacé parle froid. Dès qu'on la cultive, au contraire, la
Terre abonde en productions. Avec quelle générosité ne
livre-t-elle pas des fruits savoureux, de l'eau pure, de
riches métaux et des pierres précieuses au travailleur qui
la laboure, qui la mine ou qui la creuse ! Et, lorsque, ré-
chauffé à la flamme du foyer domestique, l'homme se
rend à son travail à la lueur de l'aube, ou quand il en re-
vient aux splendeurs rougeâtres du soleil couchant, les
animaux le saluent : les oiseaux de leurs chants, l'aigle
altier de ses'eris; les uns lui enseignent l'amour, les
autres la bravoure et la dignité ; le chien le suit avec sou-
mission, tandis <pie d'un pas tranquille le boeuf lire son
char et (pie le cheval hennit d'allégresse sous le poids
d'un aussi noble fardeau. Tous ces êtres, ses coopéra-
teurs, ses amis plutôt que ses esclaves, l'accompagnent
joyeux, parce qu'ils savent que l'homme travaille non-seu-
lement pour lui, mais encore pour eux.
La même pensée se retrouve au fond de toutes les lois
de l'Iranien : « Qui confie de lionnes semences à la Terre,
dit Zoroastre, est bien plus grand que celui qui fait dix
mille sacrifices. »
Tout est mâle chez le Perse, la conscience, la pensée, le
bras et le langage, jusqu'à son écriture ; fidèle reflet (h;
ses facultés intérieures, elle apparaît pleine de yiguéur :
c'est sur le granit qu'il fixe sa parole. Pour lui la lumière
et la parole sont deux choses tout à fait égales. Tout parle :
montagnes, prés, rivières, mers, végétaux, animaux, tout
a un langage sur la Terre. Et, dans le ciel aussi, les astres
prononcent un éternel discours de lumière qui donne la
sagesse a qui sait le comprendre. Le mal subjectif, le
péché, consiste seulement à laisser faiblir son courage, a
28 PARTIE HISTORIQUE.
s'abandonner soi-même, à perdre la dignité et l'espé-
rance : l'âme ne saurait être abandonnée ; comme la Terre
elle exige une culture, elle a droit à tous les soins(l).
La Muet n'est ni le châtiment d'une faute, ni un voyage
aux pays ultramondains, ni même une transmigration
vers d'autres êtres : elle est tout simplement la mesure de
la vie, un mal positif, une défection de nos forces, une
déroute dans la lutte de l'Homme contre la totalité, et pour
tout dire, la limite. C'est pourquoi le Perse la désigne sous
le nom de « cruelle victoire d'Ahrimane ». Or Ahrimane,
c'est le néant. Mais si celui-ci triomphe en détail, la nature,
dans son ensemble, triomphe de lui. Elle donne deux exis-
tences pour une que lui arrache le principe meurtrier.
La mort est donc une éducation pour les vivants. La
désolante maxime du mysticisme : « Puisqu'il faut mourir,
autant aujourd'hui que demain, » fut inconnue des
Perses; au contraire, << luttons avec énergie — s'écriaient-
ils, — luttons, afin de mourir le plus tardivement pos-
sible, puisque mourir tard c'est vivre plus longtemps,
et vivre plus longtemps c'est avoir plus de jours à consa-
crer à la production sur la Terre. »
La paresse, le sommeil et l'hiver sont, comme la mort,
des inventions d'Ahrimane. Ormuzd, le principe du bien,
n'est pas le dieu (Dews) (2). Le dieu, c'est Ahriman ou An-
•grômainyous, le démon, la négation. Ormuzd ou Ahuora-
mazdà n'est pas non plus un être personnel; il est la
lumière pure, la lumière qui produit Faction, l'organisa-
tion, le travail ; il est le concept général du mouvement.
C'est de lui qu'émane l'âme, et c'est ainsi que l'âme qui est
une force, en soi, s'augmente et se fortifie par la culture
intellectuelle, par le mouvement continu qui lui est im-
primé et qui exige une alimentation qui répare incessam-
(1) Voir le deuxième volume du Zend-Avesta. Tout y est empreint
de cet esprit.
(2) Bunsen, Dieu dans l'histoire* — Conscience de Dieu chez les h<u--
Iriens de Zoroaslre. p. 112.
PERSE. 29
ment les forces perdues. « Celui qui ne mange pas, dit
Zoroastre, n'aura pas les forces suffisantes pour effectuer
de bonnes œuvres. La faim entrave la formation de tra-
vailleurs vaillants et d'enfants robustes. Le monde tel
qu'il est exige l'alimentation pour vivre (l). »
A la mort de l'Homme, l'àme retourne à la lumière et à
l'action ; à la lumière, en se dirigeant vers le Soleil ; à
l'action, en allant avec la chair faire partie du corps des
oiseaux. L'àme n'est pas encore une entité distincte de la
matière, ainsi qu'elle le sera plus tard chez les Hébreux ;
elle coexiste avec elle et en dépend. Aussi le Perse
meurt-il en demandant de la lumière, et sous aucun pré-
texte nul ne peut la lui refuser. Le mort n'est pas inhumé.
Pourquoi cacherait-on, pourquoi claquemurerait-on le ca-
davre? Pourquoi refuserait-on au soleil ce qui émane de
lui? N'est-ce pas en effet la lumière qui produit la décom-
position du cadavre afin de restituer au soleil la force que
celui-ci lui a prêtée ?
Le mort, étendu sur une table de jaspe, la face tournée
vers l'Orient, est donc 'placé sur une haute colonne pour
le préserver des outrages des animaux terrestres. Le
chien, son compagnon fidèle, couché au pied de la co-
lonne, pleure avec de funèbres hurlements la mort de son
maître ; les parents ainsi que les amis attendent à une cer-
taine distance que le soleil vaporise ses formes et que les
oiseaux du ciel prennent des forces nouvelles en s'incorpo-
rant ses restes. C'est la lumière qui l'a fait vivre, puisque
c'est elle qui a fait croître les végétaux qui l'ont nourri ;
c'est donc à elle qu'il appartient de le consumer. Ce sont
les oiseaux qui durant le jour furent ses amis ; les oiseaux
qui lui annonçaient le lever du Soleil et son coucher, qui
délivraient son champ des herbes parasites et des insectes,
qui lui prédisaient la tempête, qui l'égayaient de leurs
chants joyeux ou lui apportaient des nouvelles des pays
(1) VendidadSadé, frag. 3,§H2-H5.
30 PARTIE HISTORIQUE.
lointains ; c'esl donc aux oiseaux qu'appartienl aussi sa
dépouille mortelle. Aux oiseaux comme au soleil, car
les oiseaux ne sonl que des fractions ailées de la force
solaire. En conséquence, les parents veillenl deux ou trois
jours afin de contempler cette absorption du corps par le
Soleil. Réfléchis sur la surface polie du marbre, ses rayons
puissants dessèchent vite le cadavre. Alors accourent les
oiseaux, ils se perchent sur la plate-forme, ils voltigent et
tournoient au-dessus du mort, ils assistent ainsi à son des-
sèchement; puis ils se précipitent sur lui, tels qu'une noire
spirale, et s'en assimilent les restes. Et, au matin, quand,
dans leur vol rapide et les ailes dorées par les rayons du
soleil levant, les oiseaux remontant vers le ciel disparais-
sent à l'Orient, ceux qui ont contemplé ce spectacle s'é-
crient avec enthousiasme : « Tout est déjà lumière! l'âme
s'est envolée ! »
Durant les trois jours que les parents et les amis se
tiennent auprès de la colonne funéraire, l'âme humaine
est encore aux alentours du corps, gardée par les esprits
bienfaisants, c'est-à-dire par les oiseaux. Mais après la
troisième nuit, ces derniers l'emportent au sommet du
mont d'Albordj , d'où elle s'élance vers le trône de la
lumière, conduite par la fille d'Ahouramazda, un autre
moi, une âme universelle immuable, qui d'un coup d'aile
traverse les mondes, une âme absolument libre, une sorte
d'ange qui ne ressemble en rien à l'ange judaïque, cet
intermédiaire de la divine grâce qu'on espère émouvoir,
parce que son indulgence peut nous dispenser d'être
juste. Cet ange qui s'unit avec l'âme est la foi que chacun
respecte, la justice du for intérieur; il est le reflet de nos
œuvres propres.
Malgré ce culte pour la lumière et pour la force, ce
n'était pas d'une façon absolue et comme à une loi de
Dieu, ainsi que chez les autres peuples de l'Asie, que le
Perse se soumettait à elle, car cette notion lui était étran-
gère. Bien au contraire, ses idées nous apparaissent
PERSE. 31
comme l'antithèse de la résignation à la fatalité. Il aimait
la lumière en tant qu'elle est la source de la vie, c'est
pour cela que, disait-il, « mieux vaut mourir que perdre ,
la lumière, car vivre sans lumière, c'est être mort et le
sentir. » Mais lorsque la force s'offrait à lui comme un
obstacle, il entrait en lutte avec elle, non pour la dé-
truire, mais pour la dompter et s'en servir. Il encou-
rageait l'homme au travail en lui prédisant le triomphe
final de ses efforts, le triomphe de la lumière sur les
ténèbres, celui de l'action sur la Mort, parce que tou-
jours le mouvement et l'action triomphent de la Mort et
des obstacles.
Peut-on imaginer doctrine plus sage, plus poétique,
plus édifiante que celle-là? Bien qu'elle soit en germe et
voilée par le symbole, nous voyons dans cette doctrine la
raison d'être de l'industrie , la tendance qui pousse
l'homme à se soustraire aux oppressions et aux fatalités,
la théorie de la Révolution en un mot, qui vingt-quatre
siècles plus tard s'accomplit parmi nous et s'affirme dans
nos codes.
III
EGYPTE
L'homme primitif était asservi par les éléments. En
Egypte, grâce à ses efforts, il acquiert des moyens d'exis-
tence et de combat. La structure géologique du pays, sa
configuration géographique, son climat et sa végétation
sont autant d'auxiliaires pour son triomphe. Dés l'aurore
de la civilisation, l'Egyptien conquiert déjà une position
assez solide pour résister aux formidables attaques des
éléments naturels. Il ne lui est pas encore permis d'avan-
cer, mais il s'établit assez solidement sur le sol pour ne
plus craindre d'être renversé. Il n'en demandait pas da-
vantage ; il se trouva donc satisfait de ce qu'il avait obtenu.
Se conserver, se préserver, ce fut là tout l'objet de ses
efforts.
Il aperçut la vie dans tous les corps organisés, ani-
maux ou végétaux; il les estima tous dignes de sa protec-
tion, et il porta une attention toute particulière à les pré-
server de l'action destructrice des éléments ainsi qu'il
faisait pour sa personne propre.
Poussant à l'extrême le sentiment de la conservation,
l'Egyptien invente une architecture qui se traduit par
grandes masses ; c'est sur d'énormes pilastres qu'il assied
solidement ses temples, sur de puissants piédestaux qu'il
dresse ses statues gigantesques ; il élève des pyramides
de proportions colossales dont la largeur de la base con-
stitue la meilleure garantie de solidité ; il édifie partout,
en un mot, un rempart de pierre capable de le protéger
EGYPTE. 33
contre les rudes assauts des agents extérieurs de cette
formidable nature. Il ne parvient pas à dominer les élé-
ments, mais il s'en préserve, et ces résultats lui suffisent.
Il se soumet à la loi de l'inertie et continue de préserver
son corps au-delà même de la tombe. Il creuse le sol de
ses villes, et au-dessous de chaque cité des vivants il
bâtit une seconde cité pour les morts (1). Les vivants
travaillent avec tant d'ardeur pour la conservation des
cadavres, que l'on semble pouvoir résumer d'un mot la
civilisation de l'Egypte : c'est la civilisation de la Mort.
Pour juger avec fruit les idées de cette civilisation sur
la Mort et sur l'Immortalité de l'homme, pour se rendre
un compte bien exact du genre d'honneurs qu'elle rend
à la première et des moyens qu'elle juge capables de lui
faire obtenir la seconde, il convient de remonter à l'épo-
que de l'ancien empire thébain, sous la douzième dynas-
tie (2). Voyons donc ce que sont ces villes mortuaires,
à cette époque qui marque l'apogée de la civilisation et
de la culture de l'Egypte.
Au centre de la Nécropole est situé le laboratoire sacré.
C'est là que l'on administre au mort les préparations qui
le prémuniront contre l'action dissolvante des éléments.
Dans cet édifice immense, composé d'une longue série de
salles uniformes, les embaumeurs travaillent en silence
sous le contrôle des prêtres d'Osiris. Les cadavres roidis
sont étendus sur des tables de jaspe vert ; des anato-
mistes, armés de longs crochets et de scalpels bien affilés
opèrent l'extraction du cerveau par les fosses nasales et
celle des intestins par le flanc gauche. Ailleurs, dans une
autre salle, des chimistes fondent des bitumes dans de
grandes chaudières de cuivre, dissolvent des résines dans
des essences volatiles, pendant que d'autres encore cou-
pent de longues lanières de toile vernissée pour enrouler
(i) Voir, pour étudier les hypogées de celte période, tes Antiquités
et les Fouilles d'Egypte, par E. Renan. Paris, 1865.
(2) Voir Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient.
3
34 PARTIE HISTORIQUE.
les cadavres après leur embaumement. Plus loin, des
sculpteurs sont occupés à modeler des coffres de car-
ton (1) sur la forme des momies qui bientôt vont y être
enfermées; une fois sèches, ces bières passent entre les
mains des peintres, qui dessinent sur leur couvercle les
traits du cadavre auquel elles sont destinées. Dans une
salle suivante on soude des étuis en cuivre; dans une
autre encore on creuse des sarcophages dans le granit
rose et le basalte noir; dans une pièce plus retirée on
écrit le livre des morts sur des feuilles de papyrus qui
suivront ceux-ci dans leurs cercueils. Les uns couvrent
les cadavres de bandelettes, les autres les vernissent. Ici,
on leur met des perruques et des barbes postiches; là,
on les emprisonne clans leurs gaines avec une poignée
de blé (2) ; plus loin est l'endroit où on les dépose en
attendant leur tour d'entrée dans la nécropole. 11 n'est
personne, en un mot, sous ce toit sacré, qui ne coopère à
la confection du funèbre emballage ; et cependant chacun
y demeure silencieux. On n'y entend d'autres bruits que
le sifflement produit par l'ébullition de la chaudière, que
le cri étouffé de la lime qui polit le cuivre ou que les
monotones coups de marteau qui tombent en cadence sur
le ciseau qui creuse le basalte.
L'Egyptien est embaumé conformément à la classe à
laquelle il appartient. Bandelettes, vernis, ornements,
sarcophages, tout ce qui est destiné à son cadavre dé-
pend du rang qu'il a occupé pendant la vie (3). Pénétrez
dans la dernière pièce du laboratoire sacré, là où sont
déposées les momies, et vous vous convaincrez qu'elles
appartiennent à des classes si différentes, que l'impu-
(1) Le carton égyptien consistait en une pâte composée de coton,
d"une espèce de colle forte et d'un peu de plâtre.
(2) Le blé était considéré, chez les Egyptiens, comme le symbole de
la résurrection, parce que, enfoui dans la terre, il renaît à la vie.
(3) Diodore de Sicile, neoî twv vc[m(uuv xm tvîsî toù; TêTiXeuTwoTa; nap'
Aîvjt; rici; ysvcj/ivwv.
EGYPTE. 3b
trescibilité est le seul caractère qui leur soit commun.
Celle-ci, par exemple, qui est liée avec des bandelettes
de pourpre, qui exhale de pénétrants parfums, qui a
des yeux en émail, les ongles et les dents dorés, qui
étale une perruque symétriquement bouclée, celle-ci est la
momie d'un Pharaon : elle sera enfermée dans cinq (Huis
et. comme si ces précautions ne suffisaient pas à protéger
le cadavre royal, là-bas, au milieu du désert, un monu-
ment colossal, tout récemment construit, l'attend encore
pour le garder dans ses entrailles de pierre. Voyez-vous
ces momies d'un aspect si terrible, montrant des masques
de bête fauve, et toutes vêtues d'étoffes rayées aux cou-
leurs éclatantes? Ce sont les momies des prêtres; elles
seront enfermées dans des coffres décorés d'hiérogly-
phes qui expriment les prières adressées aux divinités
auxquelles ces prêtres se sont consacrés pendant leur
vie. Ces autres momies emmaillottées de larges bande-
lettes orange, qui observent une attitude aussi chaste
que symétrique, ce sont des momies de femmes. Celles
qui ont les ongles et les lèvres dorés, qui sont parées de
riches bijoux, sont des momies de grandes dames ; même
après la mort, ces dames conservent leurs parures. Cette
multitude de momies entourées de pauvres bandelettes de
grosse toile, et simplement protégées par une grossière
caisse en carton peint, ce sont des corps qui ont appar-
tenu à de misérables esclaves ; un bain du Styx lustral a
suffi à préserver leurs chairs. Quelles sont donc ces momies
difformes logées dans des caisses en bois do palmier
aux contours irréguliers? Pourquoi exhalent-elles ainsi
l'odeur de l'empyreume? Et pourquoi leur a-t-on appliqué
diverses couches de sels ? Ces corps-là ont été affreuse-
ment défigurés par l'éléphantiasis ou rongés par la lè-
pre, et la chimie sacrée retient maintenant dans la mort
la corruption dont jadis elle fut impuissante à les délivrer
pendant la vie.
Mais il n'y a pas que des momies humaines dans ce
30 PARTIE HISTORIQUE.
dépôt. Il y a encore le bœuf Apis, dont le corps est dort'1 (1),
l'éléphant empaillé avec ses défenses d'argent, l'hippo-
potame à la dent d'émail, le caïman et le crocodile parés
d'éblouissants colliers et de pendants en filigrane. Voyez
là, momifiés aussi, le cheval, le singe, l'ibis, le chien, le
chat, le scorpion, le scarabée (2) et, comme s'il ne suffisait
pas des animaux, la nymphéa et le nénuphar, le lotus et
la palme, le cactus et l'épi, et une infinité de plantes, de-
puis le champignon jusqu'au fruit du dicotylédone le plus
parfait.
On pourrait dire de l'Egyptien qu'il prétendait que toute
forme organique naissant dans son-pays ne rentrât plus
dans le soin do la Nature. Qu'elle cessât de vivre, de se
mouvoir, que lui importait, pourvu qu'elle ne disparût
pas? Lorsque l'Egyptien voulait immortaliser un orga-
nisme, la matière emprisonnée dans son enveloppe était
condamnée à y séjourner éternellement. Et pour qu'elle
ne se détruisit pas dans le sein de l'atmosphère, pour
qu'elle ne subit pas l'oxydation de l'air, l'art sacré l'en-
tourait d'une muraille de résine et de bitume, d'une mer
d'essences et d'huiles empyreumatiques. C'est pourquoi
les archéologues modernes ont découvert sous le sol de
l'Egypte tant de siècles résinifiés, emmagasinés dans les
hypogées par les embaumeurs et les prêtres.
La chimie rationnelle de l'homme naquit en Egypte,
afin de préserver les corps des effets de la brutale chimie
de la nature, et, sous son influence, les cités se conver-
tirent par en haut en d'immenses pharmacies, par en bas,
en d'énormes mausolées (3).
Descendons dans la nécropole où l'Egyptien conserve
ses aïeux, comme s'ils étaient ses racines. Toute la vaste
plaine à travers laquelle serpente le Nil est creusée de part
(1) Pour tout ce qui se rapporte au bœuf Apis, voir Arthur Rhoné :
l'Egypte à petites journées.
(i) Dioilore de Sicile, t. I, rUps rû>v à^'.îpwu.sWj Çwcov Traj' Aiyj:rna;,
(3) Voir Plutarque, Isis ei Osiris, et Bunsen, Mgyplcn»
EGYPTE. 37
en part. Creusées aussi, les montagnes, qui courent à
l'ouest du fleuve, sont criblées intérieurement d'innom-
brables trous bouchés par autant de cadavres.
Voyez-vous ces colossales pyramides tronquées? Ce
sont des tombes de rois ; pour les construire, les pharaons
ont fait remuer la terre et tailler le roc dés leur avène-
ment au trône; les premiers personnages de leurs cours
ont parcouru tout le royaume à la recherche de l'albâtre,
du granit rose et du basalte bleu qui les décorent. Voyez-
vous cette colline dont la silhouette présente une ligne
horizontale légèrement accidentée? Des galeries sans fin,
dans lesquelles donnent accès des milliers d'ouvertures,
les trouent dans tous les sens (1). C'est là que sont logées
les momies de cent générations de prêtres. Parcourez
d'un bout à l'autre ces longues galeries ; observez, à
mesure qu'elle se déroulera devant vos yeux, cette inter-
minable litanie d'hiéroglyphes, ces hommes à tète d'ani-
mal, ces animaux à tète d'homme, ces dieux bizarres na-
viguant à la suite d'Hor, qui debout dans la cabine de sa
barque sacrée « la bonne barque des millions d'années »
enveloppée dans les replis du serpent Mehen, emblème
de son cours, glisse lentement sur le courant éternel des
« eaux célestes » ; c'est l'idée de la résurrection qui a
présidé à l'exécution de ces étranges personnages sem-
blables aux visions d'un cauchemar.
Sortez ensuite de ces galeries et portez vos pas vers la
cité la plus voisine, Thèbes par exemple, Memphis ou
Abidos ; avant d'y pénétrer, vous rencontrerez de vastes
jardins plantés de monocotylédones symétriques qui sem-
blent des ébauches de végétaux plus parfaits. Au-des-
sous de ces jardins s'ouvrent de spacieux hypogées dans
l'intérieur desquels reposent les momies de l'armée (2).
Chefs et soldats, tous ont leur sarcophage encastré dans
le mur. La richesse du sépulcre et les ornements de
(1) Diodore de Sicile, I, 6i.
(2) Plutarque, Isis cl Osiris, et Wilkinson.
38 PARTIE HISTORIQUE.
la momie indiquent le grade du guerrier. Le combat,
la déroute ou la victoire, tous les accidents de la guerre,
toutes les péripéties de la vie du soldat, apparaissent
sur les pans de la muraille ; les combattants , vain-
queurs ou vaincus, y sont peints dans des attitudes naïves
et avec des couleurs aussi simples qu'éclatantes. Que si,
abandonnant ces funèbres séjours pour pénétrer dans la
cité des vivants, vous demandez au premier venu où re-
posent ses ancêtres : « Je l'ignore, » vous dira-t-il. Afin
qu'aucune main sacrilège ne pût les profaner, le prêtre ne
divulguait à personne le secret de la place où il déposait
les morts. Il se servait pour s'y reconnaître d'un plan géo-
métrique qui était comme le fil conducteur de ce grand
labyrinthe sépulcral ; l'ensevelisseur, consacré à Isis, pou-
vait seul le consulter. L'ouvrier qui perçait le granit sou-
terrain et transformait les entrailles de la Terre en voies
funéraires ne sortait jamais de l'intérieur des hypogées;
jamais ses yeux n'apercevaient rien au-delà de la voûte
vaguement éclairée par les rayons blafards de la lumière
de sa lampe. Et, quand il succombait sous l'énorme far-
deau de son rude labeur, on l'ensevelissait dans le trou
que de ses mains il avait creusé lui-même. C'est ainsi
que le constructeur de ces sarcophages, le seul homme
après le prêtre qui pût connaître tous les dédales de la
nécropole, était dans l'impossibilité absolue de révéler
ces secrets à aucun être vivant. Son existence se consu-
mait presque sans communication aucune avec le monde
extérieur, et il s'éteignait dans les entrailles mêmes de la
Terre (1).
(1) La description de la Nécropole, telle que nous venons de l'essayer,
correspond, ainsi que nous l'avons précédemment indiqué, à la période
pendant laquelle la civilisation égyptienne est déjà subordonnée au
principe théocratique. Sous les premières dynasties, la demeure
des morts est certainement bien différente. Les édifices mor-
tuaires affectent la forme d'un troue d< pyramide ; leur alignement
compose des rues étroites; des rainures prismatiques, dont le sommet
EGYPTE. 39
Mais, dira-t-on, à quoi bon ce luxe d'art et d'industrie
à propos de cadavres? Pourquoi tant de soins, pourquoi
tant de peines pour des corps inanimés? Il nous faut, pour
répondre de façon satisfaisante à ces questions, analyser
soigneusement le milieu dans lequel vécut l'Egyptien,
ses conditions d'existence, ses croyances et la manière
d'être que déterminèrent ces facteurs.
En fait de forces, l'Egyptien primitif se préoccupa des
forces destructives. Il les personnifia môme en des êtres
malfaisants qu'il faisait combattre par son Dieu vivifiea-
teur. La garantie essentielle de la vie résidait pour lui
dans la résistance physique, dans la solidité : plus un
objet était carrément assis, plus il lui semblait durable.
Et durable pour lui était synonyme de viable. Dans l'ordre
architectonique, c'est la construction pyramidale qui pré-
vaut, comme étant la plus solide ; les murs extérieurs
sont convergents ; le matériel de construction est en
pierre; il se soutient par la simple pression verticale.
se couronne d'un bouquet de feuilles, décorent leur façade. Au-dessus
de la pelite porte qui sert d'entrée, un tambour cylindrique révèle le
nom du mort. L'intérieur, divisé en un certain nombre de comparti-
ments, est une véritable maison pour le mort. Celui-ci y est entouré, en
effigie, des membres de sa famille, de ses domestiques, de ses chiens, de
ses singes verts ; tout ce monde est figuré sur les murailles des diverses
pièces en peintures de dimensions ré .luîtes. Le portrait du défunt, en
bas-relief, occupe la place principale, et souvent il est reproduit sur
d'autres points. Sur une grande stèle sont consignés ses titres et ses
actes. Ceci est comme sa nécrologie Les détails sur les habitudes du
mort couvrent également les murailles; on y dit le nombre de bœufs,
d'ànes, de chiens, de singes, d'antilopes, de gazelles, d'oies, de canards,
de cigognes, de tourterelles qu'il possédait.
Remarquons que ce dénombrement ne comprend que les animaux do-
mestiques et qu'il néglige les animaux sauvages et carnivores. A côté
de ces descriptions on lit également le récit de ses voyages et des actes
les plus marquants de sa vie. Tout cela est peint avec une touche réa-
liste et avec une vérité qui étonnent. Rien de symbolique, ni rien d'obs-
cur non plus. On ne trouve, sur les murailles de ces tombeaux, aucune
trace de la vie militaire et presque aucune de caractère religieux. Le
seul divin personnage que l'on y rencontre parfois est Anubis, et encore
40 PARTIE HISTORIQUE.
Dans l'ordre social, c'est l'autorité absolue du chef de la
maison qui règne. Dans l'ordre religieux, il adore des
dieux impassibles représentés par des statues symboli-
ques au corps symétrique et à la face tranquille. Dans
l'ordre politique, il accepte le régime toujours autoritaire
des Pharaons. Parqué entre deux chaînes de montagnes,
ayant toujours sous les yeux les éternelles crues périodi-
ques du Nil, jouissant d'une température presque toujours
la même sous un ciel uniformément bleu en toutes sai-
sons, entouré d'animaux tels que l'hippopotame à la
marche lourde, pétrifié par le symbolisme d'un dogme
mystérieux, faut-il s'étonner que cet homme, imbu de
ce principe que l'immobilité contrarie les forces destruc-
tives de la Nature, en arrivât à croire que l'immobilité
constituait aussi un des principes essentiels de la vie et
qu'il embaumât conséquemment le mort pour le rendre
immortel? L'immobilité le préservait pendant sa vie;
y at il des savants qui pensent que cet Anubis n'est guère que la repré-
sentation sensible de la transformation et non pas une divinité effective
et réelle. En tout cas, ce serait l'unique symbole qui s'apercevrait sur
ces monuments D'autres divinités, il n'en est pas question, pas même
nominalement. Quant aux hiéroglyphes du rituel du livre des morts qui
décora plus tard les murs de toutes les sépultures, on n'en rencontre pas
un seul ici. Ces tombes, comme le dit si bien Renan, ne sont pas des
chapelles funéraires consacrées à un Dieu, mais bien la maison du mort.
Tout ce qui est là est pour lui, pour lui seul, et tout y converge vers lui.
Le cadavre est enfoui au plus profond de la construction, à la place la
plus inattendue, afin de le préserver de la profanation. Il est enfermé
dans un sarcophage monolithique de grandes dimensions, creusé dans
le granit ou dans le calcaire blanc, et paré de végétaux comme on en
voit sur la façade de l'édifice. On trouve aussi, cachées dans L'intérieur,
des images du mort en ronde-bosse.
La date de ces monuments est d'au moins 4000 avant J.-C.
Tout indique un état de félicité relative que l'on ne découvre plus
ensuite dans les tombes contemporaines de l'époque théocratique. Nous
pourrions aller jusqu'à dire qu'il n'existe rien en elles qui inspire la
tristesse.
Voyez Renan, Revue îles deux mondes, 1er avril 18G5. C'est à cet
important travail que nous avons emprunté l'ensemble de ces détails.
EGYPTE. 41
elle devait donc aussi le préserver après la mort et dis-
puter encore ses formes à la Nature, Et en ceci il avait
ses raisons. Son Dieu immanent dans la Nature, et
exubérant de vie à certaines époques de l'année, pro-
duisait alors, créait et animait toutes choses. Il faisait
germer le grain dans le sol, il faisait bourgeonner les
arbres, il secouait de leur torpeur les reptiles endormis
sous le limon, il rappelait le courant dans les rivières des-
séchées, il couvrait de fleurs magnifiques la surface des
eaux et faisait superbement planer dans les airs l'ibis
sacré et l'épervier de la Nubie. Mais Osiris pâlissait en-
suite, et tout alors tombait en langueur; les feuilles
jaunissaient, les animaux gagnaient leurs profondes
retraites, les eaux se retiraient, puis enfin le dieu lui-
même mourait, et avec lui la Nature tout entière. Mais
sa mort n'était que temporaire ; Osiris renaissait à la sai-
son suivante, et alors la vie se réveillait sur toute la sur-
face de la Terre ; toutes les formes éteintes se redressaient,
tous les êtres qui s'étaient cachés venaient saluer Osiris
vivant; la Nature s'organisait à nouveau (1). Ce spectacle
annuel offert par le Soleil se reproduisait en proportions
moindres dans les alternatives quotidiennes du jour et de
la nuit. C'est cette intermittence de la vie qui suggéra à
l'Egyptien le dogme de la résurrection. Ainsi, en généra-
lisant ces phénomènes, en les appliquant à l'individu,
il ne vit clans la Mort qu'un long hiver, qu'une nuit
colossale, et il crut que le mort n'était qu'un être tombé
en léthargie qui ressusciterait sous l'influence de l'im-
pulsion divine. Mais, comme dans cet état particulier
l'individu ne pouvait ni ressentir l'influence destructive
des éléments, ni s'en défendre, son corps était exposé
à la destruction. Or, les formes permanentes seules étant
capables de revivre, à l'instar du reptile qui, pendant
l'hiver, tombe en léthargie dans la vase et qui recouvre
(1) Edgar Quinet, Du Génie des religions, ch. sur l'Egypte.
42 PARTIK HISTORIQUE.
le mouvement en été, ils dirent au vivant : « Tu conser-
veras le mort, pour qu'il puisse revivre. »
Pour rendre la résurrection possible, il fallait donc con-
server la forme. Osiris pouvait réanimer le corps roidi
par la mort. Mais si celui-ci n'existait plus, s'il s'était
décomposé, comment le ranimer (1)?
Le bitume sacré le garantissait de la décomposition en
le rendant réfractaire aux agents désorganisateurs. Le
bitume était donc la divine mixture de l'Immortalité^
puisque être imputrescible c'était être immortel,
La seule Immortalité qu'atteignit l'Homme en Egypte
fut donc l'Immortalité du corps, si l'on peut appeler de ce
nom la perpétuation des traits.
Le peuple égyptien est le premier qui croit à la résur-
rection, c'est-à-dire au retour de la vie dans le corps. La
Mort n'est pour lui que temporaire; c'est une sorte de sus-
pension de la vie ; son dieu Ra ou Osiris ne meurt-il pas
chaque soir pour renaître le jour suivant? Partant de ce
dogme, avec son panthéisme original, il formula d'une
manière certes assez étrange la réalisation de la Justice.
Il contempla la Nature sous l'influence de l'idée qu'il
s'était créée sur les transformations qui s'opéraient dans
le Tout, il classa les êtres en séries et crut qu'ils procé-
daient tous les uns des autres. Il imagina que chaque
être procédait d'un être inférieur, ou d'un autre être su-
périeur, lequel n'ayant pas accompli la mission qui lui
était confiée sur la terre, était condamné à vivre sous sa
forme actuelle sous laquelle il devait expier ses fautes.
Après cette expiation, il reconquérait la forme supérieure.
Les recherches des égyptologues , portant sur l'en-
(t) 11 faut observer que les dieux de l'Egypte étaient les moteurs
internes de la Nature, la raison d'être de ses manifestations plutôt que des
êtres personnels comme Iahweh, arbitre de la création ou de la destruc-
tion, omnipotent jusqu'au point de pouvoir faire quel pie chose de l'un.
Ils se sont trompés ceux qui ont affirmé des dieux agissant comme le
dieu personnel du monothéisme chez les Egyptiens.
EGYPTE. 43
semble de ces faits, démontrent qu'à cette époque les
Egyptiens croyaient à la résurrection, ou plutôt à la révi-
vifîcation des morts et à la transformation des êtres. Si
le mort s'est bien acquitté des devoirs de la vie, il revêt
une forme supérieure; il revêt, au cas contraire, une
forme inférieure, par une application sévère des prin-
cipes de la Justice. Quant aux êtres qui se sont bien
comportés sous la forme humaine, comme ils ne peuvent
revêtir une forme supérieure, la momification constitue
leur récompense, car elle leur garantit que leur corps
ressuscitera dans son intégrité. Faut-il en conclure que
l'Egyptien croyait à une âme, entité individuelle, imma-
térielle, entièrement distincte du corps et pourtant sans
forme et sans propriétés physiques? Nous ne le pensons
pas, en ce qui concerne du moins la période qui précède
l'invasion des Hiksos. La croyance à une âme distincte
du corps apparaît en tout cas bien plus tard en Egypte,
postérieurement aux Aménophis. 11 faut noter qu'il y
eut en Egypte une série de civilisations qui, en se succé-
dant, amenèrent une évolution des idées religieuses ; les
plus anciennes différaient encore plus des civilisations
intermédiaires que l'Antiquité n'a différé des siècles voi-
sins de la Renaissance. Sous les premières dynasties exis-
tait la croyance à l'indestructibilité de la vie (1) ; c'est
là tout ce qu'on peut affirmer. La croyance en un Dieu
n'a jamais existé dans la haute antiquité. On en trouve la
preuve dans le temple découvert par M. Mariette, au sud-
ouest du Sphinx, qui est situé auprès de la petite pyramide ;
cet édifice date de l'époque de Ghéphren. D'autres temples
postérieurement découverts et qui ne renferment ni sta-
tues, ni figures allégoriques, ainsi que les hiéroglyphes
des tombes des premières dynasties, l'attestent égale-
ment.
(I) P. Tiele, Vergèlikendc geschiedenis der oude godsdienslen : luStuck:
Geschiedcnù van den Eyypliichcn godsdienst. M. C. — Amsterdam.
44 PARTIE HISTORIQUE.
A mesure que la civilisation se rapproche des Ramsès,
on peut supposer déjà la croyance en une divinité imma-
nente dans la Nature. Alors on croit que la vie provient du
Dieu, et que l'âme humaine n'est qu'une émanation di-
vine, peu différente de la Divinité elle-même, ce qui ne
permet pas encore de supposer une àme individuelle bien
distincte (1).
Cette supposition n'est pas possible, même à l'époque
des Aménophis et des Ramsès, époque de grandeur voisine
déjà de la décadence. A la mort, on disait que II tomme
s'était abîmé en Osiris; la récompense dernière de l'âme
consistait dans ce retour vers le Dieu dont elle procédait.
Le mort finissait par s'identifier complètement avec lui,
par s'anéantir et se confondre dans sa substance, par per-
dre sa personnalité dans son sein (1). Ses épreuves d'outre-
tombe, ses souffrances sont celles du Dieu lui-même. Le
corps humain est considéré comme le réceptacle de la
Divinité ; il est le vase sacré qui renferme le souffle
divin. L'Ame fait partie intégrante de la Divinité elle-
même. Mais lés théologies se succèdent ; et avec la
prépondérance croissante de la théocratie (2), un moyen
(1) Nous pouvons citer, comme preuve, ce que dit M. Chabas relative-
ment à une scène peinte sur le sarcophage du grand prêtre Sar-Amen,
commandant des troupes du temple d'Ammon-Ra.
« Un dieu en gaine, assis, tient des deux mains un vase au moyen
duquel il verse un liquide que le défunt, agenouillé devant lui, reçoit
dans la bouche, en étendant les mains sous le jet, comme pour préve-
nir la perte de la moindre goutte du précieux breuvage. Sur la panse
du vase se lit le nom d'Osiris, et au milieu de la scène la légende
hiéroglyphique ONH' BAI, signifiant vie de l'âme. Ni le nom du défunt,
ni celui du dieu ne sont écrits, mais je ne crois pas qu'on puisse hésiter
à reconnaître ici Osiris lui-même, sous Tune de ses formes dérivées. »
[Revue archéologique, vol. V, 1862, p. 371.)
Si les Egyptiens avaient cru que l'àme est individuelle après sa sortie
du corps, ils l'auraient représentée rentrant dans le défunt, et jamais
ils n'auraient peint Osiris communiquant au mort la vie symbolique,
ainsi qu'on le voit sur le sarcophage en question.
(2) Lenormant, la Magie chez les Chaldéens. Voir ch. H, §2.
EGYPTE. 45
âge sonne pour l'Egypte. Alors on arrive à réduire à
une Divinité universelle la multitude des dieux existants ;
alors on conçoit ce Dieu comme unique en essence et mul-
tiple en aspects, « qui engendre éternellement en lui un
autre lui-même, parce qu'il est à la fois père, mère et fds » ;
alors aussi les théologiens considèrent l'âme comme for-
mée de trois substances distinctes : Y intelligence, lumi-
neuse et ignée comme le soleil, enveloppée par Y âme,
substance d'une essence inférieure, laquelle est à son tour
contenue dans Yesprit ou souffle qui pénètre les veines,
gonfle les artères et se répand par tout le corps (1).
Jugée jusqu'à nos jours sans données suffisantes par
les historiens chrétiens, cette question a la plupart du
temps été examinée à travers le prisme spiritualiste de
l'immortalité de l'âme, telle que la définissent nos méta-
physiciens. Ce critérium a fait croire que la revivification
ou résurrection n'était possible que par l'intervention
d'une âme absolument individuelle, comme l'avaient ima-
ginée les théologiens du moyen âge, et on a attribué cette
croyance à toutes les civilisations de l'Egypte. Hérodote est
un des premiers qui soutinrent une opinion semblable (2) ;
mais Chérémon le Stoïcien, qui accompagna Hélio Galle
dans son voyage en Egypte, est d'un avis opposé. Il
affirme, en effet, qu'en Egypte on ne reconnaissait
d'autre monde que l'Univers, d'autres dieux que les
astres, d'autre existence que celle dans laquelle nous
vivons, et que les révolutions et les mouvements des astres
qui exerçaient leur influence sur les actions humaines y
étaient exprimés en langage mythique (3). Saint Augustin,
qui affirme également la croyance de l'Egypte à l'âme in-
dividuelle (4), est une autorité suspecte ; il était chrétien
(1) En égyptien, ces trois catégories se nomment Khou, lia et Niwou.
(2) Hérodote, II, 37, 4, 58, 123, 135.
(3) Porphyrii Epistola ad Ânebonem u'Eyyptiam. Prologue du livre
De mysteriis JEyypl. de Jamblique.
(4) Saint Augustin, Sermons, 361.
46 PARTIE HISTORIQUE.
et voyait par conséquent la question sous l'aspect mysti-
tique que lui imposait le dogme.
En ce qui touche les hiéroglyphes du rite funèbre,
les momies portent quelquefois le masque d'Hor qui
n'est qu'un attribut de vie : Hor, c'est le soleil ou la na-
ture naissante. Un seul et même hiéroglyphe, l'épervier,
signifie Yâme et le sang (1). Il existe au Musée britannique
une peinture égyptienne dans laquelle on a voulu voir
le témoignage de la croyance à l'âme, entité distincte
du corps. Cette peinture représente une scène du juge-
ment : Anubis est entouré d'hommes revêtus d'une courte
tunique blanche; il les conduit par la main vers une
grande balance dans les plateaux de laquelle se pèsent
les bonnes et les mauvaises actions de chacun, actions
représentées par des objets symboliques. La figure d' Anu-
bis est répétée pour indiquer qu'il se dispose à conduire
encore d'autres hommes devant ce tribunal. On a prétendu
trouver au musée du Louvre et à celui de Turin le sym-
bole de l'âme dans la figure d'un jeune homme conduit
par Anubis. Mais un observateur impartial ne peut voir
dans ces tableaux que la représentation de la personna-
lité humaine subissant le jugement. L'écriture hiérogly-
phique est en effet une écriture purement figurée et sym-
bolique, et l'on sait la valeur qu'il convient de donner aux
figures du langage et aux symboles. Quand nous lisons
dans un livre contemporain que tel personnage a comparu
devant le tribunal de l'histoire, quelqu'un s'avise-t-il par
hasard de comprendre que l'âme de ce personnage a com-
paru, ou qu'elle doit comparaître devant un tribunal com-
posé de juges ou de lettrés? Non, chacun entend fort
(I) C'est pour cela que Moïse a dit : « l'âme, c'est le sang », dans le
Léviliquc, XVII, 11. Lauth opine que c'est l'âme animale qu'indique ce
hiéroglyphe; et l'étoile et le phénix l'âme qui quitte le corps après la
mort. En tout cas, ces représentations correspondent déjà à la déca-
dence. Voir Horapollon, dans Sitzungsberichle der k. Akademie zu
Munchen, 1876, t. I, p. 78.
EGYPTE. \1
clairement que ses actions ont été appréciées et jugées
par ses successeurs. On voit dans les mêmes hiéroglyphes
égyptiens le Nil sous la forme d'un homme bleu; des
plantes aquatiques jaillissent de sa tête. Or, jamais aucun
égyptologue n'a songé à voir dans ce symbole la preuve de
la croyance des Egyptiens à un Nil, être anthropomorphe.
De même, partout où l'on a cru voir le symbole de Pâme,
entité individuelle bien distincte du corps, il ne faut voir
que les attributs de la vie en général ou de la personnalité
humaine. Ces hiéroglyphes semblent indiquer, plutôt que
l'âme, l'animation produite par la divinité, c'est-à-dire la
série des actes de l'individu, tout ce qui a constitué sa ma-
nière d'être.
En dehors de ces preuves, il existe encore d'autres té-
moignages qui nous permettent de penser que l'Egypte a
cru très-fermement à cette époque à la transformation de
l'individu et à son retour à la vie, et non pas à la transmi-
gration ni à l'incorporation nouvelle de son àme. Dans le
panthéisme égyptien, Osiris communiquait la vie à tout
ce qui existe par son impulsion, par sa puissance; sa mort
entraînait la mort de tout ce qui est créé. En conséquence,
la vie et les fonctions animiques devaient, dans l'Egyptien,
être considérées comme individuelles en tant qu'elles se
réalisaient en sa personne, mais non pas au delà. L'anima-
tion qui se manifestait dans des organisations si distinctes
devait être considérée comme un phénomène procédant
d'une cause unique, d'une même impulsion, plutôt que
comme le résultat d'une entité individuelle immuable par-
ticulière à chaque individu. Le Dieu de l'Égyptien était
suffisamment naturel et assez peu abstrait pour qu'il crût
en une âme isolée, conservant sa personnalité, bien que
séparée de l'organisme. De plus, tout résidait dans le
Dieu. Une inscription gigantesque du temple de Saï's fai-
sait dire à la divinité : Je suis tout ce qui est, tout ce qui a
été et tout ce qui sera.
L'impulsion humaine ne pouvait, sous peine d'hérésie,
48 PARTIE HISTORIQUE.
être séparée de l'impulsion divine universelle. Ce qui dé-
terminait l'individualité, c'était l'organisation, c'est-à-dire
le corps dans lequel s'exerçait cette impulsion. Avec cette
idée collective de la vie, les dieux secondaires naissaient
les uns des autres, puis rentraient en eux-mêmes et re-
naissaient encore pour former un cercle interminable, une
métamorphose sans fin. Et ces dieux n'étaient que la re-
présentation ou la personnification des diverses mani-
festations des forces naturelles au moyen desquelles les
prêtres formulaient l'idée qu'ils avaient conçue sur la
Divinité.
Cette âme, portion du Dieu, séparée de lui seulement
pour un temps, ne se présente pas dans les dogmes égyp-
tiens comme parfaitement distincte de l'organisme : de
son côté non plus le Dieu n'est pas très-différent de
la Nature ; il y a toujours un je ne sais quoi de vague
et de confus qui ne permet pas une rigoureuse délimita-
tion entre l'organisme et le principe dont il tient la vie.
Il existe une inscription dans laquelle Ahmès (le chef
des marins), au lieu de dire : « Je suis né, » dit : « J'ai ac-
compli mes transformations. » Notez qu'il dit bien mes
transformations et non pas mes transmigrations. L'Egyp-
tien croyait, comme nous l'avons déjà dit, que le cours de
la vie humaine était le reflet de la vie divine. Osiris des-
cend aux enfers et il ressuscite sous la forme d'Hor. La
naissance de l'Homme était le lever du Soleil à l'orient ;
sa mort, le coucher du Soleil à l'occident. L'homme mort
devenait Osiris et on le déposait dans les hypogées pour
attendre le moment de renaître à une autre vie, comme
Osiris-Hor aune autre journée ; mais de même que l'Egyp-
tien ne croyait pas que c'était l'âme d' Osiris qui traversait
la région infernale, mais Osiris lui-même, de même nous
pouvons conclure qu'il ne croyait pas que c'était l'âme du
mort qui traversait l'Enfer, mais bien le défunt, comme
s'il existait pour lui une espèce de seconde vie d'outre-
tombe.
EGYPTE. 49
On peut voir, dans le Livre des morts (1) de Lepsius,
et au voyage de Gaillaud dans Ghampollion, comment le
moribond invoque une puissance ou un dieu pour
chaque partie de son corps, pour qu'ils conservent son
nez, sa barbe, ses yeux, ses dents, ses bras, ses cou-
des, ses jambes, ses genoux, ses chevilles, ses pieds.
Chaque partie du corps a son dieu protecteur. Pourquoi
cette protection, sinon pour que, le cadavre reposant à
l'abri de la férocité des animaux, la résurrection de l'in-
dividu puisse s'effectuer dans l'intégrité de son corps? Si
l'Egyptien eût adopté l'idée de l'entité spirituelle, il aurait
cru comme les pharisiens et les chrétiens que, pour res-
susciter le corps, il suffit à l'esprit d'appeler à lui, au jour
de la résurrection, les atomes de ce corps qui a été
réduit en poussière. Mais, plus observateur de la Nature
que le chrétien et le juif, l'Egyptien ne pouvait nourrir
cette croyance; il assistait en effet à la genèse continue
(1) Le Livre des morts est, paraît-il, d'une époque relativement ré-
cente. Ce n'est, en substance,, qu'un assemblage d'écrits empruntés à
des âges divers. On n'a pas trouvé un seul exemplaire complet du Rituel
mis en ordre comme celui de Turin dont le style annonce qu'il est anté-
rieur au règne de Psammétique, c'est-à-dire au sixième siècle avant J. -C.
De Rougé, Introduction à l'étude du Rituel.
Le British Muséum possède une copie d'un exemplaire du chapitre 64.
faite par Wilkinson, et trouvée dans le sarcophage d'une reine de la
onzième dynastie. 11 existe plusieurs versions sur son antiquité ; Tune
attribue la découverte du chapitre à Hortatef (version du papyrus de
Turin; ; l'autre (celle du papyrus de Berlin) la fait remonter au temps
d'Ousaphaïs, roi de la première dynastie et successeur de Menés. Mais les
circonstances dont ces versions entourent la découverte ont l'air d'une
histoire forgée postérieurement. M. Birch et d'autres égypîologues pen-
sent que le style n'est pas celui de la quatrième dynastie, moins encore
celui de la première, et qu'il a été paraphrasé par quelque compilateur
récent des livres hermétiques. Le plus probable, c'est qu'il ait été rédigé
un peu avant la onzième dynastie, époque à laquelle l'Egypte se trans-
forma; mais il n'y a pas, que nous sachions, de donnée positive. Ce qui
est certain, c'est que la rédaction la plus ancienne que l'on con naisse
sur le chapitre 64 a été trouvée dans une bière du temps de la onzième
dynastie.— Voir le Rituel funéraire égyptien, chap. 6i, par Paul Guieyssc,
80 PARTIE HISTORIQUE.
des êtres; ceux-ci se produisaient avec la substance de
ceux-là, et le Tout n'était pour lui susceptible d'aug-
mentation ni de diminution. Une fois donc la matière de
ses organes disséminée entre des formes nouvelles, Osiris
lui-même n'aurait pas eu le pouvoir de lui rendre son corps.
Auubis, fils de Typhon, qui s'empare de l'Homme
dès qu'il cesse d'exister, est converti par Isis en un être
bon et vivifiant. On ne saurait donc voir dans ce per-
sonnage que le symbole de la transformation qui s'accom-
plit au sein de la Terre, source de vie jaillissant de la des-
truction même. Il est à remarquer que ce personnage
est le seul qui soit représenté sur les tombes de l'époque
des premières dynasties, époque antérieure à toute repré-
sentation théologique.
Bunsen a affirmé, d'une façon peu logique il nous sem-
ble, que si les Pharaons se faisaient construire de colos-
sales pyramides pour y mettre leur cadavre à l'abri, c'est
parce qu'ils croyaient que la destruction de l'individu inter-
rompt la migration de l'àme. Nous en dirons autant à
l'égard des auteurs qui estiment que si les Egyptiens
avaient un tel soin de leur cadavre c'est parce que l'àme
suit la condition de celui-ci sur la Terre. Quel rapport peut-
il y avoir entre le traitement qu'on fait subir à un corps
inanimé et les migrations d'une àme libre? Ce traitement
peut-il affecter en rien ces migrations? Peut-il les inter-
rompre? Ces coutumes offrent au contraire un grand sens,
dès qu'on se place au point de vue de la résurrection du
corps. Une fois détruit, celui-ci ne peut revenir à la vie,
car la destruction de la forme humaine présente un ob-
stacle insurmontable à cette résurrection.
« Les Egyptiens croyaient sans doute, dit César Cantu,
que les âmes ne se séparaient du corps que lorsque celui-ci
tombait en décomposition (1). » Or, une âme qui ne dis-
paraît qu'avec l'organisme, est-ce autre chose qu'une pro-
(1) César Cantu, Histoire universelle, t. I, chap. xxn.
EGYPTE. SI
priété de l'organisme lui-même ? V Amenti, enfer des
âmes, qu'il cite à l'appui de la croyance dualiste, ne peut
pas même servir de témoignage. Dans Yamenli on ne peut '
voir que le pays de la Mort, le tombeau. « Uamenti est le
pays du profond sommeil et des ténèbres, » comme dit Ta-
Imhotep de Memphis. Peut-être la plèbe inculte y a-t-elle
vu un séjour de pénitence, mais il est invraisemblable
que les pontifes qui furent les dépositaires de la science
égyptienne l'aient ainsi considéré.
Les Egyptiens ne se contentèrent pas d'embaumer les
hommes ; ils embaumèrent également les animaux et les
plantes, et confondirent tous ces êtres clans la commu-
nion de leur chimie sacrée. Pourquoi cela? Quels droits
avaient donc l'animal et la plante à l'Immortalité? C'est en
poursuivant nos recherches que nous trouverons la raison
d'être de ces pratiques qui peuvent sembler irrationnelles
et impies aux hommes imbus des enseignements de la mé-
taphysique abstraite de l'Occident.
On peut bien dire de l'Egyptien qu'il ignorait la dis-
tinction réelle qui existe entre la plante et l'animal, et
qu'il ignorait aussi celle qui existe entre l'animal et
l'homme. Vivant encore à demi confondu avec les animaux
qui l'entouraient, il n'était pas certain que ses ancêtres
eussent été des hommes. Peut-être un jour avait-il été ani-
mal lui-même, ou peut-être allait-il le devenir suivant ce
que seraient ses actions. De plus, la société égyptienne
était entourée de races très-diverses, qui offraient à ses
regards des types aussi dissemblables entre eux par la
couleur de la peau et la physionomie que par les degrés
de l'intelligence; ce spectacle ne pouvait guère lui in-
spirer la conception de l'unité des races. Une analyse
très-naïve lui fit découvrir dans les animaux des facultés
qu'il se trouva posséder lui-même à un degré tantôt égal
et tantôt supérieur. Le crocodile, le roi du fleuve (1),
(I) Plutarque, De Isis et Osiris, chap. lxxiii, lxxiv ; Geoffroy Saint-
Hilaire, Des poissons du Nil.
52 PARTIE HISTORIQUE.
l'aigle, le roi de l'atmosphère, et le lion, le roi du désert,
lui présagent respectivement les crues du Nil, le premier
en s'abîmant dans les flots, le second en s'élançant clans
l'espace, le dernier en s'enfuyant vers les plaines sablon-
neuses. Dès que le fleuve grossissait, l'ibis s'avançait au-
devant de ses eaux comme s'il était allé le chercher à sa
source pour diriger son cours à travers les terres. Dans
tous ces animaux il reconnaît la faculté du discernement,
bien que ceux-ci soient condamnés à ne pouvoir s'exprimer
par la parole. A partir de la seconde dynastie, son icono-
logie sacrée lui montrait ses dieux protecteurs sous des
formes bestiales. D'autre part, à côté d'animaux à la
marche lente et rectiligne, comme le crocodile, il voyait
des végétaux doués d'ondulations gracieuses; il voyait la
sensitive se contracter soudain au moindre attouchement,
comme si elle percevait de véritables sensations; il voyait
le palmier qui, au moment de la fécondation, se balançait,
comme ivre d'amour, au souffle de l'air; Y acacia mimosa et
\q pcrsea laurus qui pleuraient et gémissaient, comme pour
se plaindre de la fatalité qui les obligeait à vivre toujours
attachés à la môme place ; il voyait certaines fleurs s'entr'-
ouvrir pour recevoir les rayons du soleil, se fermer à la
nuit, resserrant leurs pétales et retenant prisonnier l'in-
secte qui leur apportait le pollen fécondant, jusqu'à ce
que le pistil l'eût reçu. Par leurs coloris, sa flore et sa
faune semblaient confondre entre elles leurs deux im-
menses séries. Il retrouvait la couleur verte particulière
au règne végétal chez une multitude de reptiles qui ram-
paient sur le sol et d'oiseaux qui traversaient son atmos-
phère embrasée ; et, par un contraste bizarre, il aper-
cevait des plantes et des arbres dont la couleur variait
entre le jaune et le rouge. Il remarqua qu'aucune cou-
leur n'était la propriété exclusive d'un règne ou d'un
groupe d'organismes. Il conclut de tout ceci que la fleur
du pcrsea laurus, qui replie ses pétales à la nuit, parti-
cipe à l'animation aussi bien que l'ibis et le rhinocéros,
EGYPTE. 53
aussi bien que l'Éthiopien ou l'esclave asiatique. Et dans
Tanimal et dans la plante il crut voir des frères, des frères
inférieurs, il est vrai, mais cependant des frères, puisque
comme lui ils avaient reçu la vie du divin Osiris ; il leur
reconnut donc le droit à l'Immortalité.
Ainsi que tous les hommes primitifs, il imagina que
toute action ou tout mouvement suppose une volonté ;
il établit donc que la résurrection devait être commune
à tous les êtres organisés. Il prit pour ses semblables tous
les êtres qu'il vit doués de mouvements plus ou moins
compliqués, plus ou moins spontanés, et il leur concéda
tout naturellement les mêmes droits qu'à lui-même. Il
était logique, en effet, qu'il immortalisât par l'embaume-1
ment tous ceux qu'il croyait conscients, et qui, par con-
séquent, devaient ressusciter.
Conclusion : En Egypte, l'Homme parvint à n'être pas
absorbé par la Nature ; mais il ne l'asservit pas. Comme
conséquence de cette lutte gigantesque dans laquelle
l'avantage ne se déclarait d'aucun côté, l'Homme vécut
en équilibre et, après sa mort, il se fit préserver comme
pendant sa vie, pour que la Nature ne triomphât pas de
lui dans ses dépouilles. Tel il fut dans la Vie, tel il voulait
rester dans la Mort.
IV
PHÉNIG1E
En général, les peuples sémitiques adoraient différents
aspects divinisés de la Nature. Le Juif et l'Arabe furent
seuls, à une époque relativement moderne, à concevoir
un Dieu unique, distinct de la nature dont il est le créa-
teur (1).
Un raisonnement assez simple les amena à comparer
l'activité et la passivité de l'univers aux manières d'être
de l'espèce humaine; ils attribuèrent le genre masculin
aux manifestations actives de l'Univers et le genre fé-
minin aux manifestations passives. Le Soleil, la végéta-
tion, l'animalisation représentaient le Dieu; la Déesse,
c'étaient la Lune, la Terre et la Mer. Et chacune de ces
forces se subdivisait à son tour en deux autres, l'une
bienfaisante, l'autre malfaisante. La première se révé-
lait dans le Dieu et dans la Déesse, lorsque la Nature
semblait mourir et que la végétation se desséchait; la
seconde, lorsque tout, au contraire, renaissait sur la
Terre. Les deux aspects s'affirment avec plus de netteté
dans le Dieu, parce qu'il est le principe actif. Ils sont plus
confus dans la Déesse. Les noms du Dieu et ceux de ses
attributs changent dans chaque région et même dans
chaque ville. Mais tous ceux que l'on donne au Dieu
signifient : puissance, force, souveraineté. Le nom typi-
(1) Ce n'est pas là un progrès médiocre : le dieu une fois abstrait de la
Nature, celle-ci a pu être dominée. On a vu ensuite que c'était sa divi-
nisation qui occasionnait toutes les fatalités et non pas elle-même.
PHEN1G1E. 55
que que lui donnent les Araméens est Hadad, qui signifie
Y Unique (1). Moloch ou Moleh, c'est-à-dire le roi, est le
nom que lui donnèrent plus particulièrement les Ammo-
nites ; cette désignation se généralisa plus tard parmi
d'autres peuples. Chez les Moabites, on l'appela Chaînas,
le dominateur ; chez les Phéniciens et les Ghananéens de
la Palestine, El, le fort, le dieu par excellence.
Le dieu naissant, sous son aspect de vie nouvelle, de
fécondation, est Adon, ou le seigneur, à Byblos ; Tam-
mouz (2), à Arka et à Babylone ; Zcgreus et Atis, en
Phrygie; Hamon, à Garthage, et Elioum en d'autres en-
droits.
Sous son aspect féminin, c'était Belil (Myr-Militta), à
Babylone. On appelait la déesse Taaut, quand elle évo-
quait des idées funèbres, et Zarpanit (3), quand elle inspi-
rait des pensées voluptueuses ; à Ninive, la déesse volup-
tueuse prend le noind'/star/à Arbelles, elle était la déesse
meurtrière et sinistre ; à Sidon, c'était Astarté ou Asfo-
relit ; chez les Ghananéens, Aschera, l'épouse passion-
née et Sala ou Salaambô (4), l'affligée. Les Araméens de
Damas et de Bambyce l'appelaient Atargath. Mais les
noms les plus communs de la Divinité étaient Baal en
Phénicie et Bel en Ghaldée. Ces noms avaient une termi-
naison féminine pour désigner la Divinité sous son aspect
passif, et alors on disait Baalath ou Baaleth en Phénicie,
(1) Il est des auteurs, comme Lenormant, qui affirment que ce nom
ne lui était donné qu'à Damas et à Bambyce.
(2) Le rabbin David Kimcbi dit que Tammouz avait une statue en
bronze dont les prêtres remplissaient les yeu\ de plomb. Puis, faisant
du feu dans l'intérieur de l'idole, le plomb fondait et elle paraissait ver-
ser des pleurs. Le culte de Tammouz était le môme que celui d'Adonis.
(3) Selon Opperl Zarpanit ou Zir-banit signifie la "productrice des
germes.
(4) Ce nom s'appliquait particulièrement à la déesse de la mer.
Lenormant, Commentaire sur Bcrose, p. 9o, pense que c'est ta déesse
Sala, épouse du dieu Ifin, qui reçoit la qualification de mère, wnmu,
d'où sal aumrnu ou salaambô.
56 PARTIE HISTORIQUE.
et Beleth ou. Bilith à Babylone (1). Aces noms, on ajoutait
celui du lieu où s'adorait la divinité masculine ou fémi-
nine, et l'on disait Baal-Tars, le seigneur de Tyr, Baal-
Tsidoii, à Si don, etc.
Puis le nom de Bal ou Bel s'appliquait en général à une
infinité d'aspects des divinités sidérales, selon qu'on la
considérait dans une étoile ou dans une autre, sous une
forme animale, dans une révolution d'astres, etc. On disait
alors les Baalim.
Cette religion doit-elle être regardée comme un mono-
théisme ou comme un polythéisme? A notre avis, elle ne
se présente à l'état de monothéisme que dans certaines
tribus et clans certaines villes ayant une civilisation déjà
avancée, mais comme un monothéisme offrant différents
aspects. Chacune de ces villes avait, en effet, son Dieu ;
mais ce dieu avait ses hypostases. A leur tour, les hypo-
stases tenaient dans l'esprit du peuple la place de dieux
réels. Ailleurs, dans les autres villes, le polythéisme était
plus manifeste. Mais en somme, si l'on considère l'en-
semble des peuples sémitiques, c'est le polythéisme qui
prédomine.
11 est impossible de découvrir dans ces civilisations un
monothéisme bien tranché, tel que l'ont imaginé certains
historiens de notre époque. Au sens absolu du mot, il n'y
a dans l'Histoire d'autre monothéisme que celui du
ïahweh mosaïque et celui de Y Allah des Arabes.
Cette manière d'adorer la Nature divinisée engendra
dans l'Asie Mineure et dans la Phénicie des cultes mons-
trueux, à la fois obscènes et funèbros. C'est à Byblos ou
Gebal qu'ils se manifestèrent avec le plus d'éclat. Byblos,
pour cette raison sans doute, prit le nom de cité sainte.
Au nord de la terre de Chanaan, sur les bords orientaux
de la Méditerranée, s'élève la cité de Byblos qui domine
un territoire très-étendu. Deux races, presque déjà confon-
(1) Lenormant, Manuel d'histoire ancienne de l'Orient, t. 111, liv. VI,
Phéniciens, Religion.
PHÉNICIE. 57
dues, composaient sa population : la première peupla le
pays ; la seconde immigra et soumit la première par la
force. Les dieux des premiers arrivés étaient doux et sen-
suels ; ceux de la seconde race étaient au contraire sombres
et terribles; au fond, ils étaient tous identiques. Ils pro-
cédaient, les uns et les autres, de la déification des cieux
et de la Terre. La divinité fondamentale était une. Les
astres étaient ses manifestations extérieures, apparences
visibles des hypostases émanées de sa substance (1).
La cosmogonie phénicienne a quelques points de res-
semblance avec la cosmogonie des Juifs. Avant la créa-
tion, c'était le chaos (bohn). L'esprit flottait sur les eaux.
Mais la création naquit du désir inconscient, et non d'une
volonté ou d'une intelligence. Le dieu prit forme avec la
création ; en conséquence , la cosmogonie phénicienne
dans ses développements se transforme en théogonie.
La saison du printemps revêt en Phénicie un caractère
véritablement splendide : une végétation exubérante re-
couvre toute la Terre ; sous la chaleur douce du Soleil et
aux voluptueuses caresses d'un air tempéré, le feuillage
acquiert de grandioses proportions, les fleurs entrouvrent
leurs boutons, leurs pétales se colorent de teintes écla-
tantes, elles répandent dans l'atmosphère des senteurs
enivrantes ; les arbres distillent des baumes, les oiseaux
remplissent l'air de leurs mélodies, et les palmiers se ba-
lancent onduleusement à la brise, comme si, pour rap-
procher les distances qui les séparent, ils engageaient,
amoureux les uns des autres, une lutte indolente avec le
sol qui les tient attachés. Tout, sur la Terre, respire l'amour
et la vie.
Mais voici que la saison s'avance, la température s'élève,
survient l'été et puis la canicule ; la chaleur devient insup-
portable. Le soleil embrase la terre qui, sous l'ardeur de
ses rayons, fume d'abord, puis se dessèche, devient incan-
(I) François Lcnormant, les Sciences occultes en Asie, — La Magie
chez les Chaldéens, p. 103.
58 PARTIE HISTORIQUE.
descente et brûle le pied qui la foule ; du vert, le feuillage
passe successivement au jaunâtre et au fauve; il se pide,
puis se recroqueville; la Heur laisse tomber ses pétales,
les tiges se dénudent, la végétation dépérit. La gueule
grande ouverte, les quadrupèdes courent pour aspirer plus
d'air; pour apaiser leur soif, ils cherchent de tous cotés
un peu d'eau qu'ils no trouvent pas. Les serpents se dres-
sent sur la queue en sifflant, et fascinés les petits oiseaux
se laissent choir dans leur gosier. L'air semble privé
d'oxygène, l'atmosphère devient asphyxiante. On dirait
que la Mort se sert du feu pour exterminer la Nature. Mais
l'automne arrive à son tour, la température se rafraîchit,
l'eau évaporée se condense et les pluies tombent abondam-
ment. Alors, entraînée par les eaux, l'argile ferrugineuse
roule sur les flancs des montagnes ; les torrents charrient
les oxydes de fer ; le fleuve se colore en rouge de sang, se
gonfle et, par moments, sort de son lit et se répand jus-
qu'à la côte à travers la campagne stérile et desséchée; la
terre calcinée s'imprègne avidement de ces eaux ; les ra-
cines des végétaux absorbent le liquide argileux qu'elles
transforment en sève ; les feuilles prennent un subit déve-
loppement et reverdissent; les plantes flétries redressent
fièrement la tète ; les fleurs fécondées se transforment en
fruits charnus et savoureux ; les animaux apaisent leur
soif et gonflent leurs poumons à la brise rafraîchissante
qui les rappelle à la vie. Tout renaît, et la Terre se décore
à nouveau de toutes les splendeurs de la vie.
Ces alternatives de stérilité et de fécondation, d'exubé-
rance et d'aridité, de vie et de mort, drame colossal qui a
pour scène la Nature et pour acteurs les êtres et les élé-
ments, se formule dans la théogonie phénicienne de la
manière suivante :
La lutte entre la Mort et la Vie, entre la stérilité et la
fécondation, s'explique, quant aux Dieux, par ce qui arrive
à l'Homme : le principe actif de l'Univers, divinisé dans le
Soleil (Domino liaali Solari) et appelé Adon, est amoureux
PHÉNICIE. 59
du principe passif personnifié dans la Terre, désignée sous
le nom de Baalath ; à son tour, Baalath aime passionné-
ment son amant cosmique ; des feux de son amour Adon
féconde sa maîtresse. Tous les organismes qui couvrent
la surface de la Terre et tous ceux qui se cachent dans le
sein profond des mers sont le produit de ces accouple-
ments sidéraux. Tout est passion dans l'Univers, tout y
est amour; la création elle-même est engendrée par le
désir. Mais vient l'ardent Soleil de l'été qui dessèche la
Terre et consume la végétation. C'est alors le brûlant Mo-
loch, le Dieu de la Mort, qui, jaloux des amours à' Adon
et de la divine Balaath , prend la forme d'un sanglier
(symbole de l'été) et, là-bas, dans le Liban, assassine son
rival ; il lui dévore les organes de la génération, afin que
sa bien-aimée reste stérile. Puis le Dieu de la Mort règne
seul dans la plénitude de sa féroce souveraineté. Les
ardeurs de la canicule sont ses émanations. 11 gouverne
par la terreur. La divine Baalath se désole et pleure la
mort de son amant à l'équinoxe d'automne. Mais ses
larmes qui s'épanchent sur la Terre sous forme de pluie
ne sont pas inutiles, le Dieu de l'amour n'est pas mort
en vain. Le sang qu'il a répandu sur les hauteurs du
Liban descend pour la féconder. A son contact, tout revit
à la joie ; et Adonis lui-même ressuscite et réapparaît
dans le ciel serein.
Le Phénicien n'avait pas encore individualisé la vie ; il
confondait son existence avec celle du Tout, et la genèse
de la Nature avec la sienne ; il attribuait aussi à l'Univers
des passions analogues à celles qu'il éprouvait lui-même ;
le Phénicien devait donc nécessairement participer aux
jouissances et aux souffrances des dieux de l'Univers et les
introduire dans son culte ; ses cérémonies en devinrent
le reflet. Le culte du Dieu et de la Déesse de l'amour se
célébrait dans un temple somptueux. L'antiquité est toute
retentissante du renom de celui de la déesse de Bvblos.
Ce monument s'élevait sur la cime d'une haute mon-
GO PARTIE HISTORIQUE.
tagne, étalant sa façade vers l'Orient et contemplant la
mer. Son aspect était celui d'une pyramide, masse impo-
sante aux assises formées de blocs colossaux. Une cour
sacrée sans toiture et dans laquelle donnait accès une
porte d'or l'entourait de toutes parts. De chaque coté se
dressaient, hauts de 30 brasses, comme deux géants,
deux énormes phallus en pierre (1). Ils symbolisaient le
principe masculin. L'intérieur du temple était éblouissant.
L'or y étincelait partout avec de fauves éclats. Il devait
prévaloir dans un temple élevé aux divinités sidérales par
une race qui s'était adonnée au trafic et à la navigation (2).
Dans l'intérieur du temple était le sanctuaire de la Déesse,
caché par une courtine de pourpre qui en interdisait le
passage aux profanes. Sur un grand cube de pierre, auquel
on montait par un petit escalier, s'élevait le tabernacle.
C'était une cellule quadrangulaire, ouverte sur la face an-
térieure, et dont le toit faisait saillie de ce coté et était
soutenu par deux colonnes. (3). Une énorme émeraude,
dont la taille grossière rappelait imparfaitement l'organe
féminin de la génération, brillait dans l'intérieur. C'était
l'image de la Déesse de la fécondité ; le vert rappelait la
couleur de la végétation et celle de la mer. Elle avait les
tremblants et mélancoliques reflets de la lune. Le bois
sacré de lauriers, à l'ombre duquel les prêtresses de la
Grande Déesse dressaient leurs tentes peintes, s'étendait
(1) M. Gerhard affirme que ces colonnes si hautes, terminées par
une hémisphère, étaient le symbole de la puissance masculine dans les
cultes phalliques. M. Renan, au contraire, dans sa Mission de Phènicic,
soutient que les Méghazil n'étaient que des monuments funéraires : il
assure qu'ils sont tous placés au-dessus de caveaux funéraires. 11 existe
en Espagne des restes de monuments analogues à Majorque. On les ap-
pelle Talayots.
(2) Voir, pour des détails sur les temples phéniciens, la très-curieuse
étude de M. Jules Soury, dans ses Études historiques sur les Reli-
gions, etc., de VAsie antérieure et de la Grèce, chapitre de la Phènicic.
(3) Voir Renan, Mission de Phènicic, troisième rapport à l'empereur.
Berne archéologique, vol. V, < 862, p. 337.
PHENIG1E. 61
sur les côtés du temple. Non loin se voyait l'étang sacré (1)
tout peuplé de poissons, vivants symboles de la procréation
et de la fécondité prodigieuse. L'encens qui brûlait sur un
autel élevé au milieu des eaux parfumait l'atmosphère.
Lorsque, avec les ardeurs de l'été, les végétaux com-
mençaient à languir et que la respiration devenait diffi-
cile, Gebal se changeait en un théâtre de fêtes lugubres
au cours desquelles les Phéniciens s'associaient à la dé-
solation de la Nature. De tous les points environnants
convergeaient vers la cité sainte d'étranges processions.
Les femmes accouraient par groupes, les cheveux épars,
les vêtements lacérés, les pieds nus, des couteaux plongés
dans les chairs et se flagellant avec fureur en poussant
des cris de douleur sur la mort récente d'Adon, frappé
sur le mont Liban. Les prêtres eunuques conduisaient ce
cortège au son monotone du tambourin et de la flûte
funèbre qui pleurait un air élégiaque ; c'était l'hymne
plaintive de la passion et de la mort du Dieu de l'amour
qui venait d'expirer (2). Les femmes de la ville se réunis-
saient à celles venues de la campagne, et la troupe s'en
allait ainsi grossissant. Pour imiter l'exemple pieux qui
leur était donné, les hommes s'armaient de disciplines
à la poignée d'ébène et s'administraient mutuellement
des fustigations. La distribution des coups s'accélérait
progressivement, les lanières sifflaient dans l'air, le sang
jaillissait sur les visages et éclaboussait les murs; les
rues s'emplissaient de flagellants, bientôt elles en regor-
geaient ; la mortification atteignait alors au vertige. Sou-
dain les funèbres cortèges débordaient sur la colline et
se dirigeaient confusément vers le temple (3). C'est là
(1) 11 semble que l'étang sacré rappelle le dogme sémitique du prin-
cipe humide de l'origine du monde. Voir Lenormant, Essai de commen-
taire dis fragments cosmog. de Berose, p. 222.
(2) Jules Soury affirme que cela se passait ainsi, seulement en Asie
Mineure, mais non pas en Phénicie.
(3) Fêles et Courtisanes de la Grèce, t. I: Fêtes du soleil du printemps
— Luciani opéra, De Dca Syrid.
(i-2 PAHTIK HISTORIQUE.
que, dans la première salle, étail déposé Le cadavre du
Dieu martyr, reposant sur un catafalque recouvert de
pourpre et éclairé par des torches flamboyantes. Le sang
coulait encore tout chaud de sa blessure. Aux quatre
angles de la salle, quatre grandes cassolettes répandaient
dans l'atmosphère le parfum de la myrrhe. Les gradins du
temple étaient ornés de corbeilles en filigrane et de vases
contenant des plantes brûlées par les chauds l'ayons du
soleil de la canicule. Les pénitents arrivaient ainsi jus-
qu'à l'enceinte sacrée ; les femmes rasaient leur cheve-
lure, qu'elles déposaient aux pieds du cénotaphe, et les
hommes continuaient à se fustiger jusqu'à l'arrivée du
pontife. Celui-ci, revêtu de la pourpre et la tiare d'or en
tète, se mettait alors à prêcher la passion aux fidèles. Ses
accents étaient déchirants; il faisait le récit de la mort du
jeune Dieu mordu aux organes de la génération (1) par un
sanglier furieux; il expliquait que le sanglier était le Mo-
loch incarné, rongé de jalousie par l'amour de Baalath
pour le Baal Adonis, et il ajoutait que Baalath, pâle,
desséchée et stérile, se mourait frappée par le Dieu de la
Mort. Un grand nombre d'assistants, emportés par leur
piété, s'émasculaient pour l'édification des autres ; puis,
leur organe coupé à la main, ils se répandaient dans la
ville et se jetaient sanglants dans la première maison qu'ils
rencontraient ouverte sur leurs pas. Là, on les revêtait de
la tunique féminine, longue et blanche, on leur rasait les
cheveux et ils devenaient galles ou prêtres du divin Ado-
nis. Le deuil durait plusieurs jours, jusqu'à ce qu'on en-
fermât enfin le Dieu dans un sépulcre au milieu des
pleurs et des gémissements des femmes et des chants
funèbres des hommes. Les funérailles divines terminées,
une grotte située dans la partie basse et postérieure du
temple recueillait ce saint sépulcre. Puis, l'été se passait
en Phénicie en un long carême d'abstinences.
(I) Fêtes et Courtisanes, etc., t. 1 : Fêtes du soleil du printemps.
PHENiClE. 63
Les Phéniciens avaient construit de colossales statues
de fer et de bronze en l'honneur du Dieu de la Mort, qui
était seul à régner durant cette période. La statue de Mo-
loch représentait un géant en métal, la tête flanquée de
deux cornes et le corps évidé pour pouvoir contenir une
victime. Quand le céleste despote faisait, durant l'été,
sentir le poids de sa malsaine puissance, on lui sacrifiait,
pour apaiser son courroux, non pas des animaux, mais
des êtres humains. Le colosse ne demandait ni des fruits,
ni des oiseaux, ni des bêtes fauves : il était anthro-
pophage.
Les parents condamnaient au supplice les plus chers
de leurs enfants. Ainsi l'exigeait le Dieu; le prêtre était
le bourreau. On chauffait la divine image, et lorsque
sa température atteignait le rouge blanc, on engouffrait
l'enfant dans ses entrailles incandescentes. En sentant
palpiter l'innocente créature dans son estomac de feu, le
colosse éclatait en rugissements de féroce allégresse, sa
bouche vomissait des bouffées de flamme fuligineuse qui
s'élançaient vers le ciel et sa face hideuse se noircissait de
suie humaine. On ne pouvait offrir au Dieu de la Mort des
présents indignes de lui. C'eût été lui faire offense que
de lui sacrifier un enfant laid, rachitique ou difforme. Un
enfant malade eût été un inutile holocauste, puisque déjà
cette proie était naturellement sienne. C'était les mieux
venus, les plus robustes des enfants qu'on lui devait, et
les parents les lui destinaient eux-mêmes, sans oser se
permettre de frémir au bruit des rugissements que pous-
sait l'impitoyable colosse !
Quand survenait l'automne et que les eaux rougeâtres
descendaient du Liban, le dieu d'amour versait son sang
pour le salut des humains. La douleur s'avivait encore, les
récits de la passion et de la mort assaillaient de nouveau
les mémoires, et la cité sainte revêtait le deuil pendant sept
jours, nombre mystique.d'une révolution lunaire. Flûtes et
tambourins reprenaient leurs accords, les hymnes plain-
G4 PARTIE HISTORIQUE.
tives faisaient encore entendre leurs accents, les femmes
partageaient la douleur do la Déesse désolée de la perte de
son amant, et les macérations, les jeûnes et les abstinences
recommençaient jusqu'à l'accomplissement de la révolu-
tion de la Lune. C'est alors que se terminait la semaine
sainte. Les prêtres, à grand bruit de crotales, annonçaient
aux croyants que le dieu de l'amour était ressuscité. La
foule se précipitait en tumulte vers le temple, les galles
lui ouvraient la porte de la cour sacrée, et ne trouvant
plus ni le tombeau, ni le cénotaphe, elle s'arrêtait là. Les
gradins de l'autel étaient ornés de vases d'argent dans
lesquels avait poussé la plante nouvelle, et l'on apercevait
à l'intérieur resplendir dans le tabernacle la pierre fémi-
nine, symbole de la fécondité de la Déesse. Le Dieu res-
suscité n'était plus là, mais dans le ciel.
L'heure de l'orgie avait sonné. A la tristesse succédait
la joie, à la mortification la volupté, l'éclat de rire aux
pleurs. Et, de même que la douleur avait atteint les limites
de la désolation, de même le plaisir était porté jusqu'à son
paroxysme. Une tourbe de dévots envahissait le bois
sacré et s'y livrait à une débauche frénétique et délirante.
Tous étaient à toutes et toutes à tous. Et, lorsque la bac-
chanale avait rempli le bois de ses honteux désordres,
elle débordait à travers la montagne et se répandait
jusque dans les rues de la cité sainte. Des bandes ivres,
enflammées de désirs, parcouraient la ville dans tous
les sens. Les jeunes vierges qui ne s'étaient pas coupé
la chevelure pour l'offrir au Dieu de l'amour, lui sa-
crifiaient leur beauté, et elles allaient déposer dans le
temple l'aumône qu'on voulait bien leur donner. By-
blos n'était plus qu'un lupanar. C'était l'omnigamie qui
y régnait et la débauche sacrée qui y trônait en souve-
raine (1).
(I) Tous les historiens de l'antiquité, ainsi que les orientalistes mo-
dernes, attestent l'authenticité de ces scènes de débauche. Tout au plus
diîl'ereut-ils entre eux par des points de détail.
V
GRÈGE
L'humanité fait un pas nouveau qui la jette hors de
l'Asie et la pousse vers l'Occident. Cette fois, c'est une
race de descendance aryenne, qui vient s'établir dans
une péninsule et les îles adjacentes, trait d'union entre
le continent asiatique et le continent européen. Le pays
que cette race vient habiter est couvert d'une végéta-
tion proportionnée à la stature humaine ; il jouit d'une
douce température, et les eaux transparentes d'une mer
calme l'entourent en grande partie ; ce pays est le théâtre
où va se jouer un nouvel acte du drame humain. C'est là
que se constitue la société grecque ; c'est au sein de cette
nature tranquille et souriante, qui protège sans étouffer,
que la société nouvelle se donne des institutions admira-
blement harmonisées avec tout ce qui l'environne. La loi
qui gouverne les êtres organiques est la même que celle qui
régit ces immenses organisations que nous désignons
sous le nom de sociétés; les sociétés, comme les êtres, mal-
gré leur évolution incessante, restent constamment en re-
lation avec l'atmosphère, avec la terre, avec la végétation,
avec le milieu, en un mot, dans lequel elles vivent.
La société grecque pratique la gymnastique et fortifie
l'homme ; elle rend un culte à l'amitié et poétise la vie ; elle
étudie la forme et développe l'art ; elle démocratise les
mœurs, et bientôt la place publique devient l'école des ora-
teurs ; elle édifie le Portique, et la philosophie s'abrite à son
ombre ; elle invente le théâtre, chante la poésie, trace des
G6 PARTIE HISTORIQUE.
routes, dresse des statues, construit des monuments,
institue le jury, écrit l'histoire, et fait enfin tout ce qui
dépend d'elle pour ennoblir et embellir l'existence. Si elle
se montre toujours soumise au rhythme, si la symétrie
préside sans cesse à ses conceptions, elle doit cette ten-
dance h la configuration du terrain sur lequel elle se
meut ; comme ses yeux n'aperçoivent partout qu'horizons
réguliers et proportions moyennes, son génie ne peut
enfanter que des formes équilibrées dont la base est la
ligne droite.
Dans une société ainsi constituée, la mort ne pouvait
revêtir en aucune façon un caractère lugubre ; elle était
aussi tranquille que la chute du soir, après une journée de
calme. On vivait dignement en Grèce ; on n'y pouvait
mourir autrement.
Le squelette était presque inconnu, la putréfaction du
corps ignorée ; quand on enterrait le cadavre, on semait
du blé dans la terre qui le recouvrait (1) ; ce blé germait,
aussi ne voyait-on jamais que la vie. On considérait la
Mort comme la sœur du Sommeil et de la Nuit. Ses attri-
buts étaient les attributs de l'Amour. La statuaire la per-
sonnifiait dans un adolescent aux formes élégantes, au
visage calme, le pied appuyé sur un flambeau éteint.
Jusque dans le langage, les idées relatives à la mort ne
pouvaient être rendues que par des paroles qui indi-
quaient des actes de la vie (2). On vivait pour des fins
terrestres et non point pour un avenir d'outre-tombe.
Les dieux eux-mêmes n'entretenaient de rapports avec
(1) Cicér., loc. cit.
(2) Les termes employés pour exprimer les pensées relatives à la mort
n'avaient rien de funèbre. Mourir se rendait par à-c.-pEsQ-/i, «/.^Oai, aban-
donner la demeure ; et Ton appelait les morts dyjpptoi. (Homère, IL, i\
Euripide, Alccsl, v. 31C.) Quelquefois on disait, pour mourir, à~s:/,ïGÔai,
e'est-à-dire partir pour un voyage. Au lieu de : il csi mort, on disait
presque toujours : |3s£U.»cc, il a vécu, et quelquefois : /ÀM:t,%\, il a résisté, il
a souffert ; de là l'expression de xkjjxvti;, que l'on donnait aussi aux
morts. (Homère, Odyssée, V, y.)
GRECE. 07
l'homme que durant sa vie. D'où il résultait qu'en Grèce
la mort n'avait rien d'horrible. On tenait à honneur de
mourir d'une manière digne et même esthétique. Avec
quelle sérénité tombaient les combattants ! Comme ils se
drapaient dans leur manteau, ou comme ils se dissimu-
laient sous leur bouclier, afin de n'inspirer aucune
terreur à ceux qui pouvaient les voir ! Quels dignes exem-
ples d'une belle mort que ceux qui nous ont été lé-
guée par ces nobles citoyens convoquant à leur heure
dernière leurs parents et leurs amis, les encourageant à
si* dévouer pour le salut de la république et prenant
congé d'eux, la conscience tranquille, convaincus d'avoir
honorablement parcouru leur carrière !
Le cadavre était lavé à l'eau tiède ; puis oint d'huiles
parfumées, enveloppé dans un manteau recouvert de ri-
ches étoffes blanches et déposé sur un brancard ou sur un
lit formé d'un bouclier; les amis du mort venaient le jon-
cher de fleurs et de feuillages, comme un dernier hommage
rendu à celui qui leur fut cher. 11 était ensuite exposé
sous le portique de la maison, afin que chacun pût se
convaincre qu'il ne portait aucune trace de mort vio-
lente (1).
On lui plaçait alors une obole dans la bouche, et on
le conduisait vers le bûcher au son des cvmbales et des
cl
lyres, escorté de ses proches, de ses amis et de ses admi-
rateurs. Une fois Là, on plaçait le corps sur le bûcher (2); on
y mettait le feu et on répandait dans le foyer des substances
(1) Euripide, Troail.; Euripide, Hippolyte, v. 786 et 789; Homère,
Odyssée, <•'>, v. 44 ; Iliade, o, y. 3o0; Platon, Phœdon; Apulée, Flor., 1;
Virgile, Enéide, YI; Lacvt., Socrate, jEliam. ; Varron, Histoire, liv. 1,
chap. xvi ; Aristole ; Ecoles., v. 533; Clément d'Alexandrie, 2rfwu.. ;
l:émostliène, in Maeart.; Lysias ; Conlra Eraloslh.; Poil., liv. Y11I,
chap. vii;Suid.,m nscux.cîrti.
(2) Dans les temps primitifs, ou enterrait le cadavre le visage tourné
vers l'Occident, et cet usage s'est toujours conservé à Sparte; à Mégare,
au contraire, on tournait la face du mort vers l'Orient. (Diog. Laert.,
[; VU. Sol. ,2; Plut., Sot., \0.)
os Partie historique.
aromatiques : les parfums devaient suivre le mort, même
sous cette pure forme vaporeuse. Les Grecs croyaient que
l'individu, transformé en ombre, s'envolait d'entre les flam-
mes et qu'il s'élevait au sein de la colonne de fumée pour
se diriger vers ces vagues régions qu'ils désignaient
sous le nom de Champs Elysées (J). Mourir en pleine mer
était considéré comme un grand malheur, parce que l'indi-
vidu ne pouvait s'échapper sous forme vaporeuse du sein
des eaux (2). C'est pour cette raison que la loi ordonnait à
quiconque trouvait sur la cote un cadavre rejeté par les
tlots, de le brûler, ,ou d'en informer l'autorité, afin que
celle-ci pût le livrer aux flammes. Se soustraire à cette
disposition de la loi était tenu pour un fait de barbarie, et
la justice châtiait sévèrement le délinquant (3). C'étaient
les parents qui approchaient la torche du bûcher; dès que
brillait la flamme, les trompettes retentissaient, le chant
des hymnes s'élevait dans les airs, l'eau lustrale était ré-
pandue sur l'assistance et l'on faisait de solennelles liba-
tions à la mémoire du mort dans des coupes d'or remplies
de vins généreux (4). L'honneur de la crémation était re-
(1) La croyance qu'une âme s'échappe du mort pour entrer dans une
demeure céleste, est d'une époque relativement récente en Grèce. On la
voit exprimée pour la première fois par le poëte Phocylide.
(2) Dans le livre VI de Y Enéide, Enée rencontre, errant à travers les
enfers, l'ombre de Palinurus, son ancien pilote, qui lui dit :
Nunc me fluclus habet versantque in liltore venti.
( Maintenant je suis à la merci des flots, et les vents me repoussent
sur le rivage.)
11 dit que c'est lui qui est à la merci des flots pendant que c'est son
ombre qui parle et qui se considère comme solidaire du corps, lequel
va flottant sur les mers.
Parlant des héros qui deviennent après leur mort la proie des chiens
et des oiseaux, Homère dit dans V Iliade kùtoûç, eux-mêmes, et non leurs
corps. L'idée des ombres des morts en Grèce, de mè i.e que celle des
mânes à Home, intervenait bien peu dans les actes des vivants.
(3) Sophocle, .'Jntujonc.
(4) Valérius Flaccus, Argon., liv. 111; Homère', Iliade, <j>, v. 220;
Eschyle, Xoïicpop., v. 86 et 12$.
GRÈCE. 09
fusé aux tyrans et aux traîtres, afin que leur ombre ne pût
troubler la paix des vivants, tant la tyrannie, aussi bien
nationale qu'étrangère, était en exécration chez le peuple '
hellène (1) !
La combustion du corps achevée et les éléments resti-
tués à la circulation éternelle, la fumée se dispersait au
vent; il ne restait plus alors qu'un résidu de poussière
blanchâtre qui était précieusement recueillie et que l'on
conservait pieusement dans l'urne cinéraire. Celle-ci était
placée au bord du chemin sur une colonne, sur un piédestal
ou sous un monument spécial, portant l'effigie et le nom
du mort (2) et des scènes allégoriques ou des maximes
morales. Lorsque deux êtres avaient été intimement unis
par les liens de l'amour ou de l'amitié — ces deux plus
parfaites manifestations de l'attraction universelle — leurs
cendres étaient mêlées et recueillies dans la même urne ;
on les plaçait sur un même support, sur lequel étaient
gravés leurs deux noms, afin que la mort elle-même ne pût
les séparer (3).
Si l'homme mourait dans un âge avancé, le respect
qu'il avait su inspirer par ses actions se fixait dans la mé-
moire de ses concitoyens. S'il avait vécu dans l'indignité,
on oubliait ses fautes. La loi punissait ceux qui médisaient
des morts. Pareille offense couvrait d'infamie plutôt celui
qui s'en rendait coupable que celui qui en était l'objet (4). Si
l'homme mourait jeune encore, son courage et sa beauté
ne s'effaçaient pas du souvenir de ses amis. Le défunt
était-il poëte, ses chants se transmettaient de bouche en
(1) Voir sur les trahisons qui donnaient accès aux tyrans étrangers :
Diodore de Sicile, liv. XVI, chap. vi ; Pausanias, Mesen. ; Valer. Maxim.,
liv. V, chap. m; Homère, Iliade, 6, v. 384, et p\ v. 391. Sur les tyrans,
voir Homère, Odyssée, f , v. 256, et Pausanias, Corinlh.
(2) Homère, Iliade, {', v. 243; «, v. 79o ; Théophraste, Caractères,
chap. xiy, iUpî irepiep-pxî ; Pausanias, I, chap. xvm.
(3) Homère, Iliade, <ji'; Odyssée, â,v. 76 ; Ovide, Métamorphoses, liv. IV,
v. 154, et liv. XI, v. 702.
(4) Démosthène, Oral, in Leplin. ; Plutarque, Selon,
70 PARTIE HISTORIQUE.
bouche à travers les générations. Était-il philosophe, tous
ceux qui cultivaient la philosophie s'occupaient de son
système et de ses conclusions ; ses disciples le commen-
taient, ses adversaires le réfutaient, mais tous se rappe-
laient avec admiration le penseur qui a'était plus. Était-il
tombé en défendant la liberté delà patrie, oh ! alors, c'était
unhéros, etcompléte était son immortalité. Ses funérailles
constituaient une véritable cérémonie civique ; ou con-
fiait son nom au marbre et au bronze, ses exploits deve-
naient l'objet d'un poème, une mention spéciale lui était
accordée dans l'histoire, son effigie venait se placer parmi
celles des dieux; dans les harangues guerrières, les ora-
teurs le présentaient en exemple aux armées, et, au plus
vif de la bataille, les combattants le voyaient apparaître
dans les airs, se placer à leur tète et les conduire à la vic-
toire. Ce n'était pas mourir que de mourir pour la liberté
de la patrie ; c'était vivre éternellement en elle (1)!
Mais nous n'avons encore parlé que du citoyen, de
l'homme libre, qui ne constituait en somme qu'une frac-
tion des êtres humains attachés au sol de la Grèce.
L'esclave, qui, bien qu'étant un homme, n'était considéré
par la loi que comme une chose, ne jouissait pas de l'im-
mortalité. 11 disparaissait, sans laisser trace de sa per-
sonne, comme le mouton disparait du troupeau, comme le
chien disparait de la ferme ou le cheval de l'écurie. Le
plus souvent, les fils ne connaissaient pas leurs parents,
carie maître vendait les enfants de l'esclave, afin de l'em-
pêcher de s'entendre avec eux ; de sorte que, manquant de
solidarité avec ses descendants, ses actions ne se réper-
cutaient pas au-delà du temps qu'avait duré sa courte
existence individuelle. N'ayant pas eu de volonté propre,
aucun droit ne lui avant été concédé, l'esclave avait dû se
contenter de remplir auprès de son maître l'office d'une
machine, et il disparaissait de la vie ainsi que disparais-
(I) Homère, Iliade, ty, et Euripide.
GRECE. 71
sent du sein de la nature les formes organisées qui n'ont
pas conscience d'elles-mêmes. On regardait le travail
comme l'antithèse de la liberté ; or, comme toute erreur
de théorie sociale portée sur le terrain pratique produit
toujours de profondes injustices, il en résultait que
l'homme libre devait vivre aux dépens de l'esclave. Le
droit ancien, récemment émancipé du fatalisme, ne pou-
vait encore concevoir différemment la société.
Il en était de même à Rome pendant les belles époques
de la république : on y vivait dignement, on y savait mou-
rir de même. Mais la perpétuation de l'homme prit une
plus grande extension ; à l'aide du testament, il parvint
à se perpétuer dans le sein de la famille. On peut dire
qu'à Rome, tant au point de vue public qu'au point de
vue privé, le citoyen pouvait être immortel. L'immortalité
publique était réservée à ceux qui se distinguaient par
leurs talents et par leurs vertus civiques, elle n'était donc
pas destinée à tout le monde; mais l'immortalité privée
était le patrimoine de chaque citoyen, du moment que ce
titre de citoyen impliquait pour lui la faculté de tester.
Les citoyens consignaient dans leur testament les dispo-
sions qu'ils imposaient à leurs successeurs, et, bien que
l'individu disparut, son action se prolongeait dans ses
descendants, qui exécutaient ses dernières volontés.
VI
LES HÉBREUX
Le peuple hébreu est le peuple esclave par excellence.
Opprimé aujourd'hui par un Pharaon, il le sera demain
par un Nabuchodonosor. En Egypte, c'est sous le fouet
d'un Ethiopien qu'il édifie les pyramides ; à Babylone, il
sera acteur et spectateur, malgré lui, dans les fêtes cri-
minelles données en l'honneur de Bélus. Lorsqu'il n'est
pas en servitude, il vit courbé sous la double domination
des chefs de tribus et des prêtres de la synagogue. Pas un
éclair de liberté n'illumine son histoire. Exotique ou indi-
gène, le despotisme pèse constamment sur ses actes,
comme un lourd manteau de plomb. Infortuné peuple !
Prêtez l'oreille : au milieu des sables du désert, aussi bien
que dans l'enceinte des villes, errant là-bas ou soumis ici,
il n'ouvre la bouche que pour exhaler des gémissements.
Ses chants sont des plaintes et ses poëmes des lamenta-
tions. Ses prophètes pleurent, ses philosophes gémissent,
ses législateurs maudissent et se désespèrent. Son carac-
tère est celui de l'esclave. Il possède la sobriété de la mi-
sère, l'irritabilité qu'engendre la souffrance, l'aridité du
désert, la défiance du malheur. Son mobile, c'est la
crainte. Il endure l'oppression et, en conséquence, il res-
sent un certain attachement pour tous ceux qui se trou-
vent dans son cas ; c'est ainsi qu'au sein de la caravane,
comme dans l'intérieur des cités, il promet un asile à
l'esclave qui s'est soustrait à la domination de son maître.
Il redoute la lumière ; pour lui, la liberté, c'est la nuit;
LES HÉBREUX. 73
l'obscurité rend la vigilance des tyrans difficile. Il est
l'ennemi du travail et de l'industrie ; esclave, il n'a connu
le travail que comme un châtiment. Il ne sait rien de
l'art, rien non plus de la science ; sa vie est celle du pas-
teur nomade; mais, en esclave qu'il est, il possède l'astuce
à un très-haut degré ; il achète et il vend, et dans chaque
échange il recueille un nouveau profit. La méfiance le
porte à thésauriser ce qu'il gagne ; elle le rend avare,
mesquin et usurier, au point que ses législateurs sont con-
traints de réglementer ses spéculations.
Sa continuelle dépendance et la stérilité de ses efforts
font qu'il espère son salut d'un être qui viendra le rache-
ter, et il songe sans cesse à cet émancipateur qu'il appelle
Messie (1). Gomme il manque de joies, il espère les trouver
dans un paradis terrestre qu'il voit toujours en perspec-
tive. S'il a voyagé à travers le désert, si Moïse a pu le
guider pendant de si nombreuses années, ce fut unique-
ment grâce à la perspective matérielle de la terre promise.
Si Moïse n'eût pas dominé ce peuple par le châtiment et
par l'appât des récompenses, il ne l'eût bien sûrement en-
traîné nulle part.
Les croyances et les espérances de ses premiers âges
furent purement terrestres ; son culte était un informe
mélange de cérémonies fétichistes et polythéistes. Tous
les dogmes, tous les principes qu'il porta plus tard dans
la constitution du christianisme, il les a élaborés au con-
tact de peuples étrangers. Le code religieux même, at-
tribué à Moïse, n'est qu'une servile imitation des lois
égyptiennes. Mais ce peuple infortuné, qui même pour
composer ses dogmes dut en emprunter les éléments,
rendit un grand service aux progrès de l'esprit humain.
(1) Le peuple fort n'attend son émancipation de personne; il s'é-
mancipe par ses propres efforts. Aucun Messie n'a jamais émancipé
un peuple. L'émancipation d'un peuple ne s'accomplit que par l'effort
commun, mais souvent l'histoire n'attribue qu'à un seul les efforts
de tous.
74 PARTIE HISTORIQUE.
Il sépara Dieu do la nature. Avec un Dion abstrait do
la phénoménalité, il créa l'unité do ©relance. L'unité
une t'ois établie, bien qu'elle tut négative, il est devenu
facile de lui substituer l'unité positive. A l'unité de la
foi a succédé l'unité do la science. Au Dieu universel,
la science a substitué l'universalité des lois. De [dus,
par cela même que Dieu n'était plus immanent dans Les
pliéniMiiénes , par cela qu'il n'en formait pas partie
intégrante, puisque, au contraire, il en était rigoureuse-
ment distinct, ceux-ci déjà n'étaient-ils pas abandonnés
de fait à la spéculation scientifique ? Lorsque le savoir ré-
sidait entre les mains des prêtres, l'intelligence humaine
se contentait des connaissances sacrées. La religion ayant
divorcé avec la nature, la raison tira de celle-ci la science
exclusivement laïque. Avec le prosélytisme, l'idée d'unité,
qui ont péri dans quelque repli du désert, prit do l'exten-
sion. C'est ainsi que cette race, dont les érudits du siècle
passé ont dit qu'elle n'avait rien légué d'utile à l'huma-
nité, contribua au progrès universel.
Nous avons dit plus haut que les mobiles du peuple
hébreu étaient purement temporels; or, c'est là la pore
Vérité. Jusqu'au moment où, sous la pression de l'infor-
tune, il apprit d'un peuple étranger à croire à une autre
existence, il ne s'était, en effet, préoccupé que de celle do
la terre (1). — « Dormez-vous, Seigneur? s'éerie-t-il.
Voyez que je me meurs... et que les morts ne peuvent
chanter vos louanges. » Et la conception de l'esprit, il ne
sait l'exprimer qu'à l'aide de mots certainement fort peu
spiritualistes. Ainsi, les termes de Nephcsch (u?23) et de
Muach (FTP), dont il se sert, expriment uniquement
l'idée de souffle ou de vent. Jusqu'au temps de Job, l'Hé-
(I) Consulter l'important travail de Grégoire, De la croyance des
Hébreux à l'immortalité de rdme (Revue des questions historiques, t. 11,
année 1873, p. 437), ainsi que l'étude de Pi y Margftll sur les Sudu-
rérns, dans ses Eslitdios sobre la E 'al média.
LES HÉBREUX. 7o
brou croyait que l'Homme, après la mort, descendait vers
un lieu souterrain appelé scheol, qu'il est très-difficile de
distinguer de la tombe. Là, les morts conservaient une
vague existence, assez analogue à celle des mânes des
Romains ou à celle des ombres de Y Odyssée (1).
Les Hébreux ne croyaient ni à l'âme personnelle ni à
son immortalité. Job dit : « Mon squelette verra Dieu, »
mais il ne dit pas : « mon àme ». A l'époque des patriar-
ches, on croyait que l'impie était frappé de mort soudaine
et que le juste, comblé de jours, terminait paisiblement
son existence. C'est ainsi, pensaient-ils, que Dieu leur
rendait justice dans ce monde. La mort n'éveillait aucune
idée lugubre ; l'Homme, après la mort, allait rejoindre
ses ancêtres. Mais le malheur vint frapper le peuple
d'Israël, dès qu'il se trouva en contact avec des civilisa-
tions étrangères. Alors l'idée que l'Homme reçoit ici-b; s
sa récompense ne le satisfit plus ; le juste était souvent
spolié et mourait quelquefois au milieu des massacres : Le
scélérat, au contraire, devenait puissant et riche et ter-
minait heureusement ses jours. L'antique théorie patriar-
cale était donc devenue insuffisante. Alors surgit une
théorie nouvelle, celle de la rétribution appliquée aux
descendants. Les fils seront heureux ou malheureux, se-
lon que leurs pères auront été bons ou méchants. Mais
elle ne satisfit presque personne. « Si Dieu m'accable de
malheurs, s'écrie Job, que m'importe qu'il couvre mes
descendants de bienfaits ! ma chair ne le sentira pas. »
La situation des Hébreux s'aggrava avec la captivité de
Babylone. Il est probable qu'ils puisèrent à Babylone, et
plus tard à l'école des Perses, imbus déjà du magisme des
Mèdes, le dualisme qui les conduisit à considérer l'esprit
comme quelque chose de distinct du corps, et comme des-
tiné à l'immortalité dans une vie d'outre-tombe ; c'est sans
doute à Babylone, dans cette ville cosmopolite qui pré-
• I) Voir Rouan, préface à la Traduction du livre de Job,
76 PAHT1E HISTORIQUE.
tendait réaliser l'unification do l'espèce humaine en convo-
quant tous les peuples à l'impure communion de la chair,
en s'assimilant les races étrangères à l'aide des corps su-
perbes de ses femmes, que les Juifs subirent une grande
transformation religieuse. Ils entendirent leurs maîtres
proclamer que l'homme possède un élément ténu, particu-
lier à chaque individu, qui lui est uni sous la protection
d'un dieu ; que cet élément survit au corps et qu'il peut
subir deux destinées différentes après la mort de l'indi-
vidu; que les âmes privilégiées (c'est de là que découle la
prédestination) conquéraient par la faveur divine une vé-
ritable apothéose ; qu'elles étaient reçues au ciel avec les
dieux « dans la région d'argent et des autels fulgurants
où les biens de Y état de bénédiction étaient la nourriture,
les fêtes heureuses et l'illumination, où elles demeurent
sans inquiétudes et sans misères (1) » ; qu'il était réservé
à un très-petit nombre d'élus d'obtenir ces félicités, sans
passer par l'état de la mort, et, comme Xisutros (2), le
Noé babylonien, de monter au ciel en corps et en âme.
C'était là la destinée de quelques rois seulement, de quel-
ques pontifes, de quelques héros et de quelques grands ;
car, pour le commun des mortels, la partie spirituelle (le
démon (3), comme on disait en Chaldée), séparée du corps,
se rendait au pays dont on ne revient pas, pays immuable,
situé clans les profondeurs de la terre et rempli d'ombres.
L'esprit ne pouvait s'élancer de cette retraite que de nuit
et sous forme de vampire pour apparaître aux mortels et
pour les tourmenter. On croyait qu'il existait au centre de
cette région une fontaine, gardée par des dieux infernaux,
parce que quiconque aurait bu de ses eaux serait remonté
vers la lumière. Les eaux de la fontaine devaient à la fin
du monde ressusciter les morts (4). Telles étaient les
(1) W. A., I, m, 66, verso, col. 3, 1, 29-36.
(2) Khasisatra.
(3) Utukku.
(4) Diog. Laërt., De vita philos, proœm., cité par Lcnormant.
LES HÉBREUX. 77
idées des Ghaldéens, quand ils réduisirent les Juifs en
esclavage. Et les Juifs crurent que l'esprit était formé
d'une substance légère, impalpable et active, souffle ou
vent, qui s'en va vers Dieu ; le corps, d'une substance
grossière, inerte, qui ne fonctionne que par la vertu de la
première. Pourquoi le cadavre reste-t-il immobile? Parce
que l'esprit s'est séparé de lui. Mais l'esprit n'est pas
encore considéré comme une substance pensante, comme
une âme personnelle, car, pour les Hébreux, la person-
nalité réside tout entière dans le corps.
Les Hébreux croyaient avoir conclu une alliance avec
Dieu, en échange de laquelle celui-ci devait, avec l'empire
sur tous les peuples de la terre, leur assurer la félicité éter-
nelle. Néanmoins il vint un temps où les fidèles de Jé-
hovah étaient persécutés par les peuples étrangers et deve-
naient leur conquête. Or leur Dieu leur avait dit que tous ces
peuples étaient nés en vain. Le cas ne laissait pas que d'être
surprenant. Dieu, selon le croyant, avait choisi un peuple
entre tous les autres, et ce peuple était enchaîné et sou-
mis parles étrangers, qui le chassaient de ses tentes ; il se
trouvait errant et dépossédé au milieu des autres races,
et servait de jouet aux ennemis de Dieu. Tandis que la
souffrance s'attachait opiniâtre aux fidèles, les ennemis
de Dieu vivaient dans la prospérité. Et Dieu le tolérait !
Alors le Juif, qui se refusait à croire que Dieu pût l'aban-
donner, se tournait sans cesse vers lui et lui demandait :
« Puisque c'est pour nous que tu as créé le monde, puisque
les autres nations ne sont que des immondices, pourquoi
sommes-nous donc dominés par elles et pourquoi restons-
nous ainsi dans l'impuissance? Babylone, la fille du mal,
T impudique prostituée, Babylone croît et prospère, et
Sion est déserte! Il est vrai qu'il existe peu de fidèles
parmi nous ; mais on n'en compte aucun chez les autres
peuples ! »
Le problème étant ainsi posé. Dieu devait procurer la
prospérité aux Hébreux à la fin des siècles. La solution
~g PARTIE niBTOlUQUK.
était tout entière contenue dans La croyance à la résur-
rection dé la chair; car, comme noue l'avons dit, c'est
dans le corps que, pour eux, résidait toute personnalité.
La justice devenait possible par un renouvellement du
monde. De plus, la perte de toute espérance de triomphe
prolongea l'égoïsme du Juif jusqu'au-delà de la tombe.
Pour s'assurer la satisfaction de cet égoïsme et obtenir
cette justice si désirre, il lui parut acceptable de réanimer
les ossements des morts, en faisant rentrer en eux le
souffle qui en était sorti. C'était donc par ce moyen que
Dieu leur rendrait justice.
Les Hébreux imaginèrent que, le jour de la résurrection,
le petit nombre d'élus destinés à jouir, c'étaient eux,
les bons, pendant que ceux qui devaient aller pâtir dans
les prisons souterraines, c'étaient les méchants, leurs
oppresseurs. C'est ainsi qu'il leur était possible d'obtenir
la justice que ne leur offrait pas la vie d'ici-bas. Ils ne
purent concevoir l'émancipation de l'esclavage qu'en
imaginant un monde nouveau. Habitués à la tyrannie et
ne gardant souvenir que de la servitude, ils transportè-
rent la vie heureuse, dont ils étaient privés ici-bas, dans
un autre monde où l'esclavage ne pourrait les atteindre.
Dépourvus d'un pouvoir capable de leur rendre la justice,
ils estimèrent que Jéhovah devait venir la leur administrer.
Mais leurs prophètes avaient prédit que le Messie vien-
drait les émanciper. Comment cela pouvait-il être, si
la justice ne devait venir qu'à la fin du monde avec le
jugement suprême que Jéhovah rendrait sur les hommes?
On tourna cette difficulté en imaginant la création d'un
règne messianique précédant la fin de ce monde, hescheol
serait ouvert, et les justes vivraient avec le Messie, établis-
sant sur les autres peuples de la terre un règne temporel
après lequel viendrait le jugement dernier. C'est environ
cent soixante-cinq ans avant la naissance de Jésus-Christ
que cette tendance commença à se manifester. Le besoin
de vengeance qui sommeille dans le cœur de l'Israélite
LES HÉBREUX. 79
éclate S' .us l'urine d'apocnlypses. Ces écrits, depuis celai qui
porte le pseudonyme de Daniel jusqu'à celui qui, composé
en l'an 97 de l'ère chrétienne, est attribué à Esdras (l), sont
fort nombreux. C'est toujours une vision, un dialogue avec
un ange, la description, à l'aide d'une phraséologie touffue,
de la venue du Messie ; c'est partout le récit des batailles qui
seront livrées contre les autres peuples de la terre, de la
défaite et de l'extermination de ceux-ci, de leur réduction
en esclavage sous le joug du peuple élu : c'est enfin la
narration du règne messianique, sadurée(2), le jugement
dernier et le spectacle que présentera la Nature avant de
s'anéantir. Les descriptions dont ces imaginations maladi-
ves émaillent ces documents sont véritablement effrayan-
tes. Quels fatidiques présages ! « Avant que vienne le jour
de Jéhovah, les femmes commenceront à ne plus enf; mter.
la nature changera ses fonctions, le soleil s'éteindra, les
étoiles tomberont, les pierres parleront, le sang jaillira
des arbres... Jéhovah apparaîtra au sein des nuages, en-
touré d'Elie, d'Enoch, de Moïse et d'Esdras, délivrés delà
mort ; il condamnera les méchants aux peines éternelles,
et il s'élèvera avec les bons. Et Dieu ne s'affligera pas du
sort des misérables qui se perdront en ce jour; et les pères
ne pourront plus intervenir pour leurs fils, ni les fils pour
leurs pères ! » Toutes les apocalypses indiquent ces événe-
ments comme devant être prochains. Les écrivains apo-
calyptiques présentent les rephcïim des dépôts demandant
à l'ange : «Quand sortirons-nous? » Et l'ange leur répond :
« Quand le nombre de vos semblables sera complet. » Et
ces écrivains ajoutent que « déjà les dépôts des ombres sont
(i) Renan prouve que toutes les apocalypses portent le nom d'un pro-
phète antérieur ou d'un pseudonyme. Voir Revue des Deux Mondes,
1er mars 187o, V apocalypse de l'an 97.
(2) Le nombre des années varie. Pseudo-Esdras se contente de 400,
pendant que d'autres opinent que la durée de ce règne sera aussi con-
sidérable que celle de la terre. Voir le livre d'Enoch, celui de Baruch et
le chap. xv d'Esdras.
80 PARTIE HISTORIQUE.
bondés et qu'il y a pléthore (l'idée est certes bien maté-
rielle) ; que des douze parties entre lesquelles se divise le
temps que durera le monde, dix et demie sont déjà écou-
lées ». Et, pour preuves à l'appui, « la taille des hommes,
ajoutent-ils, est en décroissance ; la race dégénère, elle
n'a plus l'énergie des premiers âges. Tout a perdu sa
vigueur ! »
Mais, loin de guérir le mal, le dogme de la résurrection
de la chair, tel qu'ils l'entendaient, et celui des châti-
ments et des récompenses d'outre-tombe ne produisaient
que la terreur et ne servaient qu'à accroître l'infor-
tune des malheureux qui y ajoutaient foi. Jéhovah était
maître absolu ; il avait ses élus en petit nombre ; de plus,
il était fort difficile de ne pas l'avoir offensé. Quiconque
avait failli une fois pouvait trembler par avance ; pour
une légère faute, il avait à redouter un châtiment éternel.
Déplus, qui donc savait s'il était prédestiné à la condam-
nation par la volonté du Dieu tout-puissant? Cette déso-
lation des esprits apparaît également dans la littérature
mélancolique qu'engendre le dogme du jugement der-
nier. Quel vaste désespoir dans ces plaintes! « Que l'hu-
manité pleure et que les bêtes se réjouissent! s'écrie
l'Hébreu courbé sous le poids du malheur, car les bètes
sont de meilleure condition que nous. Elles ne sont point
atteintes par le jugement dernier, elles n'ont point à
redouter de tourments, car, après la mort, il n'existe plus
rien pour elles. » ... « A quoi donc sert la vie avec un ave-
nir de tourments? Ah ! combien grand dut être ton péché,
Adam, pour qu'il nous rive presque tous à une éternité de
douleurs ! . . . Mieux vaudrait le néant que la perspective
d'un jugement après la mort!.. Pourquoi passons-nous la
vie plongés dans la tristesse et la misère, si nous n'espé-
rons après la mort que supplices et martyres?... Mieux eût
valu pour nous qu'Adam n'eût pas été créé sur la terre !...
A quoi nous sert l'immortalité, si nous ne commettons
que des œuvres de mort?... » Et il en est de même pour
LES HÉBREUX. 81
tous les auteurs de cette époque, qui se répandent en dé-
chirantes lamentations. Ces imprécations, engendrées par
des croyances effroyables et lugubres, préludaient déjà à
l'épouvantable et sombre office des morts du moyen âge,
fidèle expression du christianisme. Bientôt les chrétiens
s'emparèrent si bien des apocalypses que ces écrits com-
posèrent le caractère essentiel de leur littérature des pre-
miers siècles. « Si le christianisme, dit Renan, aggrave
tant la terreur qu'inspire la mort, toute la responsabilité
en doit peser sur ce genre de livres. » Ces prophéties, ces
visions dans lesquelles la nature se bouleversait et où la
désolation était portée si haut, furent les premiers sym-
ptômes pathologiques de la fièvre délirante qui allait,
pendant quelques siècles, tourmenter l'humanité.
Chez Israël, la théorie de la résurrection et du juge-
ment dernier naquit pour forger une félicité que la terre
ne pouvait procurer, et pour s'assurer une justice qu'on
ne trouvait pas ici-bas. Cette théorie fut un signe de dé-
cadence, d'esclavage et de misère, car la vie n'est désirable
dans un autre monde que tout autant qu'elle n'offre au-
cune dignité dans celui-ci.
C'est ainsi que se forma le dogme de la résurrection et
du jugement dernier, comportant des châtiments et des
récompenses. Nous allons voir maintenant comment il se
fait que l'idée de la mort revêt un aspect terrible en Grèce
et à Rome, en même temps que se développe le dégoût
pour la vie provoqué par les infortunes publiques. Alors
nous verrons apparaître l'idée de l'âme et de son immor-
talité, et le christianisme s'emparer de toutes ces tendan-
ces pour en constituer son dogme.
VII
T, A DÉCADENCE
La Lydie et l'Ionie étant perdues, personne ne croit
plus désormais en l'oracle de Delphes : ses réponses
ambiguës apparaissent au peuple comme des subterfuges
employés par les dieux qui hésitent à lui déclarer d'une
manière explicite qu'ils l'abandonnent entièrement à son
destin contraire. Le divin Jupiter a perdu le respect des
Hellènes. Beaucoup d'entre eux le jugent incapable de
gouverner le monde ; bien peu l'invoquent; personnene
lui adresse plus de demande. Les philosophes le discu-
tent, les poètes le poursuivent de leurs satires ; et, sans ap-
pui clans la conscience publique, il choit de son rang de
Dieu suprême de l'Olympe, au milieu des milliers d'éclats
de rire de ceux que ses foudres n'épouvantent déjà plus.
Sur ces entrefaites, Bacchus, fils du Soleil, qui, tout
enfant, était entré à Eleusis, en sort adolescent, mais
gros, indolent et imberbe.
Monté sur le Belphégor de Babylone (1), — l'âne au
priape, — il parcourt la campagne entouré des Phallo-
phores et des Ithyphalles, prêchant aux vendangeurs
l'amour, l'ivrognerie et la mollesse, afin d'acclimater en
Grèce les mœurs exotiques des pays chauds de l'Asie
Mineure.
Le peuple fera-t-il appel à sa propre raison, et puisque
(1) Heljihcgor en Chaldée signifiait « le Seigneur âne ». Cet animal,
venu, chargé de vin, à Babylone par DEuphrate, était promené en
triomphe et adoré comme étant le protecteur de la concupiscence.
LA DÉCADENCE. 83
ses divinités l'abandonnent, n'aura-t-il plus confiance que
dans ses propres efforts, ou bien placera-t-il sur le trône
vacant du caduc Jupiter cet adolescent efféminé et de
f< trmes morbides, qui le convie à épuiser la coupe du plaisir
comme le seul remède possible à ses infortunes? Eschyle
le croit ; lui qui, à Marathon et à Salamine, fut de ceux
qui arrêtèrent l'invasion des hommes de l'Asie, il redoute
de ne pouvoir repousser de même, à cette heure, l'invasion
de leurs dieux.
« Vénère la Justice, rends hommage à la Loi, mais
garde-toi de te donner des maîtres, » crie-t-il au peuple
hellène en plein théâtre, en lui montrant le triomphe de
la tyrannie avec le Bacchus d'Eleusis, derrière lequel se
dessinent déjà les affadissantes silhouettes des petits
Bacchus de laPhénicie, de la Syrie et de la Phrygic, Ado-
nis, Sabas et Attis. Et tous les bons citoyens prennent
parti pour Eschyle. Aristagoras, Diagoras, Alcibiade (1),
(I) Aristagoras se distingua toujours par son amour pour la liberté,
par sa haine contre les cultes asiatiques et la tyrannie à laquelle ils
aboutissaient. 11 provoqua le soulèvement des Ioniens contre les Perses,
expulsa ceux-ci de toutes les cités qu'ils occupaient, et rétablit partout
le gouvernement populaire. Plus tard, il assiégea Sardes et s'en rendit
maître. Mais, se reconnaissant impuissant à défendre seul tout le terri-
toire qu'il avait reconquis, il se retira en Thrace. Là il fut, croit-on,
assassiné par les partisans des cultes orientaux. Sa protestation contre
les Eleusines lui a valu l'accusation d'impie.
Diagoras était un philosophe de l'école de DémocrUe. On le taxait
d'athée à cause de ses idées hostiles aux superstitions et aux cultes qui
s'établissaient alors en Grèce. 11 fut accusé d'avoir, en compagnie de
quelques-uns de ses amis, parodié les mystères d'Eleusis dans le but de
les discréditer. Obligé de prendre la fuite, sa tète fut mise à prix.
L'Aréopage promit un talent à qui le tuerait, deux à qui le traînerait
vivant devant son tribunal ; et l'édit fut gravé sur une colonne du forum
d'Athènes! On annonça plus tard que Diagoras avait péri victime d'un
naufrage, effet de la colère des dieux. Ce mensonge des prêtres, imaginé
pour fomenter la superstition, fut démenti plus tard. Diagoras s'éteignit
très-paisiblement dans sa retraite de Corinthe.
Alcibiade était le chef de cette jeunesse qui s'insurgeait contre
8i PART1K HISTORIQUE.
protestent énergiquément contre les mystères du Za-
greus phrygien, et Socrate, Démonax (1) et Epaminondas
refusent l'initiation, combattent le messager d'amour et,
comme les premiers, ils jurent que jamais ils ne se ren-
dront complices du triomphe de la tyrannie. Us compre-
naient trop bien que l'élévation de l'Amour à la hauteur
d'un culte serait funeste à la liberté et qu'elle inaugu-
rerait l'empire de la Mort. A travers le masque de paix du
messager, ils avaient vu la face de feu du fatidique Moloch.
Ils repoussaient la fraternité de la jouissance parce qu'elle
leur arrivait imposée comme une émanation du Dieu
solaire; or, la soumission au Dieu sidéral ne pouvait
s'affirmer qu'au détriment de la dignité de l'Homme.
Les mystères d'Eleusis, purs jusque-là de toute souil-
lure, s'étaient corrompus en se mêlant au culte de Dionysos
et commençaient à troubler la conscience du peuple grec.
Les initiés étaient nombreux, et, chaque jour, l'initiation
s'étendait sur un plus grand nombre d'adeptes. On com-
binait savamment les effets dans ces initiations ; on
épouvantait les néophytes pour qu'ils eussent lieu d'affir-
mer leur courage ; on les faisait passer de la pénitence à
l'envahissement des superstitions orientales. Ainsi qu'Epaminondas, il
pénétra à main armée dans les temples, et renversa et mutila les idoles
phalliques.
(1) Démonax, un des citoyens les plus courageux d'Athènes, philosophe
par tempérament, n'avait jamais sacrifié aux dieux. 11 ne voulut pas être
initié aux mystères d'Eleusis quand quiconque occupant une position à
Athènes Tétait. Il disait, pour expliquer son refus, que, lorsqu'il serait
initié, si quelque chose dans ces mystères choquait la décence et les bonnes
mœurs, ou attentait à la liberté, il se verrait dans l'obligation de le
révéler à ses concitoyens, afin de les préserver de la corruption qu'on
leur imposait sous des prétextes religieux, et que si ces mystères étaient
honnêtes, il les divulguerait par amour pour l'humanité. Ces paroles
font partie du discours qu'il prononça pour se défendre devant le peuple
athénien, qui se disposait à le lapider comme impie. L'eifet qu'il pro-
duisit fut si puissant qu'il ramena en sa faveur l'opinion de ceux qui lui
étaient le plus hostiles. 11 fut dès ce jour respecté par tous les bons
citoyens de la République.
LA DÉCADENCE. 85
la débauche. Tantôt on leur présentait le spectacle offert
par l'hiver, tantôt celui de l'été; là la terre stérile, autre
part la terre féconde , la terre couverte de fleurs et de
fruits ; de l'opposition entre le jour et la nuit, on avait
composé un rite qui, à l'aide du jeûne, préparait les fidèles
à l'orgie, aux éblouissements du soleil par l'obscurité des
ténèbres, à la concupiscence par la fustigation. Là les prê-
tres de Gérés jouaient un drame fantastique représentant
la mort et la résurrection. A minuit, on célébrait une
sorte de messe orgiaque ; les novices y assistaient tout
nus, couronnés de feuilles d'if et de myrte; l'hostie
était un épi, le calice une coupe. De ce que le grain renaît
quand il a été confié à la terre, et produit des épis nou-
veaux, on tirait un parallèle entre l'épi et l'âme hu-
maine : l'homme devait renaître après la mort sous l'im-
pulsion de son âme, comme le grain de blé renaît de la
terre sous l'impulsion divine. Et le vin, cette rouge li-
queur, qui contient, à l'état latent, la force qu'il a reçue
du soleil, était considéré comme le sang du Dieu solaire
descendu sur la terre, et on devait le boire pour acquérir
la vie éternelle. C'était l'immortalité en Eleusis que l'on
mangeait et que l'on buvait avec le blé et le vin (1).
(I) Les philosophes du siècle dernier pensaient que les chefs des reli-
gions de l'antiquité étaient aussi bien versés qu'eux dans la science de la
nature et qu'ils avaient imaginé les cultes pour asservir le peuple au
moyen de mystères. La critique positive moderne démontre que prêtres
et fidèles croyaient également à ce qu'ils pratiquaient et que cette sou-
mission du peuple à ses chefs spirituels venait du mauvais entendement
des phénomènes de la nature, qui, dans leur imagination, enfantait le
surnaturel. — Publicola Chaussard, partageant la première opinion, l'a
soutenue dans son drame sur les mystères d'Eleusis placé dans son
ouvrage Fêles et Courtisanes de la Grèce. On peut en juger par ce
morceau :
« hermippe. — Votre théologie...
« l'hiérophante. —Est la physique. Nous avons deux doctrines, l'une
pour le peuple, et l'autre pour le sage. La première est un tissu roma-
nesque d'aventures mises sur le compte des dieux ; le roman est le
manuel de l'ignorance; les aspects, les rapports de la nature, la physio-
86 PARTIE HISTORIQUE.
Le Zagreus phrygien inaugure dans ces fêtes le culte du
phallus, sanctifie la luxure et fait entendre aux initiés
que l'amour ne nous vient que du Dieu du ciel, que c'est
lui qui l'a apporté sur la terre.
« Sans ma médiation, leur dit-il, si je n'étais pus
venu ici-bas, il n'existerait pas d'amour et la vie s'étein-
drait. Sans amour, plus de reproduction ni chez l'homme,
ni chez l'animal, ni chez la plante. Sans moi la terre se
transforme en désert et les ténèbres l'envahissent (1). »
logie, voilà la base et le fond de nos catégories, mais elles sont relé-
guées au fond du sanctuaire. Les princes et les législateurs, combinant
les principes de ces deux, religions, faisant une part à la crédulité popu-
laire et une part à la raison, ont établi ou du moins favorisé un culte
mixte dans lequel s'allient la morale et la fable. Mais ici tombe le voile
étendu parla superstition, paré des fleurs delà poésie et soutenu par les
mains puissantes de ceux qui régissent les États. Ici se manifeste la
nature, cette divinité universelle, qui habite en elle-même, se reproduit
et se contemple.
« hermippe. — Voilà donc votre secret!
« l'hiérophante.— Cette saine doctrine, que le vulgaire repousse parce
qu'il n'est pas digne de la recevoir, élève l'homme et l'affranchit des
faiblesses et des terreurs communes, Rien ne périt, tout se renouvelle.
La matière est éternellement vivante, sa forme seule est périssable. »
Contrairement à ce que dit Chaussard, les historiens modernes, qui se
sont occupés de ce sujet, entre autres Bulwer, pensent que ce que l'on
enseignait aux initiés à Eleusis, c'étaient les superstitions, filles des
dogmes asiatiques, la prépondérance absolue du surnaturel sur l'homme
et l'immortalité de l'âme comme entité distincte de l'organisme.
(1) Bacehus est la personnification du soleil nouveau, c'est-à-dire du
soleil du printemps qui succède au soleil mort, au soleil de l'hiver. 11
enflamme la terre de ses rayons et communique la vie à la végétation,
ainsi qu'aux animaux. C'est sous son influence que croit la vigne qui
produit le vin. Aussi le représente-t-on couvert de pampres, et l'on
ajoute que le vin est le sang du dieu. Que le fils de dieu s'appelle Attis,
Tanmuz, Adonis, Sabas,Orus, Dionysos, etc., — la plupart de ces noms
signifient simplement notre seigneur,— tous les cultes de l'Asie Mineure
se basent sur cette pensée, qu'il vient apporter l'amour sur la terre. L'est
ainsi que s'introduisit en Occident la loi de l'amour, qui établissait la
soumission absolue à un dieu venu sur la terre pour y répandre son sang
pour les hommes.
LA DECADENCE. 87
Et la multitude frémit à l'idée de l'athéisme. C'est pour
elle la stérilité et la mort.
Un peuple sur lequel de tels mystères exerçaient leur
influence, ne pouvait encore se passer de dieux. Si
quelques-uns de ceux-ci venaient à l'abandonner, il devait
eu créer de nouveaux ; sa puissance théogéuique n'était
pas près d'être épuisée. Aussi repoussa-t-il les conseils
d'Eschyle, et les efforts de ceux qui le suivirent ne furent
pas moins vains. Eschyle était athée : il plaçait la loi
au-dessus des atteintes de la divinité et la justice au-dessus
des caprices de l'Olympe. Il faisait mieux encore : au nom
même de cette justice, il combattait les dieux immortels
et déclarait, dans son Prométhée, qu'un jour viendrait
où la Divinité elle-même serait détrônée. Le peuple recula
d'épouvante en entendant cet horrible blasphème ; il rugit
enflammé d'une sainte colère et le poète dut recourir à la
fuite pour ne pas être déchiré par les mains de la multi-
tude. Eschyle sur la scène avait supprimé la mort des
hommes ; on l'accusa de les sacrifier, en dehors d'elle, aux
dieux infernaux. Son théâtre fut rasé.
Eschyle exilé dans de lointains pays, Aristagoras pros-
crit, Diagoras condamné à mort, la Grèce purgée de tous
les philosophes impies, Bacchus gravit les marches de
l'Olympe, recueille la foudre et l'aigle de Jupiter, et inau-
gure son règne en répandant à pleines mains la corrup-
tion sur la Grèce. Ses apùtres sont la femme et l'esclave ;
■son culte, l'orgie sacrée qui oclate et se termine par les
folles extravagances de la populace enivrée. L'enivrement
estime nécessité pour l'esclave; la débauche lui fait ou-
blier son état misérable. Façonné à l'esclavage, que lui
importe la tyrannie, si la tyrannie lui procure la jouis-
sance avec la femme et l'oubli avec le vin?
Reléguée dans l'intérieur des maisons et ne pouvant
suivre l'homme dans la vie publique, la femme grecque
invoque à son aide les pleureuses divinités de l'Orient.
Lassée de l'homme adulte et fort, elle se prend d'amour
88 PARTIE HISTORIQUE.
pour le type de l'adolescent imberbe, au corps efféminé et
à l'âme lâche. C'est en vain que Sapho vient protester
avec colère ; c'est en vain qu'elle entonne son héroïque
chant mixolydien : les accords de sa lyre ne sont pas en-
tendus, les vibrations de ses cordes se perdent dans les
airs. Les prêtres la condamnent au bannissement comme
impie, et, après sa mort, ils lui attribuent les vices im-
mondes d'une chanteuse qui portait son nom (1).
Bientôt Diane, la chaste Lune, la sœur de Phébus,
célèbre ses noces incestueuses avec le maître souverain
de la région céleste. La vierge dorique devient la My-
litta de Babylone, l'Astarté de Sidon, l'Aschera chana-
néenne, c'est-à-dire la Vénus funèbre. Son inceste lui
cause des remords ; c'est pour ce motif qu'elle n'inspire
les amours que pendant la nuit, et que sa pâle lumière
n'éclaire que faiblement les amants, comme si elle redou-
tait de découvrir un crime. La volupté qu'elle éveille est
une volupté mélancolique. Son disque livide brille d'une
lueur sinistre. Ce n'est plus au sommet de leur carrière
qu'elle frappe instantanément les hommes de ses flè-
ches, en les affranchissant de la fâcheuse vieillesse et
de la maladie mortelle tardive et répugnante ; elle ne
leur donne plus la mort sublime, l'eû8ava<j£a. Non. Elle
préfère les laisser vivre dans la dégradation, sous le
joug. Ce n'est plus l'héroïsme qu'elle inspire, c'est l'éro-
tisme . Assise sur son trône impur du temple d'Ephèse,
elle préside à des mascarades éhontées. Ses nymphes,
vierges jadis, converties en bacchantes impudiques, se
vautrent à ses pieds, la prunelle embrasée par le feu du
désir qui les consume. C'est la fureur aphrodisiaque qui
(i) 11 est pleinement établi aujourd'hui qu'il y eut deux Sapho en
Grèce; l'une, l'héroïque, celle qui inventa le vers saphique, fut exilée à
cause de son opposition à tous les cultes qui produisirent la décadence
de la Grèce. Elle vécut heureuse dans son exil de Sicile, se maria et eut
un fds. La seconde, celle du saut de Leucade, ne fut qu'une impudique
chanteuse,, restée fameuse par ses vices.
LA DECADENCE. 80
domine les prêtresses d'Hécate. Là où régnait la chaste
déesse ne se dresse plus que le fétiche orgiastique.
Avec la loi de l'Amour se répand en Grèce l'empire de la
Mort. Jusqu'à cette époque le Grec ne s'était courbé sous
aucun de ces deux jougs. Sa vie était le développement de
la force dans toutes ses acceptions : de la force muscu-
laire par la gymnastique, de la force intellectuelle par
la philosophie. Cultivant, en même temps, la bravoure et
l'intelligence, faisant continuellement fonctionner les
muscles et le cerveau, que pouvait-il lui rester de vigueur
pour l'alimentation de ces sentimentalismes erotiques,
patrimoine exclusif du mysticisme et de la paresse? Et
tout en lui se manifestant par l'action et par la vie, quelle
place restait-il à la mort dans le champ de ses spécula-
tions? Si la mort était héroïque, quel besoin de philo-
sopher sur elle ? Par elle seule n'était-elle déjà pas un
exemple? Si, au contraire, elle n'était pas héroïque, elle
ne méritait que l'oubli, afin que la peur ne se propageât
point dans les masses.
Ces dieux orientaux, énervants, hermaphrodites, trans-
fuges du genre masculin, efféminés, incestueux, mutilés
et ensanglantés, s'adressent surtout au cœur de la femme,
qu'ils attendrissent avec des récits de souffrances et de
mort, et ils introduisent ainsi en Occident la mort qui
effraye, la mort qui épouvante, la mort lâche, la mort de
l'esclave. Dès lors, que de lamentations et de gémissements
aux funérailles ! Que de larmes ! On se frappe la poitrine,
on déchire ses vêtements, on se flagelle même ! Chaque
femme se transforme en pleureuse, et suit le cadavre, les
cheveux épars, les yeux noyés de larmes et la poussière
au front ! La Grèce entière s'ébranle à l'étrange harmonie
des sanglots et des gémissements. C'en est fait! la Mort
effrayante règne déjà sur la terre hellénique (1). Bientôt
I En Chaldée, en Syrie, en Phrygie, de même qu'en Egypte, la mort
du dieu de la nature répand la terreur et le désespoir parmi les peuples,
90 PARTIE HISTORIQUE.
elle régnera sur l'Europe entière et son règne durera pen-
dant de longs siècles!
La voici, se substituant à la Mort digne, s'avançant au
son lugubre de la flûte phénicienne et de la harpe de
Babylone, enveloppée dans les vapeurs que dégage la
myrrhe (1), faisant se dresser le funèbre cyprès sous ses
pas et semant partout la pusillanimité et la mélancolie.
La voici faisant son outrée par les portes d'Eleusis, au
milieu de l'ivresse des hommes et du délire produit par la
surexcitation nerveuse des femmes; elle vient et s'im-
pose par la propagation des Adonies, de ces fêtes licen-
cieuses où le soupir de la volupté succède à la larme pieuse,
importations de Byblos, dans lesquelles les Grecques
attendries s'allanguissent jusqu'à l'évanouissement.
Ah! comme rugit Prométhée, attaché déjà au sommet
du Caucase, en contemplant l'Homme livré à la tyrannie
par la femme et par l'esclave, par l'amour et par la
comme nous l'avons déjà expliqué pour la Phénicie. Pouvait-on imaginer
un plus terrifiant spectacle que celui de la nature périssant tout entière!
.Mais, une fois mort, le soleil renaît, et avec sa résurrection concorde le
renouvellement de la terre. On donnait à ce spectacle la même expli-
cation qu'à la génération humaine ; et on le symbolise par le médiateur,
par le seigneur qui descend sur le monde, par le fils de Dieu qui nous
apporte la loi de l'amour.
En pénétrant en Europe, ce culte devait apporter avec lui le mystère
delà mort du dieu, et, par conséquent, l'effroi et les lamentations. De
plus, il favorisait la tyrannie des rois envers leurs sujets; puisqu'il
existait au ciel un astre, le soleil, qui régissait les autres corps célestes,
ne devait-il pas y avoir un homme pour dominer ses semblables? Sans
liberté, sans influence sur le gouvernement de sa patrie, le Grec eut,
à partir de cet instant, la mort triste et misérable de l'esclave. Commi nt
aurait-il pu avoir wnc mort heureuse, lui qui laissait sa cité dans l'es-
clavage et qui ignorait si demain ses enfants ne tomberaient pas victimes
des caprices d'un tyran?
(I) La flûte dos enterrements, connue sous le nom de safaambô, est
d'origine phénicienne. La harpe cyniras est l'instrument musical funèbre
de Babylone, et la myrrhe est l'encens que l'on brûlait dans cette ville
en l'honneur du mort.
LA DÉCADENCE. 9i
grâce ! Le calme et la tranquillité sont dorénavant im-
possibles sur la terre. Le beau ciel de la Grèce s'est voilé
de sombres nuages. Plus de raison parmi les hommes,
plus de justice. 0 tyrans, vous êtes désormais les maîtres
des peuples! Régnez en paix jusqu'au jour où Prométhée
se dressera affranchi par l'Hercule révolutionnaire !
Bientôt, à la philosophie virile de Thaïes, d'Anaxi-
mandre, d'Anaximène, de Parménide, d'Heraclite, d'Em-
pédocle, de Leucippe, de Démocrite et de tant d'autres
penseurs grecs, succédèrent les élucubrations métaphy-
siques de Platon et de ses disciples.
Aucun des philosophes antérieurs à l'école platoni-
cienne, excepté Pythagoras, n'accordait de personnalité
à l'âme abstraite de l'organisme. Tout au plus certains
auteurs admettaient-ils son immédiate transmigration
dans un autre corps (1). Presque tous lui assignaient le
mouvement comme attribut essentiel. Les uns disaient :
« Ses atomes ont la propriété de se mouvoir avec pins
d'intensité que ceux des autres choses; ils vibrent sous
l'impulsion des objets extérieurs, aussi l'âme parvient-
elle à acquérir la notion de tout ce qui nous envi-
ronne (2). »
D'autres, tels que Démocrite (3), ajoutaient : « Xon-scu-
lement les atomes de l'âme sont susceptibles de vibrer,
mais encore ils ne se reposent jamais, en raison de
leur force et de leur configuration sphérique, » et ils
expliquaient le mécanisme des songes par la conti-
(1) Les partisans de la transmigration étaient influencés par les
dogmes de l'Orient. Pythagoras, avec ses théories panthéistiques, con-
tribua beaucoup à la décadence de l'esprit grec.
(2) Empédocle, Leucippe, Nessus de Chios et Métrodore sont déjà
presque contemporains de Platon, bien que ces deux derniers aient
reçu les leçons de Démocrite.
(3) Aristote, De divinat. per somnum, c. 2. Voyez aussi Ferdinand
Hœfer, Biograpa (jenrralc, Démocrite.
I
M PARTIE HISTORIQUE.
nuation des vibrations communiquées par le monde exté-
rieur pendantla veille.
Leucippe pensait que l'âme avait besoin de la respi-
ration, puisqu'elle était un feu, un être igné et, ainsi que
nous nous exprimerions aujourd'hui, une combustion.
« Elle s'éteint, disait-il, dès que l'air manque, et elle eu-
traîne la mort de l'individu, de même que le feu se
meurt également en se consumant avec l'air (i). »
Heraclite supposait le monde environné d'une essence
divine, sorte de fluide subtil que nous respirons (aurait-
il prévu l'oxygène ?), et qui nous vivifie sans cesse ; la vie
pour lui consistait en une éternelle transformation de la
matière à l'aide d'« un mouvement continuel et circulaire
d'émission et d'absorption (2). » Avait-il intuitivement
deviné les dernières conclusions de la biologie moderne?
Aristote lui-même, après Platon, considère l'âme comme
« la catégorie supérieure de la forme de la matière » et k
définit « la première actualité d'un corps organisé qui a
la vie en sa puissance. » Mais il ne tarda pas à s'éga-
rer ; l'atmosphère morale était imprégnée des rêveries
philosophiques de l'école nouvelle et il ne put se défendre
contre leur influence. Avec la notion du voûç (3) comme
forme pure et son émanation du corps céleste, il prêta le
flanc aux partisans du spiritualisme, qui, au lieu de voir
en cela l'influence du monde sidéral, l'influence de l'uni-
vers sur l'intelligence, interprétèrent a tort et firent direc-
tement émaner l'âme d'une âme universelle, où ils la
transportèrent après la mort pour la faire retourner à son
point de départ.
[i) Voir Aristote, De anima, 1, c. 2.
(2) Hippocrate, De alimentis, VI.
(3) Le vous qu'Anaxagoras définissait « un élément pur et sans nié-
lange, plus léger et plus subtile que les antres, qui était le grand et le
premier moteur du monde, intelligent et actif, » Aristote le considérait
seulement comme l'âme supérieure, intelligence pure ou âme noétique,
en opposition aux âmes nutritive, motrice, semitive et appétitive.
LA DÉCADENCE. 93
Pythagore et Platon (1) ont imaginé la théorie de la
personnalité de l'âme, en scindant l'homme pour ainsi
dire. Platon, influencé par la doctrine de Pythagoras,
fait émaner l'âme humaine de l'âme universelle et la
divise en âme irascible, appétitive et rationnelle. Les deux
premières résident respectivement dans le cœur et dans le
ventre et meurent avec le corps ; la dernière réside dans la
tête et ne meurt jamais. Selon lui, l'âme est de nature ignée
et elle s'écarte des essences (xà ovxoç ovxa), des idées (t§éa),
des types primordiaux, quand elle s'incarne dans le corps ;
alors elle se trouble et ne voit plus que l'ombre des choses.
Nos idées ne sont que le souvenir de ces idées de l'âme,
antérieures à cette vie. Quand l'âme , à la mort de
l'homme, rentre dans l'âme universelle, elle sait toutes
choses sous leur véritable jour et se nourrit à nouveau des
essences et des idées dont elle se nourrissait autrefois (2).
« L'âme s'égare et se trouble, dit Platon, quand elle se
sert du corps pour considérer quelque objet ; elle a des
vertiges comme si elle était ivre, car elle s'attache à des
choses qui sont de nature sujette à des changements.
Lorsqu'elle contemple sa propre essence, elle se porte
vers ce qui est pur, éternel et immortel et, étant de même
nature, elle y demeure attachée aussi longtemps qu'elle le
peut. Alors ses égarements cessent, car elle est unie à ce
qui est immuable, et cet état de l'âme, c'est la sagesse, et
les vrais philosophes sont seulement ceux qui cultivent
cette sagesse (3). »
A Rome aussi, de même qu'en Grèce, après que des
philosophes, des poètes et des orateurs illustres eurent
déclaré que la mort n'était que le repos éternel des
fatigues de la vie, surgirent avec la décadence d'autres
philosophes qui prétendirent fournir une explication nou-
(1) Voir, pour les idées de Platon relativement à l'âme, République,
Phédon, Gorgias.
(2) [{cpublka, liv. Vil.
(3} Œuvres de Platon traduites par Cousin. Phêdon.
94 PARTIE HISTORIQUE.
velle. Poussés par la fantaisie, ils avancèrent gratui-
tement que la substance organisée de notre corps n'in-
tervienl pour rien (tans l'entendement et que, par suite,
il convient d'admettre quelque chose de plus subtil qui
concourt à ces fins. Et ils appelèrent ce quelque chose
âme, anima, du grec fai\io:, air. « Une substance sub-
tile, dirent-ils, une sorte d'air interne, voilà ce qui
pense en nous, » et chacun, selon son goût particulier,
assignait à cet air, une fois délivré du corps, une destinée
distincte. Ne pouvant se consoler de la disparition de leurs
Facultés intellectuelles avec la dissolution de leur orga-
nisme, ils voulurent démontrer que ces tacultés se perpé-
tuaient. Ils imaginèrent donc Y être en dehors de ce qui
est, et tombèrent ainsi en pleine métaphysique. Il en est
qui, se considérant en possession de l'infini, voulurent
que l'esprit n'eût pas de commencement, de même qu'il
avait été admis qu'il n'aurait pas de fin, et soutinrent que
l'existence de l'âme humaine n'est limitée par rien.
Gomme conséquence de ce dualisme, ils accentuèrent
l'opposition entre les deux substances qui, selon eux,
composent l'homme, et affirmèrent que l'esprit prévaut
en raison directe de l'affaiblissement du corps. Délivré
des entraves matérielles, l'esprit devenait absolument
libre. Moins il y avait de matière, plus il y avait de liberté
morale. Et bientôt se manifesta une tendance bien accusée
vers l'ascétisme.
En Grèce comme à Rome au bon temps de la répu-
blique, et même sous les premiers Césars, l'homme, pour
se fortifier, ne s'abandonnait pas à des théories si extra-
vagantes. D'illustres patriciens, d'éloquents orateurs,
des soldats valeureux, des poètes inspirés surent rendre
leur patrie glorieuse, mais jamais leurs actions ni leurs
travaux ne furent à aucun degré le résultat de sembla-
bles suggestions. Rien qu'à énoncer ces théories, le scan-
dale fut général, et quiconque se piquait de culture d'esprit
les repoussait au loin comme d'extravagantes subtilités.
LA DÉCADENCE. 93
Mais voici que les républiques de la Grèce viennent do
succomber ; après les luttes sanglantes des triumvirs, la
république romaine a abouti à César; dès lors, plus de
jeunesse dans les villes, et partant plus de force, plus
d'intelligence ; la guerre a tout moissonné. C'est alors que,
devenu libre de toute entrave, le principe de la Divinité,
que le polythéisme gréco-latin ne contenait qu'en germe,
put tout à son aise prendre un développement énorme.
Les dieux de l'Asie et de l'Afrique firent tous, les uns
après les autres, leur entrée triomphale, si bien que la
religion absorba bientôt la société civile dans le réseau de
- (S institutions (1).
Défaillant et déjà exténué, le monde occidental recueil-
lit les résidus putrides de ces empires orientaux, et ce
levain corrompu et malsain détermina une fermentation
dans son sein et le décomposa. L'antiquité succomba
sous l'écrasement de ces décadences qui s'amoncelèrent
sur elle quand elle n'était déjà plus assez forte pour leur
opposer la résistance nécessaire.
Les Perses avaient été un peuple libre; mais, affaiblis
déjà par leur union avec les Mèdes, ils perdirent ce qui leur
restait de virilité en conquérant l'empire de Babylone et
en se l'assimilant pour y fonder la monarchie universelle.
(1) Ce fut la plèbe qui subit avant les gens instruits l'influence des
religions orientales. Les basses classes étaient déjà imbues de super-
stitions lorsque les philosophes établirent la théorie de l'àme immortelle
distincte de l'organisme. Ce fut par en bas que se produisit l'invasion.
Aussi voyons-nous les Athéniens, après une victoire sur mer, condamner
à mort leurs généraux, parce qu'au milieu de la tempête qui survint
après la bataille, ils n'avaient pas recueilli les cadavres pour leur faire
des funérailles. Ces généraux, disciples des philosophes éléatiques, ne
croyaient pas qu'il put arriver quelque chose ù l'homme après la mort ;
il leur semblait donc très-indifférent que la décomposition du cadavre
s'accomplit dans la terre ou dans l'eau. La multitude, qui, au salut de la
patrie, préférait le repos de l'ombre des siens, comparut en deuil devant
le tribunal, demandant vengeance. Les magistrats furent contraints de
condamner les libérateurs à mort.
96 PARTIE HISTORIQUE.
Les Egyptiens, chaque jour plus accablés par leur théo-
cratie, finirent par se transformer en une nation de fos-
soyeurs.
Les tribus juives, jadis républicaines, en étaient ar-
rivées au désespoir après deux captivités et, sous l'in-
fluence d'une soumission toujours croissante, au principe
divin. Désespérant de tout bonheur sur la terre, elles pro-
clamaient une seconde vie après la fin du monde-
L'Asie Mineure, en proie à la plus vive douleur, pleu-
rait la mort des dieux delà nature.
Toutes ces tendances, filles de sociétés épuisées, et qui
ne reflétaient que le désespoir et le servilisme, vinrent
successivement envahir l'Europe lorsque ses républiques
avaient déjà disparu et que l'empire triomphant s'était
élevé sur leurs ruines.
Dès lors, les esprits s'affaissent promptement; les idées
de monothéisme, d'autorité absolue et arbitraire, l'em-
portent sur tout. Les dieux delà cité, de la place publique
ou du foyer, ont disparu ; on croit qu'il est impossible de
se mettre en relation directe avec l'immensité d'un dieu
unique, et on cherche un médiateur à la fois homme et
dieu, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente.
L'immensité d'un dieu unique, sans rapport aucun avec
eux, effraye les hommes ; et les foules passent du culte
de Bacchus et d'Adonis à celui de Sabas, pour en ar-
river enfin au culte de Mythra, encore un dieu fils,
souverain maître des prétoriens. Alors surgirent ces
étranges philosophies évoquées par la peur de la mort qui
s'était déchaînée sur l'empire avec les cultes nouveaux.
De môme que la Grèce avait reçu de la Phénicie, de la
Syrie et de la Phrygie les cultes de la Mort, de même
Rome les reçut de l'Egypte. Oui, c'est de l'Egypte que par-
vint à Rome, avec ses funèbres dieux zoomorphiques, le
courant lugubre qui s'empara des esprits déjà suffisam-
ment contristés. Il est vrai que Tibère proscrivit ces rites
désolants, mais ce fut en vain. Tout était prêt pour les ac-
LA DÉCADENCE. 97
cueillir, de même que tout en Grèce était également prêt
quelque temps auparavant pour accueillir le dieu ensan-
glanté qui lui venait de Byblos et le dieu ivre qui lui venait
de la Phrygie. Ceux-ci dominèrent quand la Grèce eut
perdu les Eschyle et les Epaminondas pour leur résister.
Depuis longues années Rome avait perdu Scipion, et il
n'y avait plus de Gaton pour demander chaque jour la
destruction de Garthage.
On vivait alors en égoïste, on pratiquait peu la justice,
et ceux qui en étaient les défenseurs proclamaient publi-
quement que sa source résidait en un être unique et su-
prême. Aucun lien ne reliait les citoyens entre eux ; le
mépris de la dignité humaine éclatait partout, dans tous
les rangs, dans tous les lieux. L'empereur ne tarda pas à
devenir maître omnipotent. Il n'accordait sa considération
qu'aux prétoriens qui l'avaient élevé à l'empire, et comme
ceux-ci constituaient son plus solide appui, les terres, les
richesses, les distinctions, tout leur fut accordé. Quant
aux autres citoyens, ils étaient victimes des rapines et des
violences de la soldatesque césarienne. L'orgie bachico-
militaire se propageait sur toute la surface de l'empire, et
le culte de Mythra, qui préluda en Grèce à la conquête
macédonienne, était sur le point d'être imposé comme le
seul véritable par les légionnaires barbares d'un empereur
abruti.
Les hommes étaient efféminés, les matrones interve-
naient dans les affaires publiques, quémandant du crédit
et accordant leurs faveurs en échange ; Rome se voyait
envahie par une tourbe d'esclaves asiatiques, gens cor-
rompus, dégradés, qui jamais, pas même avant l'escla-
vage, n'avaient été libres : c'étaient eux qui initiaient leurs
maîtres à leurs cultes énervants, quand, après avoir été
émancipés, ils n'arrivaient pas à occuper les premiers
postes de l'Etat. A la faveur généreuse des lois, ils deve-
naient citoyens romains au même titre que les propres
enfants de Rome, à ce point qu'on vit un jour la pourpre
7
98 PARTIE HISTORIQUE.
impériale flotter sur leurs épaules. Ils n'y eut alors vice
ni monstruosité pratiqués dans l'Asie Mineure et dans
l'Afrique qui n'obtinssent leurs droits de cité. Et, pour
comble de désolation, les citoyens abjects, abîmés dans
l'orgie, livrés aux passions les plus brutales et les plus dé-
sordonnées, s'interdirent un jour la procréation. Il n'en
pouvait être autrement: à une idée, à l'austère majesté du
droit, de la liberté, ils avaient substitué quoi? Un principe ?
Non ; mais un homme, un César. Or, comme ce César,
n'étant que la personnification de l'arbitraire, ne repré-
sentait que l'effacement de la loi et du droit, la société
occidentale se trouva impuissante pour résister à la force
de décomposition qu'apportaient avec eux ces éléments
exotiques envers lesquels les républiques s'étaient mon-
trées réfractaires.
A ce moment, la superstition à Rome devient géné-
rale. On prend le rêve pour la réalité (1). On se sert de la
magie pour évoquer les morts ; les ombres des trépassés
envahissent la ville ; beaucoup de gens croient les voir.
L'âme de Caligula apparaît et réclame pour elle l'accom-
plissement des funérailles; elle erre, poursuivie par le
fouet des Furies, jusqu'à ce que le cadavre impérial soit
exhumé et reçoive les honneurs funèbres. Il en est qui
disent que c'est l'âme de Pompée qui anima Caton, et
que c'est elle aussi qui arma le bras de Brutus pour frap-
per César.
En même temps le mépris de la vie se déclare chez les
uns, et l'horreur de la mort chez les autres. La désolation,
(I) Le rêve, c'est l'origine de la croyance aux revenants. Cette croyance,
chez les Romains, était appelée superstition, des deux mots super et
slare. Herbert Spencer et Tylor voient dans le rêve l'origine de la
croyance à l'âme, c'est-à-dire à un autre « moi », qui peut aller se
présenter à d'autres individus même après la mort ; aussi croyait-on
l'âme immortelle. Cette croyance reparait et se répand aux époques
de décadence quand on néglige les études sérieuses.
LA DEGADFNCE. 99
chez les Romains comme chez les Grecs, éclate avec ces
deux tendances.
Les patriciens adoptaient un épicuréisme pratique et,
sans tenir compte des moyens, ils s'efforçaient de se pro-
curer la plus grande somme de jouissances. « Que le plai-
sir, s'écriait-on partout, fasse oublier la mort ! » Et le
citoyen opulent gaspillait ses jours, vautré dans la dé-
bauche, parce que l'idée seule de mourir le faisait trem-
bler et qu'il cherchait à dissiper la crainte par la stupeur
que procure l'ivresse. « Jouissons sans penser à la Mort,
chante le poëte ; si elle doit venir, que le tumulte de l'orgie
('■touffe le bruit de ses pas ! — Jouis, ô vieillard ! Le
plaisir et la volupté te ramènent aux temps les plus fleuris
de ta jeunesse ! — Ne pensons qu'à aujourd'hui ; qui donc
a jamais vu le lendemain (1)?»
Et la plèbe et les esclaves, pour qui ces jouissances
sont lettre close, eux qui n'ont pas les moyens d'acheter
cet oubli, se prennent à mépriser l'existence et ils devien-
nent cyniques. Alors les splendeurs du cirque atteignent
leur apogée. Que pouvaient espérer de mieux que la mort,
dans une telle société, ceux qui étaient poursuivis pour
un idéal? Vita nihil pejus , mors ?ii/iil melius, disait le
philosophe. Il importait peu à l'esclave, qui traînait une
existence toujours plus misérable, de rencontrer la mort
en la semant autour de lui. La mort l'arrachait à la servi-
tude ; et, au cirque, dans le vertige sanglant du combat, il
tombait sans presque en avoir conscience. Quant au peu-
ple, il accourait fiévreusement à ces tueries pour perdre
la peur de la mort à force de voir mourir.
Le règne de Néron est celui qui caractérise le mieux
cette triste époque. Avilie par la servitude, ayant perdu la
dignité patricienne, presque dépourvue de ce qui lui res-
tait des vertus civiques, honneur du temps passé, la popu-
lation de Rome se laissait décimer par l'empereur comme
(I) Anacréon.
100 PARTIE HISTORIQUE.
par une épidémie. La soumission aux châtiments était si
absolue, si complète, qu'elle donnait à César la possibi-
lité de disposer de la vie des citoyens avec un arbitraire
aussi capricieux que celui du Destin. A peine si la sécurité
était assurée à celui-là même qui vivait obscurément ou à
celui qui ne possédait aucun bien susceptible de tenter les
appétits de l'empereur ou de ses favoris. Malgré tout,
personne ne se levait pour venger, parla mort du despote,
l'oppression de la patrie. Les condamnés à mort étaient
nombreux : presque tous savaient, avant d'être pris, le
sort qui les attendait, mais aucun n'osait combattre ni
mourir pour la dignité perdue. Cependant, une poignée
de patriciens, qui conservaient encore un reste de l'antique
fierté romaine, se concertèrent enfin pour arracher la capi-
tale du monde à ce joug méprisable. La conspiration fut
découverte par un affranchi, et les conjurés ne trouvèrent
pas le courage de mourir en combattant la tyrannie. Afin
de se soustraire au supplice, il en était qui s'accusaient
réciproquement. L'un d'entre eux, Lucain, n'hésita pas à
dénoncer sa mère! Subrius, le seul qui sut, jusqu'au der-
nier moment, montrer quelque caractère et quelque di-
gnité, tenta de frapper de son épée Néron qui se trouvait
auprès de lui ; mais un conjuré retint son bras. Pison, le
chef de la conjuration, est entouré sur la place par ses
amis qui lui disent : « Monte à cheval ! rassemble le peuple ;
harangue les soldats ; il est temps encore, nous pouvons
triompher, si tu le veux, bien que la conspiration soit dé-
voilée. Prends le commandement, place-toi ta notre tète,
aucun de nous ne faillira à son devoir ! Il vaut mieux, en
tout cas, mourir en luttant pour la liberté, dans les bras de
la république, que par la main ignominieuse du bourreau.
Que t'importe le trépas, s'il doit t'honorer aux yeux de la
postérité qui te jugera? » Vaines paroles! Pison est un
Romain de la décadence, et un si noble langage ne saurait
l'émouvoir. Abattu, désespérant du résultat, il s'enferme
dans sa maison, et, avant que les soldats soient arrivés
LA DÉCADENCE. 101
pour le prendre, il s'ouvre les veines, non sans avoir, sur
les prières de sa femme qui redoute le châtiment et ne
veut point l'encourir, préalablement consigné sur son tes-
tament son entière adhésion à César.
La science, l'intelligence, la valeur, tout s'immole à un
signe du maître. Les généraux qui combattent dans les
pays lointains accourent humblement à Rome, à la nou-
velle qu'ils sont tombés en disgrâce, et, au premier dé-
cret rendu par l'autorité, ils inclinent la tète sous le
glaive.
On va plus loin encore : on songe à supprimer le bour-
reau, et Ton ordonne aux condamnés d'exécuter eux-
mêmes la sentence. L'empereur prescrit le suicide comme
loi de l'Etat, et les Romains prennent les devants, sans
attendre même d'en avoir reçu l'ordre. Dès qu'ils com-
prennent qu'ils sont tombés en disgrâce, ils se placent
dans un bain tiède, s'ouvrent les veines avec un stylet et
meurent en contemplant, avec la sérénité du devoir accom-
pli, l'écoulement de leur sang. Avant d'exhaler le dernier
soupir, ils répartissent leurs richesses entre leurs parents
et leurs serviteurs les plus chers, ils accordent la liberté
aux esclaves, ils consignent leurs dernières volontés dans
leur testament , tout comme s'il s'agissait d'une mort
naturelle et prévue.
Dès qu'il s'aperçoit qu'on emprisonne et qu'on enchaîne
ses plus chers affranchis, Torquatus Silanus, accusé d'a-
voir voulu éclipser Néron par son luxe et ses prodigalités,
s'enferme dans ses appartements et trouve la mort dans
un bain.
Soupçonnée d'avoir conspiré contre le tyran, l'affran-
chie Epicharis, conduite au supplice après avoir subi la
torture, dénoue sa ceinture et s'étrangle.
Vestinus, redoutant une condamnation, offre un splen-
dide dîner d'adieu à ses amis ; puis, à la fin du festin, et
comme les prétoriens entouraient déjà sa maison pour
s'emparer de sa personne, il entre dans sou appartement.
102 PARTIE HISTORIQUE.
appelle son médecin, se fait saigner et expire dans sa
baignoire sans exhaler la moindre plainte.
Le tribun Silvanus se tue en montant au Gapitole.
Pétrone le dissolu, après s'être ouvert les veines dans
un bain, récite des poésies licencieuses à ses amis, met
ordre à ses affaires et prend plaisir à ouvrir et à fermer
alternativement sa blessure, comme pour s'administrer la
mort à petites doses.
Lucain corrige son poëme dans le bain sanglant et, se
sentant mourir, il récite des vers qu'il avait composés sur
un soldat subissant ce genre de mort.
Peu de temps après, son père, déclaré complice de la
conspiration dont il avait lui-même fait partie, se suicide
de la môme façon.
Vêtus, victime d'une dénonciation en présence de César,
rentre chez lui pour mourir entouré de sa famille, ainsi
qu'il avait toujours vécu.
Sénèque, perdant son sang dans l'eau, encourage ses
disciples qui le pleurent et leur dicte ses dernières
pensées.
Thraséas, dont le maintien grave et la figure sévère
ont irrité César, se suicide pareillement en offrant son
sang en holocauste h Jupiter.
Barea Soranus, proconsul d'Asie, est condamné au sui-
cide pour avoir gouverné avec justice.
Rufus et Proculus, que leurs mérites rendent suspects,
se voient contraints de se donner la mort.
Crispinus, exilé en Sardaigne, met de ses propres
mains fin à ses jours.
Corbulon, guerrier plein de bravoure, se plonge l'épée
dans le cœur pour se soustraire à l'infamie du supplice;
et une infinité de patriciens illustres se donnent la mort
pour échapper à la puissance d'un tel monstre (1).
(1) Voir tous ces détails et bien d'autres encore dans Tacite, Annales,
liv. XV et XVI, et dans Suétone, Vies des Douze Césars, Néron.
LA DECADENCE. 103
Un petit nombre d'hommes vaillants, aux mœurs pures
et aux sentiments honnêtes, derniers survivants de la
virilité républicaine, supportaient l'existence avec plus
de courage, en s'habituant à croire que la douleur était le
corollaire du bien, et la souffrance le seul moyen de se
fortifier pour les combats de la vie. Mais, hélas! le mal
revêtait un tel caractère que la philosophie stoïcienne
était impuissante à y remédier. Dès qu'il apparut, le
stoïcisme répugna au peuple, dont de si honorables subti-
lités ne pouvaient satisfaire l'esprit. Entre le suicide et la
croyance que la douleur est un bien, il choisit le suicide,
comme étant un remède plus héroïque, puisqu'il était
l'unique asile offert à la dignité outragée et au manque de
movens d'existence.
Peut-être les stoïciens eussent-ils fait des prosélytes,
s'ils avaient prêché l'insurrection et la guerre contre la
tyrannie; peut-être fussent-ils parvenus à constituer ainsi
autour d'eux un groupe d'élite capable de contenir la dis-
solution romaine ; peut-être, enfin, eussent-ils pu créer un
foyer de conspiration susceptible d'embraser, en leur
montrant la liberté comme récompense de leurs efforts,
l'esprit glacé des patriciens superbes. Mais eux aussi, les
stoïciens, vivaient à l'époque de la décadence et n'avaient
même pas l'espoir de pouvoir rétablir un jour la répu-
blique. Au lieu d'aller fouiller le cœur du tyran avec la
pointe de l'épée , ils se contentaient de manier l' épi-
gramme. Condamnés à mort, ils s'inclinaient; tout au
plus risquaient-ils alors une admonestation, comme Dé-
métrius s'écriant : « 0 tyran, tu me menaces de la
mort , et tu ne vois pas que la nature te retourne la me-
nace ! »
Certains, que César a récompensés, refusent ses dons
avec dédain et se suicident. D'autres, condamnés, se ren-
dent au supplice en se faisant accompagner d'un phi-
losophe.
Caius Julius, allant mourir, répond à ses amis qui lui
101 PARTIE HISTORIQUE.
demandent si l'âme est immortelle, que, « s'il peut reve-
nir, il le leur fera savoir » .
Mais le stoïcisme, qui sut inspirer à quelques-uns une
certaine dignité dans la mort, ne guérit pas le mal dont
souffraient les masses; au contraire, il prépara le terrain
sur lequel devait venir s'implanter le christianisme.
En ce temps, la poésie commença à délirer; et la plèbe,
poussant l'égoïsme jusqu'à son extrême limite, réclama
la félicité pour une vie d'outre-tombe, puisqu'elle ne
l'obtenait pas sur la terre. Ainsi avaient fait les Juifs à
Babylone. Et la plèbe romaine, ces hommes qui ne se sen-
taient rattachés à la société par aucun lien, car ils prove-
naient de races distinctes ; qui vivaient sans but, sans sa-
voir ni où ni comment trouver leur salut; ces hommes
confièrent à la foi le soin de guérir le malaise de l'époque.
Tel celui qui, de peur de voiries dangers qui l'environnent,
ferme les yeux pour traverser la tourmente. La foi fut donc
chargée de remédier aux maux devant lesquels l'épi-
curisme des riches, le cynisme des malheureux et le
stoïcisme des sages avaient été impuissants. Alors ne
tardèrent pas à apparaître les apôtres du Christ, ces Pha-
risiens réformés, qui, au nom de la foi. ajoutèrent à l'im-
mortalité de l'âme, incapable de faire des prosélytes, le
dogme étrange de « la résurrection de la chair ». « Tant
de crimes, disaient-ils, tant de méchanceté, un envahis-
sement de corruption toujours croissant, sont la condi-
tion même de notre nature misérable. Nos premiers pa-
rents étaient libres ; Dieu les avait créés immortels et
bienheureux; il leur avait donné pour demeure un pa-
radis. Mais ils désobéirent aux injonctions divines ; ils
voulurent manger le fruit défendu, et leur horrible péché
les rendit faibles, malheureux et mortels. Leur faute
devint héréditaire pour toute leur descendance ; et nous,
leurs fils, nous portons cette faute avec nous en venant
au monde. Le péché et la mort sont les conséquences
fatales de cette désobéissance : la mort du corps, et le
LA DÉCADENCE. 105
péché qui est la mort de l'âme ! Mais Dieu, toujours
miséricordieux, envoya son fils sur la terre pour détruire
l'œuvre de la Mort; et ce fils institua le baptême et expira
sur la croix pour nous racheter ; sans le baptême, point
de salut. Lui seul arrache notre âme à la mort. Au jour
du jugement dernier, Dieu nous ressuscitera avec nos
propres corps, pour appeler à la vie éternelle ceux d'entre
nous qui lui auront été fidèles ! »
L'immortalité de l'âme, tirée des dogmes orientaux,
s'introduisit en Grèce avec les mystérieuses fêtes d'Eleu-
sis. La résurrection des corps, proclamée par les chré-
tiens, eut dans les agapes son banquet sacré de propa-
gande. Pour honorer la mémoire d'un mort, ou pour fêter
quelque autre solennité, les frères en Jésus-Christ, hommes
et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, se réunis-
saient au jour de Pâques et, couchés sur des lits dans une
sainte promiscuité, ils prenaient leur repas et célébraient
le règne futur du fils de Dieu sur la terre. La coupe cir-
culait de main en main. On buvait le sang du Christ avec
une pieuse ferveur, et c'est par ces libations que l'amour
divin s'incarnait dans les hommes. Frères et sœurs s'em-
brassaient en signe de paix et calmaient les ardeurs mys-
tiques dont ils étaient dévorés (1).
En pratiquant dans ces réunions la loi d'amour, ils n'en-
freignaient en rien le précepte de l'Apôtre : No?i fomicari et
non manducare de idolot/iytis. Le péché, ce monstrueux
péché, en effet, de l'attouchement avec les prêtresses de
Vénus, filles du Diable, ne pouvait être commis en ces
lieux, car, en étreignantla femme qu'il trouvait à ses côtés,
(i) Saint Pierre, parlant des agapes, dit qu'il y avait de faux docteurs
qui venaient là pour satisfaire leurs passions, et que ces festins frater-
nels n'étaient en somme que de pures orgies. En conséquence, on dut
par la suite proscrire l'usage des lits et défendre les baisers entre sexes
différents. Néanmoins les abus continuèrent, au point qu'en l'an 397
le troisième concile de Cartilage se vit dans l'obligation d'abolir formel-
lement cette coutume.
106 PARTIE HISTORIQUE.
ce n'était qu'à une créature rachetée comme lui par le
baptême que le chrétien prodiguait ses caresses; or le
baptême les avait faits tous deux impeccables (1).
L'Esprit-Saint, en les faisant tous égaux, exigeait qu'ils
pratiquassent la communauté de l'amour aussi bien que
celle de tous les biens de la terre. La propriété d'une
femme, de même que celle d'une terre, eût été un dom-
mage pour la communauté et constitué un égoïsme indi-
gne d'un frère. L'évêque Nicolaus (2), dénoncé comme
possédant une jolie femme pour lui seul, fut obligé d'en
faire remise à la communauté. Dieu avait créé la beauté
pour le profit de tous et non pas pour devenir un mono-
pole entre les mains de quelques-uns.
Une littérature obscure, apocalyptique, vint prédire la
plus épouvantable catastrophe, celle de la fin prochaine
du monde. On disait: La Nature va disparaître, la vie
s'éteindre, on touche à la tin des siècles. — « 0 Nature !
s'écriaient les païens, tes dieux sont morts, et en mourant
ils t'entraînent. » Et les chrétiens disaient à leur tour :
a Que ce monde est méchant ! Si le Christ nous a rachetés,
ce n'est pas pour que nous y restions, c'est pour nous em-
porter dans son royaume. » Et de tous côtés, et sur tous
les tons, on annonçait que le royaume des cieux était
proche, que déjà les symptômes précurseurs de cet événe-
ment éclataient de toutes parts et que le Fils de Dieu n'al-
lait pas tarder à descendre une seconde fois sur la terre :
« 11 descendra du sein des nuages, disait-on, environné
il) Les premiers Pères de l'Eglise entendaient par fornication le com-
merce charnel avec les filles du paganisme. Ils la prohibèrent parce qu'elle
était une source d'idolâtrie ; l'acte copulateur s'accom plissai I en effet
au milieu d'invocations à Adonis, à Bacchus, à Cupidon et autres divi-
nités de ce genre. Le concile de Jérusalem interdit le commerce avec les
courtisanes idolâtres, et saint Paul l'anathématisa. Ce que l'on défen-
dait dans la fornication, ce n'était donc pas l'amour sensuel pour lui-
même, mais seulement son accomplissement avec des femmes païennes
qui faisaient abjurer à L'homme la loi du Christ.
(2) Nicolaus fut l'un des premiers disciples des apôtres.
LA DECADENCE. 107
de tous les saints, des patriarches et des prophètes glo-
rieux affranchis de la mort ; il ressuscitera ses fidèles
avec leurs propres corps et constituera avec eux un
royaume où se goûteront mille années de bonheur. Dieu fit
le monde en six jours, il se reposa le septième ; le monde
a six mille années d'existence, ce royaume nouveau durera
donc mille ans (1) ! » Et, après avoir argumenté ainsi, on
dépeignait la Nouvelle Jérusalem, séjour de tant de jouis-
sances, d'une manière assez matérielle et assez grossière.
Il n'était pas question dans ces récits de jouissances intel-
lectuelles ou affectives : cet ordre de plaisirs n'eût en rien
séduit la plèbe, — ni d'une existence purement pastorale ou
patriarcale : cette vie eût été estimée bien puérile pour
des gens dont la civilisation était si raffinée. 11 fallait
surexciter les passions, éblouir les esprits, et alors on
parla d'une cité chrétienne construite en or et en pierre-
ries, dans les ruisseaux de laquelle couleraient des vins
fameux ; dans les alentours, des oiseaux au plumage
éclatant et à la chair succulente voltigeraient par ban-
des innombrables ; la campagne produirait sans cul-
ture des fruits savoureux et les hommes y vivraient
affranchis de toutes les lois de la propriété auxquelles on
les avait soumis. On ajoutait qu'il n'y aurait pour les
païens que deuils, malédictions et disgrâces. Rome fut
appelée la Nouvelle Babylone. Ses rues, ses arcs de triom-
phe, son forum, ses monuments, ses statues, tout, entiè-
rement tout, devait disparaître dans un océan de soufre en
fusion. Les flammes éternelles étaient réservées à ses
savants et à ses philosophes : pour les hommes publics,
les tortures de l'Enfer ; pour ses magistrats, la plus terri-
(1) L'opinion de la primitive Eglise d'Antioche avait prévalu pen-
dant les premiers siècles. L'Eglise d'Antioche affirmait que, depuis que
Dieu créa le monde jusqu'au jour où il envoya son fils sur la terre, il
s'était écoulé six mille ans. Avec le temps, d'autres Eglises réduisirent
postérieurement ce chiffre, jusqu'à ce qu'enfin la Vulgate l'ait fixé à
quatre mille.
10S PARTIE HISTORIQUE.
ble sentence du Juge courroucé ; pour tous, les tourments
éternels; et les plus fervents d'entre les chrétiens décla-
raient qu'ils n'auraient pas d'allégresse plus grande que
d'assister à ce spectacle. Quelle joie féroce anime le violent
Tertullien nous faisant la description de cette hypothé-
tique scène future ! Son style prélude à la satisfaction
cruelle que montreront plus tard certains inquisiteurs
espagnols en allumant les bûchers de Tolède, de Madrid
ou de Séville.
C'est en promettant aux esclaves, à la plèbe, aux patri-
ciens en disgrâce, en un mot à tous ceux qui souffraient,
le relèvement de leur personne dans un autre royaume
où il leur serait permis de goûter aux plaisirs les plus
recherchés, que les chrétiens ne tardèrent pas à attirer
à eux la majeure partie de cette cohue de Syriens, d'E-
gyptiens, de Juifs, deChaldéens, d'Ethiopiens, foule bigar-
rée qui composait alors la population de la capitale du
monde.
Il était bien difficile aux philosophes qui développaient
dans un langage métaphysique le thème de l'immortalité
de l'àme, de se faire des prosélytes au sein d'une multi-
tude semblable. La plèbe romaine, matérialiste et abrutie
par les habitudes que lui avait inculquées le césarisme,
était incapable de saisir ce qu'on voulait lui dire avec
cette abstraction de l*àme, alors même qu'on la lui pré-
sentait sous une forme tangible. « L'àme, demandait-
elle, mange-t-elle ? boit-elle ? rit-elle et jouit-elle ? » Et
comme quelque philosophe scandalisé répondait qu'il
suffisait à l'âme d'avoir conscience, elle riait bruyamment
de la réponse. La souffrance des uns et la débauche des
autres leur avaient fait perdre à tous jusqu'à la notion de
la valeur de ce mot.
Mais à la résurrection du corps les apôtres avaient
joint l'immortalité de l'àme, et ils disaient au peuple que
.lésus-Christ lui procurerait tivs-prochainement ces féli-
cités; et ce raffinement de pharisaïsme produisit tout
LA DÉCADENCE. 109
son effet. L'association de ces deux principes devait néces-
sairement obtenir un succès complet auprès de gens qui,
presque privés des conditions générales de l'existence
aussi bien que de toute connaissance réelle et positive, se
voyaient obligés de manifester à chaque instant leur mé-
pris pour la vie. On leur en promettait une meilleure et ils
n'hésitèrent pas à l'accepter. Qu'y pouvaient-ils perdre
en tout cas? De là vint que, mis en présence du barbare
qui menaçait la patrie, les soldats jetèrent l'épée en s'é-
criant : « Nous sommes chrétiens ! » et que les tribus du
Nord mirent plus d'une fois en péril l'intégrité de
l'Empire.
Les autorités de Rome s'émurent. Les prédications
contre la famille, contre la propriété, contre l'esclavage, les
malédictions à l'empereur, les insultes aux fonctionnaires
les plus élevés dans l'Etat, le mépris des lois, la profa-
nation des temples appartenant aux autres religions,
l'abandon des charges publiques, civiles ou militaires,
toutes ces causes motivèrent bientôt de leurpart la per-
sécution contre les chrétiens (1). Plusieurs d'entre eux,
fervents fidèles, qui ne vivaient déjà plus pour la vie
présente, et qui brûlaient d'imiter Jésus-Christ, couru-
rent au-devant du martyre. La passion et la mort di-
vines les entraînaient. Pourquoi auraient-ils fui la mort,
eux qui avaient la certitude que leur âme s'envolerait au
ciel et que bientôt leur corps ressusciterait dans son
intégralité? Aussi les persécutions exercées par quelques
empereurs demeurèrent -elles absolument stériles. Les
(I) Tous les gouvernements agissent ainsi vis-à vis des novateurs qui
mettent leur existence en péril. En ce qui touche la rigueur des persé-
cutions, il ne faut pas perdre de vue que le moyen âge a considérable-
ment brodé sur le martyrologe des saints du premier siècle. Assurément
les empereurs se sont montrés barbares et cruels, mais il convient de
remarquer que, chrétiens ou non, tous les citoyens ont subi leur tyran-
nie, et que plusieurs d'entre eux protégèrent ou tolérèrent les chrétiens
pendant qu'ils persécutaient impitoyablement d'autres citoyens.
110 PAKTIK HISTORIQUE.
chrétiens se multiplièrent chaque jour davantage. Les
catacombes s'emplirent de prosélytes qui venaient s'in-
staller auprès des cadavres de leurs frères, certains que
bientôt ils surgiraient de ces ténèbres tous ensemble et
triomphants.
Mais ici éclata un grave conflit. 11 s'agissait de dé-
finir cette âme qui devait s'élancer vers la gloire, et cette
gloire qui devait être la demeure de l'âme. Et sur ces
points les docteurs du christianisme ne parvenaient pas
à se mettre d'accord.
Chaque Père de l'Eglise, chaque chef de secte pensait
à sa manière. Le matérialisme grossier de la plèbe pro-
longeait son influence sur ceux d'entre eux qu'il avait
façonnés. Sous la mitre de l'évêque apparaissait souvent
la figure de l'esclave. La religion et la race de chacun
d'eux influaient aussi sur leur jugement. Qui ne devine
en Tertullien le fils de l'Afrique, récemment échappé à
l'autorité du Baal-Ammon, le fils brûlant de Garthage?
Et qui, en entendant la parole surexcitée et en étudiant
le style délirant de Montanus, ne reconnaît l'eunuque
de la Phrygïe et l'ex-corybante de Gybèle? Ceux qui
sortaient des écoles philosophiques de la Grèce donnaient
les définitions que leur avaient léguées leurs maîtres.
Ceux qui s'étaient adonnés à l'étude du Talmud ou de la
Cabale résolvaient ces problèmes à l'aide de lettres, de
chiffres, de lignes et de figures.
Qu'est-ce que le Ciel?
Pour certains chrétiens, le Ciel, à la façon assyrienne
ou chaldéenne, c'était la région sidérale où les astres
ne sont que les manifestations sensibles des diverses
hypostases de la Divinité. Ils ajoutaient que nous nous
confondons dans l'Unique pour y jouir d'une joie
ineffable, et que le Fils de Dieu, Jésus-Christ, habite le
soleil. Certains pensaient que les âmes échappées de ce
monde émigrent vers les astres, lesquels sont des êtres
animés ; qu'elles s'arrêtent dans la Lune . où elles se
LA DÉCADENCE. III
purifient , et qu'ensuite elles s'élèvent jusque dans le
Soleil même. D'autres encore considéraient le ciel comme
une cité dans laquelle on goûte une joie perpétuelle.
Il en est qui affirmaient que le ciel est un domicile
éternel, un « héritage qui ne peut se souiller ni se flé-
tririr, où les justes brilleraient comme le soleil à côté du
Père ». Ceux qui plus tard furent considérés comme les
plus orthodoxes disaient encore : « 11 n'y a à redouter au
ciel ni mort, ni douleurs, ni travaux. Les justes seront au
paradis comme les anges ; ils entendront d'ineffables
paroles que l'homme ne peut rendre ; ils verront Dieu
face à face et Dieu sera tout entier en tous. »
« Le Ciel, disait Manès, n'est que de la terre céleste,
c'est-à-dire l'extrémité supérieure. A l'extrémité infé-
rieure se trouve la terre mortelle. » Et il plaçait la Divi-
nité impassible au sommet du ciel, et le Fils en bas, vis-
à-vis de l'Esprit des ténèbres.
La confusion ne fut pas moindre pour définir l'âme.
Ceux qui, avant de devenir chrétiens, avaient été les dis-
ciples d'Aristote ou de Platon, la considéraient d'après
ces deux philosophes. Il en était d'autres sur lesquels
l'influence orientale se manifestait bien clairement. Eux-
mêmes, les apologistes ne surent pas se mettre d'accord.
Justin, après de nombreuses divagations sur ce point,
n'admet pas un esprit immatériel ; il considère comme une
hérésie de croire que Came va au ciel. 11 affirme simple-
ment que les hommes ressusciteront avec leur corps au jour
du jugement dernier.
Tatien définit l'âme un esprit inférieur uni à la matière,
qui reçoit l'immortalité d'un autre esprit supérieur plus pur,
qui, à son tour, s'unit à lui. Mais il ne nous dit ni ce qu'il
entend par esprit, ni combien de sortes il en existe.
Athénagoras affirme que la nature de l'âme est spirituelle,
mais avec des tendances matérielles qui la troublent (1).
(1) Voir, pour de plus amples détails, l'excellent ouvrage du docteur
Donaldson, Histoire de la doctrine chrétienne.
112 PARTIE HISTORIQUE.
Saint Irénée soutient que l'homme est formé de trois
substances, le corps, Vâme et Yesprit. Ce dernier est le
principe surnaturel de la vie de l'âme. « Il fait partie de
l'esprit de Dieu même, qui, par sa grâce, se trouve présent
dans l'âme des justes. » Méthodius vient ensuite pour
corroborer cette théorie en y ajoutant de nouveaux argu-
ments.
Origène adhère à ce système en le modifiant un peu. Il
définit l'âme comme une espèce d'esprit, mais il ajoute
que F adjectif incorporel ti existe pas dans l'Ecriture sa-
o'ée, et qxïwi esprit dans la véritable acception du mot veut
également dire un corps. Il admet également les trois
substances, mais il les considère toutes trois comme
existant dans chaque homme, et il croit qu'après la mort
l'esprit se dirige vers Dieu, dont il participe, bien que
celui qui l'a possédé en ait fait mauvais usage. Il attribue
dans ce cas la faute à l'âme, qui n'a pas su ou n'a pas
voulu en tirer parti, ainsi qu'au corps, qui l'a incitée au
péché ; en conséquence, le corps et l'âme subissent le
châtiment qu'il ont mérité.
Valentin établit qu'il existe deux sortes d'âmes dans le
monde, les unes qui portent en elles une parcelle divine,
et qui entreront avec Achamoth dans le Pleroma; les
autres, inférieures, qui ont eu besoin du Christ d'en bas
pour faire _leur salut, et qui monteront au ciel avec le
Démiurgos, mais en restant en dehors du divin concert,
le jour où le monde sera consumé par le feu (1). D'autres
gnostiques admettent deux âmes distinctes en lutte per-
pétuelle dans chaque homme : l'une est l'âme bonne,
l'autre l'âme méchante ; et nous agissons bien ou mal,
selon celle qui triomphe.
Mais Tertullien arrive avec son Traité sur l'âme, et cha-
cun se tait pour l'entendre (2). On est renversé par le
(1) Voir le livre II, chap. \\\,Le Mal selon l'orthodoxie et selon la
(jnose. Théorie de Valentin.
(2) Ce fut effectivement Tertullien qui, démontrant que l'homme n'a
LA DÉCADENCE. 113
matérialisme brutal de son argumentation. Il dit que
« tout ce qui est réel est un corps, et que, par consé-
quent, Tàrne, également réelle, est aussi un corps. Elle
peut être ténue, brillante, éthérée ; mais (1), en somme, elle
constitue un corps. Si l'âme n'était pas corporelle, com-
ment le corps pourrait-il l'affecter? — De même que la
corporalité n'enlève rien à Dieu de sa sublimité et de son
omnipotence, de même elle ne détruit pas l'immortalité de
l'âme! — Ce que nous appelons esprit n'est qu'un corps
d'une espèce et d'une forme particulières. — Dieu est un
air lumineux, très-pur, répandu partout. » Puis, il s'a-
dresse à certaines sectes qui prêchaient la métempsycose,
et il les attaque en disant : « L'âme a une forme humaine,
parce que le fluide adopte la forme du corps qui le con-
tient ; mais jamais le liquide d'un petit vase ne pourra en
remplir un grand, pas plus que le liquide d'un grand vase
ne peut être contenu dans un petit. Comment voulez-vous
que l'âme d'un homme s'étende jusqu'à remplir un élé-
phant, ou qu'elle se comprime et se réduise jusqu'à être
contenue dans une mouche? » Tertullien défend ensuite
l'immortalité en disant : « Comme l'âme est simple, elle
ne peut se dissoudre ni se décomposer ; elle doit par con-
séquent durer éternellement. »
Montanus vient confirmer ces théories en donnant les
règles qui permettent d'apercevoir les esprits. « Ils sont
visibles, dit-il, pour ceux qui dominent le corps par la fla-
gellation et parle jeûne. — Il faut beaucoup de prières,
beaucoup de mortifications, trois carêmes par an et l'ab-
qu'une âme formée d'une seule substance et qu'elle est égale pour tous,
l'emporta sur ceux qui affirmaient la dualité et la diversité de l'âme
dans le genre humain.
(1) Ostensa est mihi anima corporaliler, cl spiritus videbatur, sed
non inanis et vmœ qualilatis, imo quœ eliam rcpromitleret, tenera et
lucida, et acria, et forma pcr omnia humana. — Telle est la définition
de l'àme humaine que donne Tertullien dans son traité De anima,
cap. îx.
8
ni partie historique.
stantion du mariage pour se rendre plus subtil et pour
parvenir a les voir. — En se conformant à ee régime,
une su'iir en Jésus-Christ parvint à apercevoir un esprit ;
il était ténu et mou au toucher, il avait la (orme du corps
humain, la transparence et la couleur bleue du oiel » !
A Montauus succèdent des saints et des docteurs qui dé-
clarent résolument que les esprits se voient et se touchent.
Saint Maeaire l'Egyptien (1) et Lactance (2), bien qu'ils
affirment la corporalité des esprits, ne tombent pas dans
de tels extrêmes, et Grégoire de Nazianze ne conçoit dans
l'esprit d'autre propriété que celles du mouvement et de la
diffusion. Faustus, évêque des Gaules, opine que Yàmeest
composée d'air ; et un grand nombre d'évâquas discutent
sur la densité de cet air et sur sa couleur, à l'appui, de
quoi ils prétendent on avoir vu sortir du corps des mori-
bonds qu'ils ont assistés à leurs derniers moments.
Manés, qui fut plus tard déclaré hérésiarque, apparut au
milieu de ces querelles ; avec ses théories, il porta la
confusion au comble. Dans son langage oriental, il expose
une théogonie panthéiste. « Il n'y a, dit-il, qu'une seule
âme dans l'univers, laquelle s'étend sur tous les points,
comme l'eau d'une rivière qui se divise eu plusieurs ruis-
seaux. » Il l'entend exhalant ses soupirs dans le vent qui
murmure, gémissant dans la pierre qu'on taille, mugis-
sant dans la mer en courroux; il l'aperçoit au ciel gron-
dant avec la foudre, et il la voit aussi sur la terre pleu-
rant du lait par les blessures béantes du figuier de l'Inde
dont on vient d'arracher les feuilles. « L'àme de toute
créature n'est qu'un rayon céleste emprisonné dans la
matière, dont elle s'échappe avec les parfums, avec les
essences, avec les odeurs, avec tout ce qui est léger, ténu,
subtil, comme la pensée. » Manès complète sa théorie par
l'affirmation de la métempsycose qui se produit sur la
(1) Homélie W, p. 21, A, et VIII, p. 44,D,45,C.
(2) Divin. Institut., II, 10, p. 156 ; et 13, p. 167.
LA DÉCADENCE. 113
terre, immédiate dans le corps des animaux et dans les
végétaux, et médiate au ciel dans les astres.
Saint Augustin essaye enfin de clore cette discussion.
Il fixe ce qu'est la matière en établissant que sa qualité
essentielle est l'étendue. Il déduit de cette prémisse son
argumentation pour conclure à Y immatérialité de lame.
« Tout ce qui n'est pas matière, dit-il, mais tout ce qui
cependant existe en réalité, se nomme proprement esprit.»
VA il explique l'immortalité en partant de ce principe, que
Y âme, étant la vie elle-même, ne peut mourir ! Saint Au-
gustin est véritablement le premier penseur qui ait fourni
les bases sur lesquelles s'est fondée l'école spiritualiste
chrétienne.
Glaudien Mamertus vient après saint Augustin ; puis
Xémésius, évèque phénicien, propage en Orient les mêmes
doctrines ; il professe que Y âme est une substance immaté-
rielle, et affirme sa préexistence.
Quand la société de l'empire formulait ainsi ses opi-
nions sur une question aussi transcendantale, le chris-
tianisme était déjà arrivé au pouvoir, et les barbares
marchaient à l'assaut de la civilisation corrompue des
Césars pour la détruire: ils allaient favoriser inconsciem-
ment, par le mélange de l'élément germanique, l'éclosion
féodale du moyen âge, qui constitua la période aiguë de
la crise traversée par la société occidentale.
Lorsque l'humanité exécute une de ces évolutions qui
transforment complètement son aspect, ce n'est ni le
génie d'un homme, ni l'effort d'un peuple élu, ni l'in-
fluence d'une théorie exclusive ou d'une invention isolée
qui produisent la transformation. C'est une multitude de
conjurés, étrangers les uns aux autres, qui conspirent
sans se connaître pour l'établissement d'un idéal ; c'est à
une variété de tendances convergentes qu'il faut en rap-
porter à la fois le mérite. Génies divers, peuples dis-
tincts, inventions différentes concourent à l'éclat de l'ère
11G PARTIE HISTORIQUE.
nouvelle, comme s'ils étaient évoqués parla loi suprême
de l'évolution. La transformation du reste n'est pas
l'œuvre d'un moment ; elle a ses causes antérieures qui
la déterminent, et ses prodromes; elle est annoncée par
des prophètes qui, considérant le cours des choses, la
devinent, et par des savants dont le calcul la règle bien
avant qu'elle se réalise. Des tâtonnements, des ébauches,
des avortements même la précèdent.
C'est en appliquant ce critérium qui nous est fourni par
l'étude attentive de l'évolution des sociétés humaines dans
le cours des siècles, que nous avons essayé de mettre en
saillie les éléments qui concoururent à la ruine de l'anti-
quité en Occident et à la production de l'idée du dualisme
substantiel ; ensuite, nous avons examiné comment, en
partant de ce dualisme, pouvaient s'expliquer la mort et
l'immortalité chez l'homme, ainsi que les dogmes ef-
frayants qui formulèrent ce dualisme.
C'est ainsi que nous avons vu les malheureux Béni-
Israël adopter les théories orientales pendant la captivité
de Babylone et formuler le règne messianique, la résur-
rection de la chair et le jugement dernier; la Grèce se
corrompre par l'importation des cultes du Soleil, tirés de
l'Asie Mineure ; le mysticisme fleurir sur les ruines de
la philosophie, grâce à. Platon et à ses disciples, dont le
sentimentalisme assura le triomphe de l'influence divine
qu'ils avaient trouvée en germe dans les systèmes anté-
rieurs. Nous avons vu comment, par la sanctification du
vin et la prépondérance de la femme, s'introduisit la loi
de l'amour ; nous avons vu cette loi se propager parmi
les esclaves et s'offrir, à défaut de la liberté qui descen-
dait à l'horizon, comme un remède héroïque et souve-
rain. Nous avons vu Rome courbée sous la domination
des Césars et des prétoriens, peuplée de masses hété-
rogènes dans le sein desquelles dominait l'élément orien-
tal , la tendance au suicide se caractérisant progressive-
ment, et les combats du cirque en faveur continue par
LA DECADENCE 117
suite du malaise général et du défaut de conditions per-
mettant une existence digne. Nous avons vu l'impuis-
sance du stoïcisme ; après lui, l'apostolat, les prédications
juives sur la résurrection de la chair, cette résurrection
s'alliant à l'immortalité de l'esprit, la fusion de ces deux
espérances dans l'espérance messianique, le prosélytisme
parmi les masses misérables ; puis, entre l'omnigamie et
le célibat, le jeûne et les agapes, la haine du monde et
l'amour du prochain, le matérialisme grossier et le spiri-
tualisme épileptique qui en arrive à la vision, à l'extase,
à la prophétie délirante ; nous avons vu se dresser le
christianisme qui recueille l'héritage de toutes ces dé-
cadences, les amalgame dans le sein de son Eglise et en
compose un dogme unique : le dogme universel de la con-
damnation du genre humain, du salut exclusivement pos-
sible dans l'asile éternel de la vie d'outre-tombe.
Avec ce dogme, le christianisme clôt la période théolo-
gïque de l'histoire. La théologie devait pousser jusqu'à ces
extrêmes conclusions pour que l'homme osât tenter son
émancipation. Cette émancipation restait un problème
insoluble, tant que l'homme lui donnait pour base la déi-
fication de la nature.
Nous croyons avoir déterminé le caractère du dogme
formulé à la fin de l'antiquité. Nous allons actuellement
examiner le développement qu'il prit en ce qui touche la
Mort, ainsi que tout ce qui se rapporte à celle-ci pendant
le moyen âge, où elle domine si grandement les esprits.
Nous verrons ensuite jaillir du moyen âge même les pro-
testations, les efforts de la liberté, les tendances à la vie,
qui, par leur apparition progressive, nous conduiront jus-
qu'au seuil de l'ère moderne.
VIII
LE MOYEN AGtt
Telle était la situation de Rome lorsque les barbares y
pénétrèrent après\ies attaques réitérées ; ils renversèrent
l'empire des Césars, ainsi qu'un ouragan terrasse un ar-
bre mort, aux racines rongées et vermoulues. Lorsque,
dans le Nord, on apprit la chute de Rome, toutes les tri-
bus s'armèrent pour se précipiter sur l'empire latin et, les
unes derrière les autres, se mirent à descendre vers le
midi sans prendre même le temps de se partager le butin
qui s'offrait à elles dans les villes. Les irruptions barbares
se succédaient de telle façon, que nous pouvons dire
qu'elles se stratifiaient. L'horrible spectacle que celui de
l'Europe durant ces invasions ! Des bandes, des nuées
d'hommes superstitieux, poussés par la convoitise, qui à
la férocité stupide du sauvage alliaient la corruption de
l'Oriental (1), mettaient les cités à sac, violant les femmes,
(1) Plusieurs historiens ont essayé de nous présenter les barbares
comme des types de pureté de mœurs, de courage, d'indépendance
et de dignité. Rien n'est plus faux que cette appréciation. S'ils étaient
sobres, c'était faute de pouvoir faire autrement. Dèsqu'ilsse trouvèrent
en contact avec les Romains, ils devinrent plus corrompus qu'eux. Plu-
sieurs étaient polygames, les autres échangeaient leurs femmes. Le vol
était très-fréquent parmi eux. Leurs victoires furent le résultat du nom-
bre plutôt que celui de la valeur. C'était une avalanche d'êtres incon-
scients qui fondaient sur l'empire comme la roche qui se désagrège de
la montagne, roule sur une maison et l'écrase. L'irruption des barbares
est en soi un cataclysme naturel plutôt qu'un phénomène historique.
Quant à la dignité, quant à l'indépendance, ces vertus résidaient chez
MOYEN AGE. 110
emportant tout ce qu'ils pouvaient, massacrant les enfants
et les vieillards, saccageant les monuments, brisant les
objets d'art, réduisant tout en poussière ; puis ils prome-
naient la torche sur ce qui restait encore, afin que le feu
dévorât les traces de leur barbarie. Les incendies étaient
les jalons qui signalaient leur passage. Les dévastations
des villes et des cités et les amas de ruines fumantes
étaient leurs monuments. L'art disparut; pas un vestige
des sciences ne resta debout ; l'existence des bibliothèques
ne fut plus attestée que par leurs cendres. Le commerce
suspendit ses transactions. L'ignorance et la grossièreté
prirent une rapide extension. Et, pour comble de dégra-
dation, les barbares s'assimilèrent tous les vices de l'em-
pire, à cette différence près qu'ils s'y abandonnèrent encore
plus brutalement. On assassinait pour s'emparer du butin
de la veille, pour s'arracher les femmes, pour se succéder
au commandement des légions. On intronisa le droit du
plus fort.
Ils se croyaient originaires des arbres. Leurs premiers
pères furent un frêne et un aune; les dieux leur confé-
rèrent forme humaine et leur soufllèrent la vie. Tout dans
leur théogonie, jusqu'au monde, est issu d'un meurtre.
Odin et ses deux frères Véli et Ye ont vaincu le géant
Ymir, fils des glaces et ennemi de la vie, qu'ils ont dé-
chiré en morceaux. Les brouillards épais qui enveloppent
les Saxons et les Germains sont les débris de son cerveau,
répandu dans l'espace (1). Le monde doit finir aussi dans
une mêlée sanglante au sein de laquelle périront leurs
ceux-là seuls qui exerçaient le pouvoir. L'esprit de l'esclave s'était in-
carné chez les autres, la fidélité envers le plus fort était considérée
comme un devoir et le respect d homme à homme était inconnu. Au
point de vue du résultat, les barbares furent une calamité. Mêlés à la
population latine, les fils montrèrent un niveau intellectuel inférieur, en
raison de l'intelligence incuite de leurs pères qui leur avaient légué l'hé-
ritage de leurs instincts.
(Ij Edda Vaftlirûdnismal. str, 21.
1:20 PARTIE HISTORIQUE.
divinités, Odin dévoré par lo loup Fenries, Freyr écrasé
sous les coups de Surtur, Thor étouffé par le souffle mor-
tel du serpent qui se replie autour du monde (1). Ces
dieux sont lo génie de la guerre. Avec l'aide de Thor et
de Balder, l'Odin Scandinave soutient une lutte sans trêve
contre les monstres de l'hiver. Woden, parmi les Goths,
esl le dieu des victoires, Thor la puissance foudroyante
des tempêtes, Saxanot le génie de l'épée.
Woden est aussi pour les Germains le terrible chasseur
éternel qui guide l'armée furieuse des guerriers succom-
bant dans les batailles. La déesse principale est la si-
nistre Héla, l'Hécate germanique, qui attend les morts au
plus profond de l'Enfer.
Il est dans la nature du barbare d'attaquer et de com-
battre sans repos. Son idéal est la lutte éternelle, comme
s'il avait le pressentiment inconscient de la loi de la vie
sur la terre. Sa récompense par-delà le tombeau, c'est de
guerroyer sous les ordres de Woden.
Il n'y a qu'à lire ses poëmes. Sa grande affaire, c'est le
massacre sans fin. Ses héros défilent couverts de sang et
confondus dans un tourbillon de cadavres. 11 semble que
le poëte soit possédé d'une énorme fureur ; son style em-
preint de rudesse respire la frénésie de la mort (2).
Mais la mort, dans les poëmes et les théogonies bar-
bares, no s'offre pas glaciale et pleureuse. C'est, au con-
traire, une mort vaillante et animée, qui semble préluder
à la mort belliqueuse des danses macabres allemandes.
Leurs récits, leurs descriptions forment une succession
de tueries acharnées et continues, où brillent les épées,
où l'on voit sans cesse trancher des membres, déchirer
des muscles et broyer des os. Dans toutes les scènes fu-
nèbres, il existe un je ne sais quoi d'agité, que l'on pour-
rait appeler la vie de la mort. Les cadavres n'y sont pas
(\) Volospa, iO à 51.
(2) Voir Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. 1, chap. \, Lm
Saxons.
MOYEN AGE. J21
rigides, les âmes n'y sont pas des ombres pâles ; au con-
traire, les morts sont des morts qui parlent et qui luttent.
C'est pour l'homme une seconde vie fantastique qui s'ou-
vre après la mort, une vie plus agitée que celle qui l'a
couché sur la terre. Les dieux eux-mêmes reviennent à la
vie avec toute la création, après avoir péri avec le monde.
C'est un excès de volonté qui pousse le barbare à la
dévastation et au carnage, et, néanmoins, il met cette vo-
lonté au service de son chef. Il a assez de dévouement
pour l'abdiquer entre les mains d'un autre dans un but
qu'il ne s'explique pas. Peu lui importe la vie. Il ne con-
naît rien d'elle, mais il sait bien mourir. On entrevoit con-
fusément l'idée du devoir à travers la brutalité barbare.
Tout, chez eux, est sombre comme le ciel gris qui
s'étend au-dessus de leurs têtes ; tout, en leur personne,
revêt un caractère triste et hautain ; mais on découvre dans
tous leurs actes un fond sérieux, effet do l'empire qu'exerce
la vie interne sur leur esprit. Ils n'apprécient pas les
plaisirs tranquilles ; il leur faut les excitations fortes et
les violentes secousses. La nuit ne sème dans leurs cer-
veaux que des rêves funèbres, ils ne recherchent pas la
tendresse, et la volupté elle-même affecte chez eux un
ton féroce.
Après avoir envahi une région, les chefs barbares éta-
blissaient leurs repaires sur les cimes qui dominaient le
pays conquis et s'y fortifiaient avec leurs hordes. En vertu
du droit du plus fort, ils se transformaient en seigneurs
souverains de tout ce qui existait sur le territoire envahi.
Leurs châteaux ressemblaient aux aires des vautours ; ils
n'en sortaient que pour dévaster le pays environnant et
pour assassiner à loisir leurs misérables serfs ou pour
engager entre eux des luttes d'extermination, au cours
desquelles on brûlait les récoltes et on égorgeait les pai-
sibles troupeaux qui paissaient dans les campagnes. Le
résultat était toujours le triomphe du plus fort, car l' in-
telligence et l'habileté n'intervenaient presque pour rien
122 PARTIE HISTORIQUE.
dans ce genre de combat ; alors, sans compassion aucune,
le vainqueur immolait son rival et tous ceux qui avec lui
avaient été vaincus. C'est en raison de ces mœurs que le
vol se légalisa et que se généralisa l'assassinat. La con-
quête devint un droit. En se constituant les seigneurs
absolus de leurs vassaux, les nobles créèrent à leur béné-
fice d'abominables droits qui attaquaient à la fois et la
vie et l'honneur du serf; ils exigeaient de lui les prémi-
ces de sa femme, en même temps que celles de ses récol-
tes. De plus, en s'érigeant en arbitres, administrateurs
souverains de la justice, ils dressèrent des potences sur les
murailles de leurs châteaux et placèrent des billots Sur
leurs esplanades. La chose en vint à ce point que le mot
justice se trouva être un jour le synonyme de châtiment
et do torture.
Ces races tristes etjnornes, antipathiques à la vie ex-
pansée, disposées au drame et au merveilleux, se trou-
vaient naturellement préparées, dès l'apaisement de la
lutte, à recevoir une religion mélancolique telle que le
christianisme. Entraînées parleur ardeur guerrière, il leur
fallait des dieux batailleurs; dès (pie ces emportements se
furent calmés, il leur fut facile de les abandonner pour le
Christ. L'une de ces religions se fondait sur la mort
courageuse et sereine, l'autre se fonda sur une mort
larmoyante. Lorsque ces races eurent fini de hurler, elles
se mirent à pleurer.
Elles comparaient la, vie de l'homme dans ce monde à
l'oiseau qui traverse d'un vol une salle échauffée parle
feu dans une nuit d'hiver; il s'élance de l'obscurité froide
et il y retourne ; il n'a séjourné dans la salle que le temps
de la traverser.
D'où vient l'homme avant d'être au monde? se deman-
daient ces hommes méditatifs, et où va-t-il des qu'il en
est sorti? Le christianisme, qui s'offrait comme une solu-
tion de ce grand problème, leur parut acceptable.
Ils avaient adopté la religion chrétienne, ils la prati-
MOYEN AGE. 123
quèrent avec fanatisme et sans la comprendre. Débordant
d'ignorance et de superstition, plusieurs de ces nobles
barons se jetèrent aveuglément dans les bras de la foi et,
en acquérant l'esprit vil de l'esclave, ils devinrent les
jouets de leurs tyrans spirituels. Le pape pesait sur le
seigneur comme celui-ci pesait sur son vassal. L'autorité
spirituelle et le féodalisme , voilà la fatalité du moyen
âge.
L'expérience et l'observation furent dédaignées ; dans
son mépris de la réalité, l'esprit s'abandonna aux spécula-
tions mystiques et surnaturelles ; et encore ce genre d'ac-
tivité mentale ne se rencontrait-il qu'à l'intérieur de
ermitages etdes couvents, où vinrent se réfugier quelques
hommes qui, n'étant pas exempts de sens moral, ne pou-
vaient vivre en compagnie des autres.
Les couvents ne tardèrent pas à se multiplier, car le
nombre de ceux qui. en butte à de si puissants obstacles,
enduraient l'existence avec dégoût, augmentait chaque
jour. Combattus de toutes parts, ils se forgèrent un centre
de félicité céleste, et, méprisant le monde, ils préférèrent
vivre ensevelis au fond d'une cellule plutôt que de recher-
cher des conditions d'existence impossibles à trouver
ailleurs. Séparés ainsi du monde extérieur et consumant
dans l'extase une grande partie de leur vie, ils se trou-
vèrent bientôt en proie à toutes les fureurs mystiques ;
les serviteurs de Dieu, pleins de mépris pour la vie, se sui-
cidaient lentement en tourmentant continuellement leur
corps.
Pour assurer la prépondérance à l'esprit, on s'ingénia
à ruiner d'une manière habile la force et la santé. Tel
moine en vint à prendre de l'huile rance pour de l'eau.
tant, à force de ne plus sentir, les sens étaient émoussés !
Les supérieurs des couvents ordonnaient de fréquentes
saignées à leurs moines, afin de pouvoir dominer leurs
passions restées rebelles à la discipline et au jeûne ; et
il arrivait que souvent ces pratiques troublaient la paix
IU PARTIE HISTORIQUE.
tant recherchée par ceux qui s'ensevelissaient clans le
cloître ; de fréquentes querelles s'élevaient entre les
novices et leurs supérieurs, et parfois le poignard ou le
poison intervenait comme conclusion de quelque drame
terrible (1).
Jaloux les uns des autres, les divers ordres monasti-
ques rivalisaient d'ardeur pour accomplir les plus grands
prodiges de pénitence. L'un d'entre eux emporta la
palme ; il s'était inspiré de l'idée de la mort. — C'est la
mort, avait-il dit, qui seule peut édifier l'homme, c'est
elle qui seule peut l'arracher aux tentations mondaines.
En conséquence, aux privations que s'imposaient les
autres ordres, celui-ci ajouta, pour chacun de ses mem-
bres, l'obligation de creuser sa tombe de ses propres
mains. Chaque soir donc, le frère se rendait au cimetière
du couvent, il saisissait la pelle, en frappait la terre d'un
coup, et silencieux s'en retournait vers sa cellule. Et si, en
traversant le cloître qu'éclairait vaguement la splendeur
mystérieuse des étoiles, il rencontrait une ombre silen-
cieuse comme lui-même qui se glissait le long des murs,
il la saluait de ces simples mots : « Frère, il faut mourir ! »
auxquels l'autre répondait: « Il faut mourir, frère! » Et,
lentement, chacun poursuivait sa route de son côté.
Pendant que les barbares dominaient l'occident de
l'Europe, en Orient les chrétiens, transportés d'une sainte
fureur, se livraient, après avoir incendié le Parthénon, à
la destruction des statues, à la démolition des théâtres et
des cirques, et fixaient leur idéal sur un Christ éma-
cié , livide et aux cheveux blanchissants : la concep-
tion d'un beau Christ eût, à leurs yeux, constitué un
insigne sacrilège, car la beauté pour eux n'était que
du paganisme. Après avoir été la terre sacrée de l'art,
(1) Il n'y a qu'à lireMabillon, Œuvres posthumes, t. II, p. 321 à 336,
pour voir ce qui se passait dans l'intérieur des couvents de cette époque.
Avant Charlemagne, les supérieurs, pour châtier les moines, les muti-
laient et même leur arrachaient les veux.
MOYEN AGF. 125
la Grèce vit l'art foulé aux pieds par ses propres en-
fants, qui, ayant abjuré le paganisme, détruisirent les
effigies de leurs antiques dieux en l'honneur d'un Dieu
unique, homme et martyr. Ainsi les descendants des plus
grands artistes devinrent les plus terribles iconoclastes.
Bientôt des fourmilières de saints se répandirent à travers
les plaines de la Mésopotamie ; de même que les trou-
peaux, ils broutaient l'herbe qui croît dans les prairies (1),
et, en temps de tempête ou de sécheresse, ils s'en allaient
processionnellement à travers la campagne, la partie
inférieure du corps revêtue de sordides haillons, se meur-
trissant les chairs à coups de lanières dont les extrémités
s'allongeaient en pointes de fer aiguës. C'est ainsi qu'ils
s'imaginaient calmer la colère de Dieu irrité contre les
misérables mortels. Le dédain que ces malheureux témoi-
gnaient envers leur corps était tel qu'à peine dormaient-
ils trois ou quatre heures par nuit sur le sol humide, la
tète appuyée sur une pierre, et, comme si ce n'était encore
assez, au réveil ils se frappaient la poitrine avec un cail-
lou. Ils exagéraient si bien leurs pénitences, qu'auprès de
leur ascétisme le régime des moines d'Occident semblait
un véritable régime de sybarites.
Lïdée de la justice avait été transportée dans l'autre vie.
Le péché originel en rendait l'accomplissement impos-
sible sur cette terre. Les chrétiens croyaient que la mort
châtiait en nous la faute de nos premiers parents. Et
derrière la mort apparaissait encore en perspective un
autre châtiment pour les réprouvés : «Je vis, dit l'Apoca-
lypse, un cheval pâle; la Mort le montait, et l'Enfer
suivait derrière. » Avec de semblables prédictions la peur
de la mort s'empara violemment de tous les esprits, on ne
voyait plus rien qu'à travers ce prisme funèbre, et les plus
épouvantables prophéties se mirent à circuler parmi les
(I) Ces ascètes s'appelaient Pi<w«. Saint Ephrem fait leur panégyrique.
Voir Tillemont, ftlèm. eccléi., t. VIII, p. 292.
i-:g partie historique.
croyants. 'Entre les plus désolantes, il en est une surtout,
émanée de la prédication de la seconde venue du Christ,
qui produisit les plus funestes conséquences.
Ainsi que nous l'avons déjà constate, il avait été an-
noncé par tous les chrétiens les plus orthodoxes, depuis
Justin et Irénée jusqu'à Lactance qui vécut sous Constan-
tin, que le Messie reviendrait avant la fin de la génération
qui t'avait vu mourir, ou peu de temps après, pour
ressusciter les morts et régner suc les fidèles l'espace de
mille ans, au bout desquels tout s'anéantirait (1). Cette
assertion ayant été répandue dans les masses, l'invasion
des barbares fut considérée comme un avertissement
ménagé par Dieu relativement à la tîn prochaine du
monde. Les plus fervents se livrèrent à une mystique
oisiveté. Absorbés parla dévotion, ils ne pensèrent plus
qu'à la mort. « Chaque heure qui s'écoule est un pas de
plus vers la fin du monde ! » prêchait-on de toutes parts.
« Pensez à la mort, Car cette vie n'est qu'un songe ! »
disait-on aux pénitents. Et les cités ne tardèrent pas à
revêtir l'aspect funèbre des cimetières. Mais la deuxième
résurrection annoncée pour le premier, le deuxième,
le troisième et le quatrième siècle ne se produisit pas à
l'époque indiquée. Enfin, lasses d'attendre, les nations
fournirent une interprétation nouvelle au texte et en tirè-
rent une autre prophétie. «Ce terme de mille ans, dit-on,
signifie mille années d'apostolat, c'est donc en l'an 1000
quedoit arriver la fin du monde. »
Vinrent enfin, avec l'an 999, les derniers jours de cette
année. Les prédications redoublaient et l'ascétisme parve-
nait à son comble. Les uns remettaient leurs biens aux
mendiants, les autres abandonnaient leurs propriétés pour
(I) Cette prédiction, qui aboutit à la prophétie de la fin du monde en
l'an 1 000, exerça, pendant le moyen âge, son influence sur la France,
sur l'Allemagne et sur une partie de l'Angleterre. Dans les pays plus
méridionaux, tels que l'Espagne et l'Italie, ses conséquences furent
moins considérables.
MOYEN AGF. - |-27
l'aire pénitence et obtenir le pardon de leurs péchés. Des
bandes de pénitents parcouraient l'Europe en montrant
leurs corps déchirés parle ciliée et par la discipline, pen-
dant que d'autres, qui n'avaient point encore dépouillé
leur égoïsme terrestre, se hâtaient de jouir, dans la pensée
que le temps allait leur manquer. Le serf déserta le travail
et le seigneur féodal négligea de le lui imposer. Pourquoi
travailler, en effet, puisque tout allait finir sous peu? C'est
dans cette situation que le dernier jour de cette mémo-
rable année trouva presque toute l'Europe. La journée tou-
chait à sa fin et chacun priait, croyant que son heure der-
nière était arrivée. A tout instant s'accroissait l'anxiété des
croyants, de sorte que, vers le milieu de la nuit, les cœurs
ne battaient presque plus et que chacun retenait sa respi-
ration afin de pouvoir mieux entendre le terrible signal
qui allait marquer la fin de l'univers. Minuit sonna donc à
son heure et le monde poursuivit sa marche!
Alors les foules crièrent à la fourberie, mais il était
déjà bien tard. Les champs incultes, les foyers déserts, les
troupeaux dispersés dans les montagnes, le travail oublié,
l'épargne dissipée, les capitaux perdus, les sources du
bien-être et de la richesse toutes taries, la misère devait
fatalement survenir, car ce n'est pas en vain que l'on peut
se soustraire à la loi éternelle et inviolable du mouve-
ment. La misère ne se fit donc pas longtemps attendre. La
faim commença à se faire sentir dans toute son intensité,
au point que, le peu de vivres qui restaient ayant été rapi-
dement consommés, le gibier épuisé, les animaux do-
mestiques dévorés, les hommes affamés et poussés par
d'impérieux besoins se mirent à se faire mutuellement
la chasse sur les chemins ; et les enfants et les plus faibles
ne tardèrent pas à être dévorés dans les villages. L'an-
thropophagie devint chose commune.
De l'an 1000 à l'an 1065, on compte quarante années de
famine. Un moine contemporain, Raoul Glaber, affirme
qu'en dépit des anathèmes lancés par la religion on
128 * PARTIE HISTORIQUE.
s'était assez généralement bien fait à manger de la chair
humaine, et il raconte qu'il « y eut un boucher qui
osa en vendre sur le marché de Tournus (1) ». On en vint
même à déterrer les cadavres pour les manger.
« Une autre calamité survint, dit le même chroniqueur :
c'est que les loups, alléchés par la multitude des cadavres
sans sépulture, commencèrent à s'attaquer aux hommes.
Les gens, alors, craignirent Dieu et ouvrirent des fosses,
où le fils traînait son père, le frère son frère, la mère son
enfant, quand ils les voyaient défaillir ; et le survivant lui-
même, désespérant de la vie, s'y jetait souvent après
eux. »
En même temps, les seigneurs qui possédaient des do-
maines suffisants pour entretenir des hommes d'armes,
poursuivaient leurs luttes intestines, et ceux qui étaient
moins puissants mettaient leur épée à prix et allaient
servir celui qui les payait le plus cher, ou bien, se
transformant en chefs de bandes, ils parcouraient les cam-
pagnes, saccageant les maisons, violant les femmes, tuant
qui leur résistait et volant tout ce qui pouvait exciter leur
convoitise.
Sur ces entrefaites survint un ermite qui, au nom de
Dieu, leur ordonna d'aller délivrer le sépulcre du Rédemp-
teur du inonde. Alors, poussés, les uns par une foi aveugle,
les autres par la soif des aventures, ils se précipitèrent
tous en masse vers l'Orient, la croix brodée sur la poitrine,
sous la conduite de ce chef si étrange (2).
(1) Mossen Jaume Roig (Valencia) raconte le même fait relativement à
une aubergiste qui fut brûlée vive pour en avoir servi à sa table, sous
forme de gâteau. Elle fut découverte par un ongle qu'on y trouva. (Llibre
de les Doncs.)
(2) Les croisades furent un mouvement d'une portée bautement civi-
lisatrice, bien que tel ne fût pas le but de ceux qui les entreprirent/. Les
croisades, ce fut eu somme l'Occident qui s'opposait à l'invasion de
l'Orient, et qui attaquait le fatalisme dans son berceau même; c'était la
seconde partie, inconsciente si l'on veut, des guerres médiques.
Adepte de la philosophie positive, la justice est notre unique souci,
MOYEN AGE. 129
Pendant les croisades la famine redoubla.
Après la famine se déchaîna la peste, provoquée par
l'oubli de toutes les règles de la propreté et des préceptes
de l'hygiène, et puis, enfin, apparut la lèpre. Plus d'un
saint se glorifia de ne s'être jamais lavé môme les mains.
On ne changeait pas les vêtements qui étaient en laine,
carie seul fait de se déshabiller était tenu pour un péché.
Avec la mauvaise alimentation le sang commença par
manquer des principes réparateurs de l'organisme ; les
humeurs séreuses prédominèrent, et le tempérament scro-
fuleux se généralisa. La scrofule à l'intérieur, et à l'exté-
rieur toutes les souillures, ne tardèrent pas à produire des
efflorescences purulentes sur toute la surface du corps.
L'organisme étant ainsi vicié, la peste noire devint fré-
quente, et la lèpre (1) endémique ; ces deux fléaux se pro-
pageaient avec une effrayante rapidité. Bientôt la conta-
gion épouvanta de telle sorte que le malheureux pestiféré
était abandonné dans son domicile ou transporté dans un
immonde lazaret, au bord du chemin, où il mourait dans
le désespoir, si quelque moine n'accourait pas lui porter les
secours que lui inspirait son amour, à défaut de sa
science. Le lépreux n'obtenait pas l'entrée du temple ; il
ne pouvait ni imposer ses mains sur la tète chérie de ses
enfants, ni boire à la fontaine, dont il eût pu souiller l'eau,
ni séjourner au milieu de la population, ni enfin entre-
tenir la moindre liaison avec ses semblables ; abandonné
à la charité du passant, qui déposait son obole dans le
tronc de bois placé à sa porte, il attendait tristement
la visite delà mort, couché sur le misérable lit sur lequel
et nous ne pouvons accepter, pour ce grand fait historique, la qualifi-
cation d'entreprise inutile qui lui a été attribuée par les libres penseurs
du dernier siècle et même par quelques-uns du dix-neuvième.
(1) Cette maladie de la peau, qui a sévi avec intensité pendant le
moyen âge, ne fut que Véléphanliasis tuberculeux. 11 faut le distinguer
de cette maladie squammeuse des dermatologistes modernes, qu'on ap-
pelle aussi lèpre.
9
|30 PARTIE HISTORIQUE.
le prêtre avait répandu la poussière des. cimetières (1).
Le manque de vie et de santé qui marque cette déplo-
rable époque fut tel, que le corps humain se modifia sen-
siblement. Les jambes s'amaigrirent, le ventre acquit plus
de volume et la capacité du crâne diminua notablement (2).
Toute la pharmacopée orthodoxe se réduisait à l'eau bé-
nite, aux reliques des saints et aux sacrements. Et si un
ecclésiastique voyait un malade: « C'est un châtiment que
Dieu vous inflige pour vous punir de vos fautes, lui
disait-il, priez et repentez-vous, car si le mal vous tue,
l'Église destine à votre âme ses chants des morts. »
Le moyen âge est l'âge des antithèses. Dans son cours,
chaque mouvement en provoque un second dans un sens
diamétralement opposé; chaque tendance est contrariée
par une tendance inverse; tout y est dualité, comme si
tout en lui était régi par la loi du pendule, qui exige qu'à
une oscillation dans un sens en corresponde une autre
dans un sens contraire. Pendant qu'au milieu de tant
d'infortunes et de tant de misères, les croyants les plus
zélés se mortifiaient le corps pour faire prévaloir l'esprit;
pendant qu'ils ne procuraient aucune satisfaction à la
chair, parce que, sortie de la poussière, elle devait y re-
(1) Voir la description de cette maladie dans les E studio s sobre la
Edat Media de Francisco Pi y Margall, Madrid, 1873.
(2) Afin que cette assertion ne paraisse pas exagérée pour ceux qui
n'ont pas pénétré bien avant dans les études de la biologie et de l'ana-
toniie comparée, nous nous permettrons de constater ici que M. Brocaa
trouvé que les crânes extraits des cimetières de Paris et appartenant à
des individus de notre époque sont plus grands et plus développés dans
leur région frontale que ceux qu'il a extraits des tombes contemporaines
du douzième siècle. Les crânes du siècle actuel sont, comparativement
à ceux de cette époque, comme 1,484 est à 1,426.
M. Prichard, à la suite de nombreuses comparaisons entre des crânes
anglais appartenant à notre siècle et extraits de divers cimetières d'An-
gleterre, et des crânes retirés des ossuaires du moyen âge, s'est con-
vaincu de la supériorité de la capacité crânienne actuelle de son pays
sur celle des onzième, douzième et treizième siècles. Voir l'ouvrage de
M. Prichard, Phys, History nf Mankind, t. I, p. 305.
moyen ap.f:. m
tourner; pendant que, pour eux, la vie, vanité des vanités,
était complètement frappée d'oubli, et que le monde, ori-
gine et source de tout mal, était voué au mépris, d'autres,
au contraire, supportant mal la souffrance, protestaient en
demandant pour leurs personnes santé, vie sans limites
et richesses, ou jouissance anticipée en cette vie de la
gloire qui leur était promise dans l'autre. Les uns, pour
se distraire des ennuis profonds de la cellule ; les autres,
par amour pour la Nature, apprenaient dans Plotin, dans
Olympiodore, dans Proclus, dans Jamblique, dans Por-
phyre, dans Zozime, les leçons spagiriques, ou l'hermé-
tique dans quelque traduction grecque du grand livre de
l'Hermès Trismégiste. De semblables lectures les por-
taient à croire qu'en combinant des nombres, des lignes
et des lettres, en formulant des exorcismes et en mélan-
geant des substances, ils pourraient rencontrer telle com-
binaison capable d'attirer à eux l'esprit divin ou de donner
pour résultat un produit qui pourrait leur procurer une vie
exempte de risques, bienheureuse et prolongeable à vo-
lonté et indéfiniment.
Les plus mystiques d'entre eux passaient les nuits à
rechercher la formule cabalistique de la pierre philoso-
phale. Ils combinaient de diverses manières le cercle,
le triangle et la croix avec des lettres grecques, la-
tines et hébraïques, et ils invoquaient le nom trois fois
saint de la très-sainte Trinité ou celui du Saint des saints
pour appeler à eux les esprits purs, les âmes sans corps
ou les anges bénis, et pour vivre avec eux sur la terre,
plongés dans l'âme du monde et jouissant ainsi de la
gloire ineffable dans le sein de Dieu par anticipation au
jour du jugement. « Dieu est partout, » disait le dogme;
'< donc il est dans le monde, » déduisaient-ils de là, « et la
portion de Dieu qui est dans le monde est sa grande âme.
Heureux celui qui parvient à s'immerger en elle ! »
Ils voulaient substituer à l'atmosphère corrompue qu'ils
respiraient une atmosphère de divinité qui les pénétrât
432 PARTIE HISTORIQUE.
par tous les pores en les baignant jusqu'aux atomes !
Mais ceux-ci n'étaient pas les plus nombreux; entre ceux
qui recherchaient la félicité dans ce bas monde, ce sont
ceux qui étaient les moins mystiques qui prédominaient.
S'appliquant à l'alchimie avec passion, à cette science té-
nébreuse qui demandait son inspiration au Diable, ils pas-
saient le temps à distiller des substances et à calculer
des formules pour obtenir le merveilleux élixir de longue
vie. Chaque alchimiste possédait sa recette de prédilec-
tion, empruntée à Archélaùs, à Salmanas, au Panopo-
litain ou h quelque autre docteur mage, et il préparait,
en conséquence, le grand œuvre à sa manière. Tous con-
venaient, néanmoins, que la base devait être un métal
noble, et que l'opération devait s'effectuer pendant la
pleine lune.
Au milieu de la nuit, alors que l'horloge de l'église son-
nait douze coups, et qu'à travers les petits carreaux du vi-
trage de sa fenêtre il apercevait la lune baignant la cité
de sa blanche lumière qui faisait miroiter les ardoises
polies des maisons et des clochers, l'alchimiste mélangeait
le sel et le vinaigre avec le mercure, « principe androgyne,
eau d'argent qui n'est ni eau, ni métal, ni corps, qui est
fluide comme l'eau, qui pèse et brille comme le métal,
et qui contient la vie et l'esprit comme les corps»; il
traçait sur le mur trois cercles concentriques entre les-
quels il inscrivait des paroles magiques coupées par des
croix; il dessinait au milieu, en forme de triangle,
le soleil, signe de l'or, la lune, signe de l'argent, et le
signe du mercure, et au centre de la figure le signe du
soufre, puis il entourait le tout de la couleuvre dont la
tète avec son escarboucle signifie le bien et la vie, et dont
la queue en pointe de flèche signifie le mal et la mort.
Le pentagramme tracé, il invoquait Astaroth le fulgu-
rant, il allumait le foyer de la cornue et il attendait.
Si, pendant la distillation, le ciel se couvrait, laissant la
ville ensevelie dans l'ombre, l'opération était manquée,
MOYEN AGE. 133
mais si elle se terminait, au contraire, sans qu'un seul
léger nuage fût venu voiler la pâle figure de la lune,
alors le grand œuvre était accompli. Le liquide obtenu
était l'élixir philosophai, l'alchimiste était satisfait, il
n'avait plus à redouter aucun mal sur la terre, il pou-
vait défier la Mort, puisqu'il tenait en main la panacée
universelle.
La nature récompense toujours qui la fouille, qui l'in-
terroge ou la travaille, alors même que le mobile de
l'homme se réduit à une vaine chimère. S'ils ne décou-
vraient pas la recette de l'immortalité sur la terre, les
disciples d'Hermès découvraient des corps jusqu'alors
inconnus, ils obtenaient des acides, ils perfectionnaient
la distillation des divers liquides, et ils préparaient in-
consciemment l'avènement de la chimie moderne. Au
lieu de l'élixir recherché avec tant de soucis, ils ne dé-
couvraient que des sulfures, des dissolutions de sels d'or,
d'argent ou de mercure qui ne procuraient pas, il est vrai,
la vie éternelle, mais qui séchaient les éruptions purulen-
tes, qui tuaient l'acarus de la gale, qui cautérisaient les
exanthèmes et qui, enfin, étaient l'antidote, anticipé de
quelques siècles, de la terrible invasion de la syphilis en
Europe.
Au début du quatorzième siècle, le malaise de l'Europe
était tel, que, suivant un chroniqueur du temps, la vie
apparaissait comme un empiétement de l'enfer. Le peuple
était si infortuné, si misérable, qu'il croyait reconnaître
en toutes choses le signe fatidique de quelque prochaine
calamité. Et les calamités se succédaient avec une fré-
quence telle, qu'il voyait ses tristes prédictions presque
toujours confirmées. La peste, les guerres, la sécheresse
ou les inondations avaient leurs avant-coureurs et comme
leurs ambassades. Avant l'apparition d'une plaie, les
malheureux habitants de la région voyaient, pendant
plusieurs nuits consécutives, briller dans l'espace des
comètes aux formes étranges, des météores à la lumière
134 PARTIE HISTORIQUE.
sinistre, et, dans sa piété naïve, le peuple imaginait
que la Providence se servait de cette écriture cosmique
pour lui annoncer les calamités nouvelles au moyen des-
quelles elle se préparait à châtier ses fautes.
A cette époque les hérésies, nombreuses déjà au dou-
zième et au treizième siècle, s'accroissent malgré une
répression sanglante. On interdit aux excommuniés l'en-
terrement sacré. Alors on dit que les Broculacos, comme on
les appelait en Espagne, continuent à vivre, même étant
morts, clans leurs fosses ; que le jour ils restent immobiles
et souffrent rongés par les vers, mais qu'à minuit ils se
lèvent, enveloppés dans leur suaire, coupent la corde des
pendus et vont avec eux au sabbat y exercer des maléfices.
A peine un tiers de siècle était-il écoulé, que l;i plus
terrible peste connue de mémoire d'homme vient dévaster
l'Europe. Gomme si elle était un châtiment céleste, elle
s'attaque d'abord aux cités hérétiques et aux pays excom-
muniés. Les dominicains fuient, se heurtant aux ca-
davres qui remplissaient les rues , et s'écrient : « C'est
l'excommunication du pape qui produit son effet ! » Les
clercs les suivent; quelques bonnes religieuses seule-
ment, chez lesquelles l'amour du prochain est plus puis-
sant que la crainte de la mort, restent pour soigner les
malades et elles payent leur dévouement de la vie. Les
villes d'Allemagne perdent soixante pour cent de leur po-
pulation. Plus on avance vers le midi, plus les effets de
la peste sont terribles. 11 meurt en Catalogne quatre-
vingts pour cent de ses habitants. Bientôt le fléau ne s'at-
taque plus seulement aux hérétiques, il fauche aussi les
orthodoxes. Aveugle de colère, l'ange exterminateur ne
distingue plus les bons des méchants; il moissonne tout
ce qu'il rencontre, comme s'il voulait d'un coup en finir
avec le genre humain pour anticiper sur le jour du juge-
ment dernier.
On organise alors au nord de la France, en Hollande
et en Allemagne, de sinistres processions de flagellants.
MOYEN AGE. 135
Les pénitents, précédés dune croix, errent de ville en
ville jsans savoir où ils vont. Le pape leur a refusé les
sacrements, et ils se croient damnés; c'est pour cela ,
qu'ils implorent directement la miséricorde divine.
Pendant que ceci se passe dans le Nord, clans le Midi,
on accuse les maures et les juifs de cette calamité. La
populace dévote dit : « Le roi maure de Grenade, voyant
les chrétiens gagner chaque jour du terrain, a, pour se
venger, chargé les juifs d'empoisonner les eaux. Ceux-ci,
sur les conseils du diable, se sont adressés aux lépreux
qui ont tenu des conciliabules. » Et alors on prend les
lépreux, on les torture, on les brûle vivants, et, dans les
tourments, ils font des aveux.
On frémit, quand on apprend les moyens dont on
s'était servi pour produire la peste. On mêlait le sang
humain avec de l'urine et des hosties sacrées, on séchait
le mélange, on le réduisait en poussière, puis on l'intro-
duisait dans un sac et, ta l'aide d'un poids, on le jetait
au fond des eaux potables. Un deuxième procédé con-
sistait à prendre la tète d'une couleuvre, les pattes d'un
crapaud, le sang et les cheveux d'une femme (1).
On s'effraya devant tant de méchanceté ; des moines
rappelèrent aux foules le déicide du peuple juif; quelques
nobles, pour acquitter leurs dettes, les conduisirent au
massacre, les juiveries furent assaillies, leurs habitants
égorgés ou brûlés avec leurs papiers et leurs livres.
Alors se popularisa une singulière légende dont le
héros surgit comme l'incarnation de l'infortune perma-
nente, du châtiment continu, de la souffrance immor-
telle. Peut-il y avoir rien au monde d'aussi désolant que
l'immortalité de la souffrance? Cet être impérissable,
(1) Fiebant de sanguine bumano et urina, de tribus herbis. . pone-
balur etiara corpus Christi, et cum essent omnia dissecata, usque ad
pulverem terebantur... eaput colubri, pedes bufonis, et capilli quasi
mulieris, infecti quodam liquore nigerrinio... {Coût. g. de Nany., année
1321, p. 78.)
136 PARTIR HISTORIQUE.
messager de désastres , témoin perpétuel d'horreurs ,
voyageur de la mort, c'était le Jlif errant. Il était con-
damné à marcher et à vivre jusqu'à la fin des siècles,
regardant tout mourir autour de lui, et tout tomber en
ruine.
Cette légende, évoquée par l'imagination de quelque
poëte apocalyptique ou dramatisée par quelque prédicateur
illuminé, devint la personnification symbolique du peuple
juif, vivant sans feu ni lieu, depuis la destruction de Jé-
rusalem par Titus, et bientôt elle prit dans l'esprit du
peuple le caractère d'une croyance positive en un être vi-
vant. Le moyen âge appliquait fréquemment à l'individu
les caractères de la collectivité et même ceux qui ne con-
viennent qu'à la totalité des choses. C'est ainsi que nous
voyons l'éternité de l'âme humaine, celle du châtiment,
celle de la récompense, et aussi des créations anthropo-
morphiques, auxquelles on applique une durée indéfinie
dans le temps, comme si elles constituaient une race.
Cette habitude de l'esprit produisait des dogmes effrayants,
des légendes épouvantables, des personnifications qui
donnaient le cauchemar et qui augmentaient la pusilla-
nimité et le chagrin des malheureux croyants.
Les Juifs avaient demandé le crucifiement du Nazaréen.
Les juges offrirent de gracier un coupable; et le peuple,
par moquerie, en fit bénéficier un scélérat. La sentence
fut prononcée et exécutée au milieu des plus horribles
profanations pour la majesté divine. Bientôt ses san-
glantes révoltes valurent à ce peuple la destruction de sa
cité sainte et la légitime expulsion de son territoire. Dès
lors, errant dans le sein des autres peuples, le Juif est
spolié, méprisé, raillé, et partout persécuté; et néanmoins,
il traverse les sociétés en subissant toutes leurs crises,
toutes leurs commotions, toutes leurs révolutions, sans
rien perdre de son caractère, sans changer de religion,
sans modifier ses rites, dans l'espoir impérissable de la
venue du Messie.
MOYEN AGE. 137
Le Juif errant ne représente, en somme, que le peuple
déicide expiant son immense forfait jusqu'à la consom-
mation des siècles.
Ce personnage fut importé de l'Orient, probablement
par les moines. En Orient, on le considérait comme un
criminel dont le châtiment devait durer toujours; en Eu-
rope on le fit marcher sans cesse. Au commencement du
treizième siècle, l'Europe ne l'avait pas encore vu ; et,
cependant, c'était très-fermement que, depuis quelque
temps déjà , on croyait à son existence ; au quatorzième
siècle, on l'avait déjà vu, disait-on, dans plusieurs villes.
Voici ce que l'on racontait de lui :
C'était un certain Juif du nom de Joseph, cordonnier de
son état, marié et père de famille, qui habitait Jérusalem
sous le règne de Tibère. Le jour où le Sauveur fut conduit
au Calvaire, il se plaça sur le seuil de sa porte pour le
voir passer. Epuisé de fatigue, le doux Jésus voulut se
reposer sur le pas de la maison du Juif; mais celui-ci
l'éloigna d'une poussée qui le fit chanceler et tomber au
milieu de la rue, en même temps que d'un accent impi-
toyable il lui criait : « Marche, marche, il ne te reste que
peu de chemin à parcourir ! — Je me reposerai bientôt,
et toi, tu marcheras sans cesse ! » lui répondit le Maître en
le fixant d'un air triste et sévère. C'est à dater de ce jour
que le cordonnier impie n'a plus trouvé de repos sur la
Terre : la Mort elle-même, qui l'accorde à tous les êtres,
ne le lui a pas accordé.
Durant cette scène, le Juif portait un enfant dans ses
bras; mais, à peine l'Homme-Dieu lui eut-il dicté sa ter-
rible sentence, qu'il le laisse choir et, poussé par une force
mystérieuse absolument étrangère à sa volonté, il se met
à marcher à grands pas. Il se dirige vers le Calvaire, où
il assiste au supplice du rédempteur du monde. Les per-
turbations universelles qui coïncidèrent avec la mort du
Christ le surprennent dans sa marche, et, en voyant le ciel
s'obscurcir, le soleil s'éteindre, la lune devenir sanglante,
138 PARTIE HISTORIQUE.
les étoiles tomber, le sol s'entr'ouvrir et les morts ressus-
citer, il reconnaît la terrible faute qu'il a commise et
il comprend, trop tard, que sa marche incessante est le
châtiment de l'énormité de sa faute. En traversant le
Jourdain, il reçoit le baptême des mains de l'apôtre Anane,
et il poursuit sa route. Dans l'espoir de rencontrer la
mort au milieu des siens, il pénètre à Jérusalem le jour
où les Romains incendiaient la ville. Les murs s'écrou-
laient, les édifices s'affaissaient en écrasant de leurs ruines
ceux qui voulaient échapper à l'hécatombe ; et lui, lui qui
y avait pénétré pour y trouver la mort, n'est pas même
effleuré par la chute d'une seule pierre. En traversant une
rue, des cris déchirants qui s'échappaient d'une maison
en flammes frappent son oreille ; il approche et un navrant
spectacle se déroule devant lui, il voit ses petits-fils se
tordre de douleur au milieu des ruines incandescentes;
mais il ne peut leur porter secours, il est contraint de
marcher sans s'arrêter! 11 arrive à Rome le jour même
qu'y entrent les barbares; il traverse le tourbillon des
combattants, et là aussi la mort le dédaigne. 11 parcourt
la campagne romaine, et à force de marcher il atteint
une côte; il gravit la montée; au sommet surplom-
bait une roche, en bas se soulevaient les eaux impétueu-
ses. Il accélère le pas et gagne la cime. La tempête faisait
rage, les zigzags de l'éclair déchiraient la nue et la vague
écumait en grondant comme impatiente de l'engloutir. Le
Juif se réjouit. « Enfin ! dit-il, je vais donc pouvoir mou-
rir. » Et il se précipite dans l'abîme. Vain espoir! Son
corps est plus léger que l'eau ; les vagues le portent et le
Ilot le rejette sur des plages lointaines, où à peine a-t-il
foulé du pied le sable, qu'il reprend déjà sa marche. 11
vient en France à l'heure où ce pays était l'objet de luttes
entre Francs etGermains. 11 passe à travers des forets de
lances et des pluies de flèches; des nuées de pierres et de
galets lancés par la fronde ou l'arbalète volent autour
de lui en lui rasant la tête: mais ni un galet ne lui ouvre
MOYEN AGE. 139
le crâne, ni une flèche ne lui perce la poitrine, ni une
lance ne lui traverse le cœur. La guerre désole ensuite la
Germanie ; des bois séculaires deviennent la proie des '
flammes. Il se précipite dans ces forêts en feu; et, tandis
que les arbres les plus énormes sont réduits en cendres,
lui est respecté par l'incendie. La malédiction de Dieu
l'avait rendu plus léger que l'eau, invulnérable au fer et
réfractaire au feu. Il dirige une autre fois ses pas vers
l'Italie ; arrive à Naples, et gravit le Vésuve au moment où
des étincelles sulfureuses annoncent une éruption pro-
chaine. Il met le pied sur les bords du gouffre et s'y préci-
pite. Les entrailles de la terre ont horreur de lui et lo
vomissent par le cratère qui l'a englouti. Le volcan le re-
jette en rugissant au milieu d'un nuage de fumé.- et d'un
torrent de lave qui le porte jusqu'à la mer ; et la mer, à son
tour, le conduit sur les rives espagnoles. C'était au temps
où l'Espagne luttait avec acharnement pour repousser les
Arabes. « Peut-être, pense-t-il, trouverai-je la mort au
milieu des infidèles ! » Et il se met à parcourir la pénin-
sule à la recherche de combats toujours nouveaux. Mille
fois il se mêle à la lutte et il attaque de front le Sarrasin ;
il se trouve souvent dans un tourbillon d'alfanges et
d'épées; les têtes voltigent, tranchées d'un coup, mais la
sienne reste intacte sur ses épaules ; les solides hache
d'armes des gigantesques Africains se rompent comme
verre sur son crâne, et les cimeterres damasquinés s'é-
moussent sur son cou. Dans la bataille du Salado, sous
les murs de Tarifa, il se place au-devant de la gueule des
bombardes ; les boulets glissent en sifflant sur son corps
et poursuivent leur route. Un certain jour, une foule de
vilains armés assiège un seigneur dans son château. Se
voyant cerné de toutes parts dans son repaire et menacé
de subir la terrible justice du peuple, le châtelain dispose
une mine et décide de se faire sauter- plutôt que de se
rendre à ses vassaux. Dans son désir d'en finir avec la
vie, le Juif infortuné monte à l'assaut avec les troupes de
140 PARTIE HISTORIQUE.
la glèbe ; il se hisse jusqu'à un créneau de la muraille, et
à peine y est-il que la mine éclate. L'explosion fut horrible.
Le Juif est lancé dans l'espace avec les pierres et la char-
pente de la forteresse, mêlé aux membres déchirés des
combattants ; et il retombe sain et sauf da-irs les plaines
de l'Afrique. Il ne peut mourir ; il est inviolable. Il par-
court alors les plaines sablonneuses, s' avançant au-devant
des bêtes féroces. Les lions et les tigres fuient à son ap-
proche ; les crocodiles se détournent, les serpents se
cachent dans les ronces ; il n'est pas jusqu'aux éléphants,
aux pieds desquels il se roule, qui ne se refusent à l'écra-
ser! L'horrible sort que le sien! Ne pouvoir mourir, et
rester le témoin éternel des misères humaines ! Il avait
insulté les tyrans et défié les guerriers, il s'était précipité
dans les abîmes et jeté dans les flammes, il avait traversé
des plaines infectées, avalé des poisons, provoqué des
bètes sauvages, et tout cela en vain ! Pour lui, la mort
était morte. Il l'appelait à grands cris, il la recherchait
partout, et il ne la rencontrait nulle part. Toujours cette
inextinguible soif de périr ; et il était impérissable. Lui
seul restait debout, alors que tout tombait sur la terre !
Sa destinée était de voir mourir et de marcher sans
trêve (4)!
Le peuple ingénu, qui ajoutait foi à cette légende, entre-
voyait un Juif errant dans chaque mendiant qui passait ;
et ceux qui, pour exploiter sa compassion, affirmèrent être
ce personnage ont été très-nombreux. Jusqu'en 1228, on ne
savait rien de bien précis sur son compte ; quelques vagues
versions relatives à son existence circulaient seulement (2).
(!) Nous avons donné, dans ce récit, un résumé des différentes lé-
gendes qui circulaient chez divers peuples de l'Europe, sur le compte
du Juif errant.
(-2) Ch. Schœbel, dans son étude, la Légende du Juif errant, pense
que ce personnage ne fut considéré comme Juif qu'à l'époque de la Re-
naissance. Les arguments sur lesquels il fonde cette assertion ne sont
guère que des conjectures. 11 regarde la légende racontée par Matthieu
MOYEN AGE. 141
Mais, à cette date, un évêque arménien qui alla visiter les
églises de l'Angleterre, assura aux moines de Saint-Alban
l'avoir vu et lui avoir parlé en Orient (1). Cette nouvelle
se répandit sur le continent européen, et plus tard on
le vit dans beaucoup de villes. Hambourg, Leipzig, Bru-
xelles, Bordeaux, Madrid et Naples assurèrent avoir
reçu la visite de cet étrange personnage. D'après l'évoque
d'Arménie, il s'appelait Cartaphilus, et Ahasvérus suivant
d'autres ; de sorte que quelques-uns conclurent de cette
double appellation qu'il existait deux Juifs errants, ce qui
provoqua de très-sérieuses dissertations sur la matière.
On disait ici que le Juif errant avait été à Bruxelles, pen-
dant qu'on affirmait ailleurs l'avoir vu à la même date, à
peu de différence près, soit à Bordeaux, soit à Naples. Le
peuple, qui tenait son existence pour certaine et qui ne
pouvait se figurer que deux mendiants aient pu feindre en
même temps le même personnage, le peuple disait qu'il
allait comme lèvent et qu'il était transporté en un instant
d'un lieu dans un autre sur les ailes delà tempête. Aussi,
lorsqu'ils voyaient quelqu'une de ces journées calmes et
sereines au cours desquelles de petites nuées apparaissent
comme des points à l'horizon, s'étendent, grossissent, se
résolvent en vent et en eau et disparaissent ensuite en ra-
Pàris comme une légende romaine. 11 insiste, par exemple, sur le fait
que le portier de Pilate ne pouvait être Juif et il se fonde sur ce que, à
l'époque de Tibère, on ne confiait aucune charge publique aux Juifs. Or,
cet argument n'a aucune valeur. En effet, cette légende a été inventée
et racontée au moyen âge, et, à cette époque, on se souciait assez peu
de l'exactitude historique pour qu'au treizième siècle on ait pu regarder
le portier de Pilate comme un Juif. Quant à la triple origine du Juif
errant, nous partageons absolument l'avis de Schœbel. Sans aucun
doute, le Juif errant est un composé du Cartaphilus, qui doit vivre jus-
qu'à la seconde venue du Messie, du portier de Pilate, âme criminelle et
damnée, et du chasseur sauvage — type indo-germanique — qui marche
jour cl nuit, car il emprunte certains traits au caractère de ces trois
personnages.
(1) Chronique de Matthieu Paris, moine, qui vécut en Angleterre au
temps de Henri III, et qui mourut en 1259.
142 Partie iu&toriqur.
menant au ciel la lumière et l'azur, les bonnes gens de la
campagne disaient que c'était le Juif errant qui passait (1).
On crut, de là, que son apparition coïncidait avec les gran-
des tempêtes, avec les grands vents et les inondations;
dans sa course rapide, il donnait une telle impulsion à
l'air, ([lie les arbres étaient déracinés et les toitures arra-
chées. A chaque épidémie, à chaque calamité nouvelle qui
fondait quelque part, les gens du peuple qui se rappelaient
avoir vu passer quelque misérable vieillard à la longue
barbe et aux cheveux blancs, s'écriaient : « Ceci nous a
•Hé apporté par le Juif errant! » Cette interprétation
n'avait rien de bien étrange, puisque le Juif errant (Hait
censé se porter toujours sur les points les plus menaces
par la mort, et que, pour pouvoir la rencontrer, il déchaî-
nait, ainsi que le croyait le peuple, les luttes, la peste,
l'ouragan et toutes sortes de calamités. La croyance en ce
personnage se prolongea jusqu'à la Renaissance. Elle per-
dit à cette époque beaucoup de son caractère fatidique,
ainsi que toutes les personnifications engendrées par le
moyen âge. Il leur manqua l'atmosphère qui les avait
créées et les avait maintenues, et peu à peu elles disparu-
rent comme de vagues fantômes que dissipe à l'aube la
lumière du soleil.
Pour terminer ce bilan des misères, il importe que
nous nous occupions d'une désolante maladie qui fut à
celle immense saturnale de douleurs comme le galop
final. Nous voulons parler de la danse de Saint-Guy ou
de Saint-Vito. Ce fut vers l'an 1350 qu'elle commença à
envahir l'Europe ; et déjà, en 1380, c'est à peine s'il exis-
tait un hameau où elle n'eut pas pénétré. Les infortunés
que piquait l'infernale tarentule étaient pris soudain
d'une véritable fureur de danser. Leurs jambes s'agi-
taient involontairement, ils se saisissaient mutuellement
(1) Les paysans de la Bretagne et de la Picardie le disent encore au-
jourd'hui.
MOYEN AGE. U3
les mains, formaient de grands cercles sur les places et
sur les esplanades, et se livraient à un galop frénétique,
furieux, convulsif, délirant, qui, par instants, s'accélérait
comme s'ils avaient été entraînés par un courant galva-
nique. Dans l'assistance on riait d'abord, puis on s'en-
thousiasmait, et, enfin, la contagion poussait les spec-
tateurs à grossir la ronde infernale. A mesure qu'ils
tournaient, leurs mouvements devenaient plus désordon-
nés, les cris qu'ils poussaient plus aigus, et leurs éclats
de rire s'accentuaient d'un horrible craquement de dents,
comme si leurs mâchoires allaient se disloquer. Puis
leurs lèvres se teignaient d'une écume abondante, les
yeux leur sortaient des orbites, leurs corps chancelaient
et, perdant enfin l'équilibre et lancés à distance par la
force centrifuge, ils allaient se briser la tète contre les
pierres ou contre les murailles, en poussant des cris dé-
chirants ou de sacrilèges interjections. Le peuple attri-
buait cette danse à la malédiction divine, et c'est très-
sérieusement qu'il la croyait présidée par la Mort et
excitée par le Diable.
L'idée mystique de la mort du Christ, qui vivait latente
dans la conscience du peuple, produisit un résultat pra-
tique ; les cathédrales surgirent, et autour d'elles vinrent
se grouper les populations de la plaine. Elevée par celles-
ci, la cathédrale fut à son tour le noyau qui offrit un point
d'appui à la population nouvelle. Elle projetait son ombre
par-dessus les maisons qui l'environnaient comme pour les
protéger contre les attaques arbitraires du seigneur de la
montagne ; et les bonnes gens du village, étant déjà plus
tranquilles en ce qui concernait la sécurité de leurs biens,
se rassemblaient dans ces nefs, afin de prier le Dieu,
crucifié, pour le salut de leurs âmes. La cathédrale réunit
les citoyens et, dans un embrassement mystique, elle en
forma un faisceau. La solidarité devenait un fait. Comme
on s'était réuni pour des fins spirituelles, il en coûta peu
de s'asseoir dans un but temporel. Au commencement du
144 PARTIE HISTORIQUE.
treizième siècle, elle était déjà le signe de la constitution
de la commune, et, à la fin du quatorzième, la commune
était déjà une véritable puissance ; là où la commune
était constituée, le seigneur féodal ne pouvait impuné-
ment exercer ses rapines. A la moindre tentative d'at-
taque contre la ville, la grosse cloche de l'église appelait
les vilains en armes sur la place. La cloche avec sa voix
de stentor défiait le château, et l'écho, qui résonnait sous
les lambris de la chambre seigneuriale, glaçait d'effroi
le baron et ses féaux. Le château tremblait en enten-
dant le tocsin comme s'il lui faisait pressentir l'appa-
rition non lointaine du canon qui allait venir le démolir
sous peu.
A ce moment de l'histoire l'oppression que la papauté
exerçait sur la conscience et celle que la féodalité exerçait
sur la personne étaient arrivées à leur comble. Cette si-
tuation provoqua une insurrection dans les âmes, un
soulèvement spirituel, une vengeance idéaliste contre les
grands de la terre. Les déshérités déclaraient la guerre
aux puissants. La conspiration se noua dans l'intérieur
des cathédrales, et son drapeau de combat fut le suaire de
la mort. La vie n'était qu'un tissu de misères ; la hiérarchie
des classes et des rangs était un mal irrémédiable ; il
était donc chimérique de songer à l'émanciption ; le bien-
être, qui n'existait que dans la vie future, était irréali-
sable dans cette vallée de larmes. Tout ce qu'on pouvait
tenter, c'était de s'unir pour contenir le seigneur dans
certaines limites ; il était impossible d'abattre son em-
pire ; ainsi le reconnaissaient ceux-là mêmes qui étaient
l'objet de ses vexations. Mais, dans leur désespoir, le
peuple et le bas clergé, écrasés sous le poids de tous
leurs supérieurs hiérarchiques, voulurent se venger et,
ne pouvant proclamer l'égalité dans cette vie où ils la
croyaient irréalisable, ils la proclamèrent dans la mort ;
bientôt les immenses voûtes des temples se remplirent
de foules aussi désespérées que dévotes. D'énergiques
MOYEN Af.K. lio
phrases de sermons funèbrement égalitaires retentirent
dans les nefs sacrées ; c'était l'expression fidèle des senti-
ments de cette démagogie mystique qui se complaisait à
enfieller les jouissances de ceux qui la dominaient.
« Ni l'or, ni la pourpre ne peuvent arrêter la faux de
« la Mort ! Vous qui vivez dans l'opulence, et vous qui
« disposez de la force, vous êtes condamnés à mourir à
« l'égal du plus infime de vos serfs. Un pape ne vaut pas
« plus qu'un sacristain, un empereur qu'un paysan, une
« reine qu'une mendiante ! » Partout on répète ces sen-
tences sur un même ton, et le règne de la Mort parvient
à son apogée avec le triomphe de cette sinistre démo-
cratie.
<c II n'est rien qui ne m'appartienne, s'écrie la Mort.
« De bon ou de mauvais gré chacun est contraint de me
« suivre : il n'est pas de loi qui puisse prévaloir contre
« mon empire, il n'est pas de remède qui sauve de mes
« atteintes. Il n'y a au monde de véritablement impéris-
« sable que mon royaume. »
« Levez à votre guise les ponts-levis de vos châteaux,
« placez des sentinelles sur vos donjons, fermez bien vos
« portes et vos croisées, bouchez toutes les ouvertures,
« jusqu'aux lézardes, je saurai bien tromper la vigilance
« de vos gardes, je franchirai vos fossés et je pénétrerai
« dans vos demeures tout comme si les battants en
« étaient tout grands ouverts ! »
« Vous êtes tous égaux ; je vous nivellerais si vous ne
« l'étiez pas ! »
« Toi, monarque, qui ne te montras fort que pour la
« tyrannie, toi qui rançonnas odieusement tes vassaux
« pour remplir tes caisses, sans souci de justice pour
« personne, tu viendras tomber entre mes mains ainsi que
« le plus humble de tes sujets. Toi, ambitieux conquérant,
« qui, pour satisfaire ton immense égoïsme, fais périr
« les combattants par milliers sur les champs de bataille,
« toi aussi tu mourras comme le-dernier de tes hommes
10
14G PARTIE HISTORIQUE.
« d'armes. Toi, archevêque, qui gouvernes si mal tes su-
« jets, laïques et clercs, pour prix des mets délicats avec
« lesquels tu satisfais ta gourmandise, prépare-toi à goû-
(( ter à mes amertumes! Assez de pillage, aventurier Eeo-
« dal ! dispose-toi à me suivre et bientôt tu verras com-
« ment je châtie ceux de ta bande qui dérobent le bien
« d'autrui. Chanoine ventru, vicieux, qui supportes les
<( jeûnes grâce aux provisions cachées dans ta cellule, toi
« qui, aux étreintes du cilice, as substitué les étreintes de
« cent courtisanes, viens m'embrasser maintenant, je
« t'appartiens, je suis à toi, et désormais je serai ton
« épouse ! Viens là, gouverneur pervers, j'ai à venger le
« peuple que tu administras si méchamment ! Et toi aussi,
a ma belle, alerte donc, détache-toi des liras de ton amant,
« car il ne peut y avoir qu'un instant de bonheur dans ce
« bas monde! A quoi t'a servi ta science, docte médecin,
« si tu n'as pu deviner aujourd'hui ma venue? Dépense
« tes trésors en aumônes, riche avare : plus on possède
« et plus on meurt tristement, car il en coûte beaucoup de
« dire adieu aux délices de l'existence ; malheur ù toi si
« tu as fermé l'oreille aux prières des pauvres, car Dieu
« la fermera aux tiennes quand ta dernière heure aura
« sonné ! Courtisan infatué, j'abattrai cet orgueil qui te
« gonfle! Tremblez, grands de la terre, car mon pouvoir
« surpasse tous les autres ! »
Et voici comment la Mort personnifiée dans le sque-
lette (1) se fait la compagne inséparable de l'Homme que
toujours elle traite selon son caractère et sa condition.
(1 ) Au quatorzième siècle la chrétienté était convaincue que, bien qu'in-
visible, la mort était un personnage effectif et réel. On la représentait
sous la forme d'un squelette, la faux d'une main et le sablier de l'autre.
Un écrivain mystique se rencontra pour affirmer très-sérieusement qu'il
l'avait vue, en compagnie de l'ange exterminateur, planer, sous cette
forme, au-dessus d'une ville désolée par la peste. Vers le treizième siècle
et an commencement du quatorzième, on représente la mort comme une
sorte de momie, sous la forme d'un squelette recouvert de sa puni ; on
MOYEN AGE. 147
Le squelette se présente au pape pendant la cérémonie
du sacre de l'empereur ; au moment où le pontife institue
celui-ci souverain au nom de Dieu, il l'avertit que le pou- ■
voir de la Mort est plus étendu que celui de l'Eglise ;
puis, en lui arrachant la vie, la Mort le dépose de toutes
ses prérogatives . Il prend la couronne à l'empereur et la
remet à son fils. Sous les traits d'un jeune échanson,
le squelette verse au roi, pendant le festin, son dernier
breuvage. Avec la mitre et la crosse de l'abbé, il appa-
raît au moine absorbé dans la lecture de son bréviaire
pour lui annoncer qu'il a suffisamment prié. Il viole la
sainteté du cloître pour enlever ïabbesse. 11 prend la
verge du juge pour en faire justice et venger de ses sen-
tences ceux qu'elles ont frappés. Il confond créancier et
débiteur dans un embrassement commun. Il entre dans
la maison du juif usurier pendant qu'il compte les
sommes versées dans sa caisse, et il lui dit : « Tu n'as
pas encore payé ma dette ! » et, sans lui donner le temps
de se retourner, il l'emporte. Il attaque subitement la
demeure de Yauare, et au lieu de saisir sa personne, il
saisit ses trésors, certain que, pour ne pas les abandonner,
l'avare les suivra. Il surprend les joueurs assis autour du
tapis vert et ne leur accorde pas le temps de ramasser leur
enjeu. Il arrête le voleur qui détrousse sur la route. Il se
place sur la tète le bonnet du prédicateur qui improvise un
sermon sur la vanité de la vie, et, lui montrant le sablier
fixé sur la chaire, il lui démontre en l'étranglant combien
personnellement son argumentation est exacte. Il accom-
pagne le viatique, la lanterne à la main, à la place de
l'enfant de chœur, pour entrer dans la maison du paraly-
tique. A Y astrologue qui, sur la contemplation de la sphère
n'avait pas encore assez étudié Tanatomie du corps humain pour con-
naître la forme précise des os. Il faut consulter, à cet égard, les vignettes
des livres religieux des treizième et quatorzième siècles. Dans le quin-
zième le squelette est déjà admirablement dessiné, ainsi qu'on peut s'en
convaincre par les gravures de l'époque.
\ 18 PAKTIK HISTORIQUE.
céleste, prédit tant d'événements, il montre un crâne et
lui demande de deviner quel sera son dernier jour. 11
surprend les marchands sur le port en se dressant sou-
dain au milieu des ballots qui arrivent d'Orient par la
galère, et de son haleine empoisonnée il tue les uns et
met en fuite les autres. Il sert au gourmand des mets
malsains assaisonnés avec des condiments qui enflam-
ment ses entrailles. Il va à la rencontre du guerrier, lors-
qu'au plus fort de la bataille celui-ci de son terrible es-
padon abat des hommes comme on fauche des épis, et,
arborant un os, il lui fait mordre la poussière au premier
coup qu'il lui en assène sur la tète. Au serf qui travaille
dans les champs, il dit : « Il n'y a que moi qui puisse te
procurer le repos nécessaire à tant de fatigues! » Au
vieillard il donne avec compassion le bras pour l'aider à
descendre vers la tombe. Il emporte avec amour Y enfant
entre ses mains décharnées. Il joue joyeusement de la
musette, et le fou le suit en dansant jusqu'à la fosse. 11
dirige les pas de Yaveugle et le conduit au cimetière. La
nuit, enveloppé dans sa longue cape, il prend son luth
mélancolique et donne une sérénade à la dame pour qu'elle
lui ouvre sa fenêtre. Il surprend, dans les frémissements
de la passion, Y amant aux pieds de sa maîtresse, et il les
réunit pour l'éternité dans le sépulcre. Il attise le feu du
fourneau de Y alchimiste pour que la cornue éclate et que
l'explosion le tue. Il interrompt le savant au milieu de
ses méditations. Il veille au chevet du malade et raille
le médecin qui ne le voit pas. Il donne l'hospitalité au
voyageur et lui dit, en lui ouvrant la porte de l'auberge :
ce Entre dans ta dernière hôtellerie. » Il accompagne les
pèlerins dans leur pèlerinage. Il gouverne au timon du
navire pour mener les marins à leur perte. Il conduit
les véhicules et les précipite dans un abîme. Il marche au
combat, en tète des troupes. Il soulève les vassaux sur
la place publique. Au bal il est musicien, earillonneur
au couvent, capucin dans l'ermitage, magistrat dans les
MOYEN AGE. J ;q
tribunaux, professeur dans les universités ; il rit enfin, il
grimace, il danse, il trépigne, il gambade, il gesticule,
comme si ses ossements étaient mus par des muscles in-
visibles. La poésie le rêve en ses délires. La peinture
représente partout sa hideuse carcasse. La morale en
fait un objet d'édification pour les croyants. Les saints
le voient dans leurs hallucinations. Tout est pénétré de
son haleine fétide. Chaque heure du jour et de la nuit est
troublée par le cliquetis de ses os, et chacun frémit au
ricanement aigre de ses mâchoires. Son suaire s'étend
sur toute la communion chrétienne.
IX
LA DANSE MACABRE
ET LE DIES IR,E.
Ce drame lugubre fit une profonde impression sur l'es-
prit des artistes et enfanta la Danse Macabre (1). On ignore
absolument quelle est celle qui a paru la première et quel
en fut l'auteur. On sait seulement qu'en 1398 Antoine de
(1) Dans son Dictionnaire de la langue française, Littré s'exprime
ainsi au mot Macabre : « Ety.m. Lorrain, maicaibré se dit d'une confi-
guration fantastique des nuages. Ducange, chorea Machabcorurn (danse
des Machabées), qu'il définit ainsi : cérémonie plaisante, pieusement
instituée parles ecclésiastiques, et dans laquelle les dignitaires, tant de
l'Eglise que du monde, conduisant ensemble la danse, sortaient tour
à tour de la danse, pour exprimer que chacun de nous doit subir la
mort. On lit, en effet, dans un texte de 1453 : Quatuor simasias vint
exhibilas. Mis qui ciioream machab^orum fecerunt. On ne peut douter
que la Danse Macabre et la danse des Machabées ne soient une seule et
même chose. On peut supposer que les sept frères Machabées, avec
Eléazar et leur mère, souffrant successivement le martyre, donnèrent
l'idée de celte danse où chacun des personnages s'éclipsait tour à tour,
et qu'ensuite, pour rendre l'idée encore plus frappante, on chargea la
mort de conduire cette danse fantastique. Devant chorea Machabœorum,
on ne peut faire compte de l'arabe makbara, chambre funéraire. »
(Littré, Dictionnaire de la langue française, t. 11, p. 306, Macabre.) Hip-
polyte Fourtoul affirme que Macabre vient de saint Macaire ; voir Essais
sur les formes et les images de la Danse des morts. Il y a des auteurs qui
croient que Macabre dérive du poète Macaber, lequel fit une danse de
cette espèce en vers allemands, traduite en latin par P. Desroy de
Troyes, en 1460. D'autres assurent qu'elle a emprunté son nom au trou-
vère Macabras, lequel traita ce sujet dans un poème.
LA DANSE MACABRE. 151
la Salle exécuta une danse de ce genre, et quelques ar-
chéologues affirment qu'en 1349 Nicaise de Cambrai,
sur une commande de Philippe le Bon, duc de Bour-
gogne, en avait également composé une. D'autres assurent
qu'avant cette date René d'Anjou avait déjà fait repré-
senter cette danse par des acteurs dont un peintre connu
de l'époque avait dessiné les costumes. Certains soutien-
nent que la première, dont la date remonte à 1383, est
celle de Minden, en Westphalie. On signale, enfin, comme
étant des premières, celle du palais de l'évèque, à Coira,
celle de l'église de Chaise-Dieu, en Auvergne, et celle du
couvent de Klingenthal, dans le canton deBâle-Campagne.
Celle-ci porte le millésime de 1312. Bruckmann dit en avoir
vu une près de Vienne, dans un couvent de capucins, la-
quelle remonterait au treizième siècle (1).
M. Francis Douce, dans son livre intitulé : The Danse
of Death, a réuni un grand nombre de renseignements
d'où il résulterait qu'aucune des danses dont il vient d'être
question n'a réellement été la première. M. Champfleury
affirme qu'en Bretagne et en Suisse il existe des char-
niers dont l'origine remonte au commencement de la se-
conde moitié du moyeu âge, sur la pierre desquels a été
sculptée une scène étrange que l'on peut encore observer
dans certains ossuaires mieux conservés que les autres (2).
La Mort y est représentée debout, battant frénétiquement
le tambour avec deux os en manière de baguettes. A ce
roulement répond une troupe de squelettes, qui font re-
tentir l'air des notes aiguës et pénétrantes de leurs longues
trompettes. Eveillés en sursaut par cette horrible musique,
les morts sortent de leurs tombeaux. Ils courent en désor-
dre et se répandent sur toute la surface de la terre,
cherchant ce qui leur manque pour recomposer leur corps.
(i) Bruckmann, Epislolœ itinerariœ.
(2) Les mieux conservés sont en Suisse. J'en ai vu quelques-uns
pendant l'été de 1876.
152 PARTIE HISTORIQUE.
S'il faut s'en rapporter à l'opinion d'archéologues auto-
risés, la symphonie aurait précédé cette danse sinistre.
Divers historiens supposent que les artistes voulurent
mettre en scène la danse de Saint-Guy, pendant que
d'autres affirment qu'elle a eu pour origine une légende
épouvantable, populaire en ce temps dans presque toute
l'Europe centrale. On racontait qu'à Darmstadt, le jour de
Pâques, à l'instant même où se célébrait l'office divin, un
ramassis d'impies s'en vint danser devant l'église. Dieu,
irrité, maudit ces gens, et sa malédiction produisit instan-
tanément son effet. Transportés d'un vertige infernal, ces
hommes se mirent h, tournoyer avec une ardeur frénéti-
que, sans qu'aucun d'entre eux pût un instant lâcher les
mains de son voisin. En entendant cet effroyable tu-
multe, le sacristain s'avança jusque sur le parvis pour
savoir ce qui se passait ; il vit sa fille qui s'était mêlée
à la danse des damnés, et se précipita vers elle, la tirant
par un liras pour l'arracher à cette ronde infernale.
Effort inutile! le bras lui resta dans les mains, et la fille
n'en poursuivit pas moins son mouvement avec sa verti-
gineuse rapidité. L'entraînement des damnés était tel
qu'ils creusaient sous leurs pieds une fosse circulaire dans
laquelle ils s'enfonçaient à mesure. Ils dansèrent ainsi
sans s'arrêter une année entière, au bout de laquelle,
à l'heure précise où ils avaient commencé leur ronde,
ils tombèrent morts dans la fosse ouverte sous leurs
pas.
11 est possible que cette légende ait été une des causes
qui ont contribué à l'apparition de la Danse Macabre;
mais, à notre avis, trois éléments ont concouru à la
création de cette danse. L'un est le sentiment général de
désespoir qui règne au moyen âge ; l'autre, l'état parti-
culier du quatorzième siècle, pendant lequel tout danse.
On danse au Sabbat; on danse dans les Mystères; on
danse à la fête des Innocents dans les églises ; les épilep-
tiques dansent sur les places; même les rois et les grands
LA DANSE MACABRE. 153
personnages deviennent fous et dansent dans les rues.
La dernière cause, la principale sans doute, c'est le be-
soin d'égalité qui animales plébéiens, les serfs et le bas
clergé. C'est ainsi que l'idée révolutionnaire, prenant le
caractère général du siècle, a éclaté sous forme de danse,
nivelant tout par la mort, car, au moyen âge, on croyait
que l'égalité n'était pas possible dans la vie.
La plus remarquable des danses macabres que Ton
connaisse, celle qui offrait le plus de caractère, est sans
doute celle que l'on voyait à Paris en 1426.
La bataille de Verneuil venait d'être perduepar la France.
Les Anglais, ayant àleur tète le duc de Bedford, marchaient
à grandes journées sur la capitale. Ils y pénétrèrent, s'ou-
vrant un chemin à travers les cadavres amoncelés dans
les rues par la peste et par la guerre. En arrivant au cloître
des Innocents, un spectacle étrange troubla la joie féroce
de leur victoire. La France, saccagée, désolée et vaincue,
avait eu recours à une représentation picturale (1) delà Mort
pour empoisonner le triomphe du conquérant. Un peintre,
profondément inspiré par l'idée sombre de l'égalité dans
la mort, avait exécuté dans le charnier des Innocents une
série de fresques par lesquelles il prophétisait au vainqueur
un sort analogue à celui du vaincu. Cette funèbre pein-
ture fit une grande impression sur l'ennemi ; il trouva
dans tous les tableaux une telle profondeur de vues, que
(I) Hipp. Fourtoul ilit que la Danse de Paris fut jouée sur un ca-
tafalque dressé contre la muraille du charnier des Innocents (Essai sur
les poëmes et les images de la Danse Macabre). Thomas Wright assure
que ce fut une sorte de mascarade exécutée par des danseurs déguisés, à
travers les rues et les places. D'aulres disent que la scène ne se passa que
dans le cimetière des Innocents ; maisChampfleury prouve, dans son His-
toire de la caricature au moyen âge, qu'il y eut exposition de peintures
murales. Ltttré abonde dans ce sens. Voir aussi le Journal de
Charles VF, en 1420, p. 120, dans Lacuine. Peignot aussi est du même
avis et cite beaucoup de preuves pour appuyer son opinion. Voir son
ouvrage intitulé : Ilet-la rches ski1 les Danses dis morts et sur les origines
des cartes a jouer.
lt>4 PARTIE HISTORIQUE.
non-seulement il la respecta, mais qu'il la reproduisit
dans ses églises d'Angleterre (1).
C'est à partir de cette manifestation que la Danse Macabre
se répand dans toute l'Europe. Elle envahit le palais et le
château aussi bien que l'église et le couvent. On la peint
sur les murs de la rue, sur la façade de la maison, sur le
frontispice du pont, dans l'intérieur de la chapelle, dans
la salle de la commune ; on la reproduit sur le bois, sur la
toile, sur le métal, sur l'ivoire et sur le parchemin, en
même temps qu'on la sculpte en marbre, qu'on la frappe
dans le cuir, qu'on la grave dans le bois, qu'on la burine
sur le cuivre, qu'on la coule en bronze, qu'on la modèle
en argile, qu'on l'introduit dans les tissus de laine et de
soie, dans le tapis, dans la tenture, qu'on l'émaille sur les
vitraux, qu'on l'incruste dans l'écu, qu'on la brode sur
les bannières, qu'on la trace en plusieurs couleurs sur le
missel et les livres d'heures, qu'on la damasquine sur la
lame de l'épée, du poignard et de la dague.
De la danse mémorable du cimetière des Innocents
jusqu'à celle du pont de Lucerne, le défilé est long. Partout
« l'insatiable glouton de tous les hommes revêt une forme
appropriée à sa clientèle. » Ici, il se présente svelte comme
un étudiant ; là, il prend l'attitude moitié malicieuse, moi-
tié railleuse d'un truand astucieux; ailleurs, ses os affec-
tent la forme alourdie d'un squelette bourgeois de pure
race; plus loin, au fond de ses orbites caves et téné-
breuses, on devine le coup d'oeil scrutateur et froid du phi-
losophe sceptique, ou bien son masque osseux s'animed'un
certain sentiment de compassion et de bonhomie. Pour
ceux qui ont dominé leur vie durant, pour ceux qui ont ac-
caparé richesses et honneurs, pour les évoques opulents,
les conquérants heureux, pour les rois tyranniques, les
despotes féodaux, les riches avares, les usuriers sans
(I) Ce fut au cloître du cimetière de Saint-Paul de Londres qu'on pei-
gnit la première en Angleterre.
LÀ DANSE MACABRE. 155
pitié, pour tous ceux en un mot qui ont vécu d'exploitation
et d'oppression, la Mort apparaît, possédée d'une joie
féroce, sauvage. L'artiste la montre partout, dans toutes
les danses, fondant à l'improviste, à l'heure même où ses
victimes exercent la plénitude de leur pouvoir. Elle sur-
prend le gourmand au milieu de son repas, le bandit à
l'heure môme où il commet un vol, le chef d'armée quand
il marche à la victoire, à la tête de ses troupes, etc., etc.
Elle répond à la terreur et aux défaillances que provoque
sa présence par un éclat de rire méphistophélique, et,
sans lui donner le temps de se remettre, elle emporte sa
proie dans l'autre monde. Mais si celui dont l'heure est
venue est un travailleur, un serf, un moine charitable, un
humble savant, une femme infortunée, un tendre adoles-
cent, alors la Mort s'humanise, elle prend un aspect affa-
ble, plein de bonté, et elle invite sa victime à abandonner
les misères du monde, en s'écriant : Mors melior vital
La Danse Macabre a également été l'objet de com-
positions littéraires, même avant d'avoir inspiré la plas-
tique. Nous pouvons en citer comme exemple un poëme
de beaucoup antérieur au quinzième siècle (i), écrit
en espagnol et intitulé : Danza général de la Muette.
On ne peut attribuer une date certaine à cette pro-
duction et on ignore même quel en fut l'auteur. On
pense seulement qu'elle peut se réclamer, peut-être, de
l'écrivain auquel on doit la Révélation de un Ermitano,
parce que les deux œuvres se trouvent dans le même
recueil et qu'il y a entre elles une grande analogie dans
le style et dans le choix des mots. Mais, comme ce que
nous savons sur l'auteur de la Révélation se résume à ceci,
(I) Quelques bibliophiles espagnols estiment que son origine remonte
au commencement du quatorzième siècle, et même aux dernières années
du treizième. A peu près à la même époque, on en trouve un pareil
dans les archives de la couronne d'Aragon, à Barcelone, écrit en catalan
par le père Miquel Carbonell. Voir Coll. documents inédits des archives
de la couronne d'Aragon, t. X.W1II.
UjG partie historique.
qu'il était ermite et qu'« il écrivait en rimes, parce qu'il
savait cette gaie science » , toutes ces conjectures ne
nous avancent pas à grand'chose.
C'est un poëme remarquable au point de vue de la
naïveté qui l'inspire. Grâce à ce caractère, nous pouvons
nous convaincre que les chefs de la religion et du pou-
voir, les représentants de l'autorité divine et humaine,
exerçaient déjà dans ces temps-là leur ministère à leur
profit particulier et de la façon la plus arbitraire. L'au-
teur place dans la bouche de la Mort l'âpre' critique des
vices des personnages qu'elle appelle à sa danse avec une
si brutale sincérité que, pour qui sait lire, c'est la con-
statation du fait, que l'influence moralisatrice — tant
chantée — que le tronc et l'autel ont exercée sur les
mœurs, n'a jamais été qu'une pure figure de rhétorique.
Après une exhortation à la pénitence adressée par un
prédicateur à tous les mortels, la Mort fait l'appel et
oblige les invités à danser bon gré, mal gré. Ceux-ci se
lamentent; alors la Mort les console si leurs œuvres ont
été bonnes ; ou bien, s'ils ont mal vécu, elle leur rappelle
avec une satisfaction sarcastique leurs fautes ou leurs
crimes. Le pape, l'empereur, le roi, l'archevêque, l'évêque,
le chevalier, l'abbé, le doyen de chapitre, le marchand,
l'archidiacre, l'avocat, le chanoine, le curé, l'usurier, le
moine, le percepteur, le receveur des contributions, le
sous-diacre, le sacristain et le santero (1) s'en vont très-
maltraités par ses jugements sévères, mais elle absout ou
traite avec bonté, à cause de leur meilleure manière de
vivre, l'écuyer, le médecin, le laboureur, l'ermite, le
rabbin et le fakir. La morale qui se dégage du poëme est
essentiellement chrétienne. « Puisque tout, dans ce monde,
n'est que vanité, faisons pénitence afin de trouver le bon-
(I) Le sanlero, en Espagne, est un homme presque disparu aujour-
d'hui, qui courait la campagne avec une image de saint dont il expli-
quait les miracles et qu'il faisait baiser aux fidèles, lesquels reconnais-;
saient ces services par de nombreuses aumônes.
LA DANSE MACABRE. 157
heur dans une autre vie. » Cependant, ceci n'empêche pas
l'auteur de mettre en relief, dans toute leur honteuse
réalité, les vices et les injustices de la société au sein de
laquelle il vivait.
Le poëte anglais Peter Plowmann a également publié
un poëme dans ce genre. Il met à profit un songe qu'il a
eu et nous fait voir la Mort nivelant tout avec sa faux. La
Mort abat le fort aussi bien que le faible, l'oppresseur
aussi bien que l'opprimé, celui qui se cache et tremble
comme celui qui se présente devant elle intrépide et sans
la craindre, celui qui est bien portant et celui qui est
malade ; elle ne respecte personne, car elle seule est
au-dessus de tout, et seul son royaume est universel et
durable.
En même temps que le poëme, on écrivait aussi la
romance, le refrain volait de bouche en bouche, on
chantait le couplet, si bien qu'en se généralisant ainsi
et se divisant à l'excès, le thème en arriva à tout pénétrer.
C'est cette littérature, populaire ou élevée, qui alimentait
continuellement la représentation plastique de son souffle
funèbre. Ainsi, le peintre anglais Geoffroy Tory, s'inspi-
rant de la légende de Plowmann, illustra un magnifique
livre d'heures. La composition représente la Mort avec une
couronne royale, montée sur un cheval noir et tenant
à la main la sentence du genre humain. Deux squelettes
qui l'escortent exécutent l'arrêt, fauchant tous les mor-
tels qu'ils rencontrent sur leur passage. Ces figures se
détachent sur un ciel dans lequel voltigent des corbeaux
accourus de l'horizon pour se repaître des cadavres qui
jonchent le sol.
De même que Tory s'est inspiré d'un poëme, Holbein
est allé chercher son sujet dans des quatrains sur le
triomphe de la Mort qui, déjà depuis le quatorzième siècle,
circulaient parmi le peuple en manière de refrains (1).
(I) On a attribué la Danse des morts de Bàle à Holbein ; il est au-
158 . PARTIE HISTORIQUE.
C'est en illustrant ces conceptions qu'il créa cette incom-
parable Danse de la Mort qui, au point de vue artistique,
est la meilleure que nous possédions (1). On y voit la
Mort saisir l'Homme à partir du moment où, dans le
paradis, il mange le fruit défendu ; désormais,' elle ne se
sépare plus de lui ; de sorte qu'en nous représentant en
des conditions et des circonstances si diverses la Mort
compagne de l'Homme, Holbein nous montre l'Humanité
tout entière soumise à cette loi nécessaire. L'unique
erreur que l'on puisse reprocher à ce grand ajuvre n'est
pas le fait de l'artiste, mais bien celui de l'idée religieuse
prédominante à cette époque, car si Holbein y indique
que la mort est le résultat du péché originel et non pas la
conséquence fatale de la vie elle-même, c'est parce qu'à
son époque le dogme seul donnait l'explication de toutes
choses, et expliquait ainsi l'origine de la mort.
Considérée au point de vue de l'art seul, la Danse Maca-
bre est véritablement le principal exemple de peinture
critique que nous trouvions dans l'histoire. L'artiste y agit
toujours sous l'impulsion d'une idée, qu'il prétend faire pé-
nétrer dans l'esprit de ses contemporains avec la plus grande
intensité possible; il recherche la forme comme un simple
moyen d'expression, et la subordonne toujours à la pensée
génératrice de l'œuvre. Si l'idée est désolante, si la consé-
jourd'hui pleinement prouvé qu'elle est antérieure à ce peintre. Elle fut
exécutée en 1444, On ignore quel en est l'auteur. Emmanuel Bùchel
en fit une copie à l'aquarelle, qu'on conserve à la Bibliothèque de Bàle.
(I) Celle que Nicolas Manuel (Deutsch), peintre et poète, écrivit et pei-
gnit sur les murs du couvent des Dominicains de Berne est, surtout par
ses tendances égalitaircs, une des plus remarquables, bien que du reste
elle ne soit pas supérieure à celle de Holbein. Elle se compose de qua-
rante-six grands tableaux à l'huile. On peut voiries aquarelles qu'Albert
Kauw et Guillaume Hettler, ses contemporains, nous en ont léguées dans
la salle des séances de l'Académie de Berne. Celte œuvre fut terminée
en 1320. Celle que Jean Vries peignit sur les murailles du cimetière des
Dominicains de Fribourg est également digne d'attention. On en con-
serve quelques morceaux à la cathédrale de Bàle.
LA DANSE MACABRE. 159
quence qui en découle est contraire à l'esprit de liberté et
de vie, qu'on en fasse remonter la faute aux tendances de
l'époque, car les artistes ne pouvaient se soustraire à ces
tendances. Néanmoins, ces manifestations de l'art con-
damnent et repoussent presque toujours l'orgueil, l'opu-
lence, le vice et jusqu'à la hiérarchie. Si, pour produire ces
effets, le peintre a dû recourir au remède des désespérés,
c'est-à-dire à la mort, c'est parce que, étant donnée la mau-
vaise constitution de la société au sein de laquelle il vivait,
il ne pouvait croire au règne de la Justice dans un monde
qui ne lui apparaissait que comme une vallée de larmes.
M. Champlleury prétend que la Danse Macabre n'est
pas la représentation d'un sentiment qui appartient d'une
façon unique et exclusive au moyen âge, c'est-à-dire à la
période culminante du christianisme, et il dit à ce propos :
« La Danse des morts, symbole de l'égalité, pourrait être
réclamée également par la Révolution de 1781). » Rien de
plus inexact que cette assertion ; M. Champfleury ne voit ici
que la moitié de la question. A l'aide de la personnification
de la mort dans le squelette qui entraîne de force tous les
mortels, la Danse des morts formule l'égalité, rien n'est
plus certain ; mais cette égalité-là n'est que l'égalité dans
la non-existence , dans le non-être , l'égalité négative ;
tandis que l'égalité formulée par la Révolution française
représente l'égalité dans la vie, l'égalité en dignité, en
droits, en liberté, c'est-à-dire l'égalité positive. Au moyen
âge, le bas clergé, dans ses sermons, et les artistes, dans
leurs œuvres, disent au roi, au pape, au seigneur féodal,
à l'exploiteur et aux riches qu'ils auront même fin que le
vassal, que le serf, que le travailleur et le pauvre ; mais la
Révolution française affirme davantage, car il importait
peu aux législateurs de la Constituante que tous les hommes
eussent une même fin dans la mort, si certains devaient
être condamnés à souffrir durant toute leur vie. La Révo-
lution dit nu pape, au roi, au noble que leur puissance n'a
pas de raison d'être, et que, par conséquent, leurs privilèges
|60 PARTIE HISTORIQUE.
doivent disparaître, car ils n'ont pas le droit de se placer
au-dessus des simples citoyens. Ainsi donc, il serait bien
difficile de prendre pour un symbole de la Révolution fran-
çaise une conception artistique qui, bien qu'elle formule
l'égalité, en ajourne la possession à une vie future, et en
proclame l'impossibilité dans la vie présente. Quelemoyen
âge présente un progrès sur l'antiquité, nul ne le niera :
l'antiquité ne croyait pas à l'égalité, même dans la mort,
tandis que le moyen âge l'affirme ; mais, en la transpor-
tant de l'autre vie dans la vie présente, les temps mo-
dernes ont changé la face du problème de l'émancipation
de l'Homme, car d'irréalisable qu'était l'égalité dans ce
monde, ils l'ont rendue possible.
La Danse Macabre est donc le produit du concours des
circonstances négatives de la vie, qui se coalisèrent dans
la seconde moitié du moyen âge. Au commencement de la
Renaissance, époque pendant laquelle le bien-être est re-
lativement plus grand, nous voyons déjà la Mort repré-
sentée dans ces danses sous un aspect moins effrayant,
comme si les artistes n'avaient plus eu peur d'elle ; et, avec
le temps, cette peur s'affaiblit tellement que, de vision ter-
rible qu'elle avait été, on en arrive à la convertir en un
personnage bouffon, plus propre à exciter le rire par ses
contorsions grotesques qu'à inspirer de tristes et pro-
fondes méditations. Et ceci ne pouvait manquer d'arriver.
Toute œuvre artistique est le résultat du milieu maté-
riel et moral dans lequel elle se produit, de même que la
plante est le résultat de l'atmosphère et du terrain au sein
desquels elle se développe. Que l'air ambiant, que la terre
se modifient, la plante se modifie également et finit par dis-
paraître pour faire place à une espèce plus appropriée à
ces nouvelles conditions. Dès la Renaissance, le courant
des idées se modifie, et en même temps les institutions
et les conceptions artistiques du moyen âge dégénèrent
et meurent comme un végétal transplanté dans une atmos-
phère et un terrain qui ne sont plus les siens, pour faire
LA DANSE MACABRE. ICI
bientôt place à de nouvelles et magnifiques productions.
Si, postérieurement, dans les temps modernes, nous
voyons encore quelques Danses des morts, ce ne sont
guère que des œuvres médiocres, dont quelques-unes sont
cependant remarquables, mais plutôt à cause de la forme
que pour l'idée qui les a inspirées. Gomment pourraient
s'inspirer aujourd'hui les artistes qui vivent dans une so-
ciété où l'idée qu'on se faisait de la mort au moyen âge
est complètement modifiée? Aussi ne voyons-nous dans la
danse de Granville que ce qu'en France on appelle une
charge. Quant à celle de Rethel, la seule qui possède une
réelle valeur, elle ne reflète que des sentiments du temps
passé et la haine contre le courant démocratique qui se
manifesta en Europe en 1848 (1). Elle n'est pas fille des
idées qui germent dans le cerveau des penseurs, non
plus que des sentiments répandus dans les masses ; elle
n'est que le résultat du dépit produit, chez un dessinateur
allemand, qui ne croit pas au progrès, par les nouvelles
idées égalitaires, lesquelles, comme un torrent impétueux,
avaient envahi l'Europe en général et l'Allemagne en par-
ticulier.
Nous avons essayé de déterminer l'origine et le carac-
tère de l'œuvre qui contenait l'idée que l'on se formait
sur la mort au moyen âge. Nous arrivons maintenant
à une autre œuvre moins populaire que celle-ci, moins
généralisée, mais, s'il se peut, plus grande par la vio-
lence avec laquelle elle exprime les idées que, dans cette
société terrorisée, le dogme avait suggérées sur l'immor-
talité de l'homme. L'épouvantable chant des morts nous
fournit l'idée exacte de la terreur qui envahissait l'homme
de cette époque, à ses derniers moments, en même temps
que la Danse Macabre nous révèle les difficultés de son exis-
tence. La Danse Macabre fut une manifestation spontanée
(1) La danse de Rethel est composée de six gravures sur bois avec
légendes en vers du poëte Reinick.
n
102 PARTIE HISTORIQUE.
des artistes, et comme le plus grand nombre d'entre eux
appartenaient au peuple toujours opprimé par les sei-
gneurs etles prélats, elle porte en elle-même un caractère
plus démocratique, plus égalitaire(l), et est exprimée sous
mille formes diverses par une multitude d'auteurs qui,
composant sur le môme thème, le font varier à l'infini.
Il en est tout autrement du Dies irœ. Ce chant est en
quelque sorte un poëme officiel du christianisme (2), qui
formula dans un langage symbolique divers dogmes de
l'Eglise; il se maintint donc dans son intégrité, sans
subir de modifications et sans souffrir aucun développe-
ment. Il contenait des prophéties sacrées et ne pouvait, en
conséquence, être chanté que dans les temples. Il parlait
de Dieu, et toute version profane eût été considérée comme
hérétique. Composé, adopté pour frapper l'imagination
des fidèles et servir à leur édification, il ne fut pas le
produit de leur spontanéité collective. Si la Da?ise des
(1) À l'appui de cette assertion, on peut citer une Danse Macabre cé-
lébrée sur la place de Grève, à Paris, en mai 1-418, pour fêter la défaveur
de Jean sans Peur, duc de Bourgogne, que Charles VI, dans un éclair de
raison, avait disgracié. Les principaux personnages du temps y étaient
représentés donnant la main à un squelette, vêtu d'attributs légendaires
et dansant une ronde immense, autour d'une effigie renversée du duc
de Bourgogne. Au milieu de la fête, les Bourguignons, sous les ordres
de Perrinet Leclerc, envahirent la place et massacrèrent tous les dan-
seurs. Celte Danse Macabre fut organisée par les Cabocliiens ou bouchers
de Paris, que les Armagnacs avaient réunis en un corps, dont Caboche
était le chef : de là leur nom de Cabocliiens.
(2) Quelques auteurs attribuent à Grégoire le Grand, qui vivait au
sixième siècle, la paternité du Dies irœ. D'autres pensent que ce chant
est l'œuvre de saint Bernard de Clairvaux, qui vivait au douzième siècle.
D'autres encore supposent qu'il fut composé par deux dominicains,
Humbert et Frangipani, poètes religieux, très-populaires au treizième
siècle. L'hypothèse la plus probable est que le Dies irœ est la création de
Thomas de Celano, moine qui mourut en Italie en 1255. On croit qu'il
le composa au couvent de Mayence entre 1221 et 1226. L'Eglise catho-
lique l'adopta et l'ajouta à son office des Morts, tout en y pratiquant
quelques corrections. Le texte primitif est gravé sur une dalle de marbre,
dans l'église de Saint-François dcMantoue.
LA DANSE MACABRE. 1G3
morts déclare l'homme égal à l'homme devant la mort,
le Dies irœ déclare l'Humanité entière indigne devant Dieu.
Pour ces motifs, la Danse est empreinte d'un caractère
essentiellement démocratique, tandis que le Dies irœ est
éminemment autoritaire.
Fils légitime des idées apocalyptiques, ce chant les
résuma avec une telle puissance et les exprima avec une
telle énergie de couleurs qu'il ne tarda pas à accroître la
mélancolie et à répandre la pusillanimité et la terreur.
Comme œuvre d'art, le Dies irœ est un monument, c'est-
à-dire un chef-d'œuvre. On ne peut faire sentir avec plus
d'intensité un sentiment donné, ni décrire avec plus d'exac-
titude une perspective quelconque. La fin du monde, la ré-
surrection de la chair, le jugement dernier, la grâce divùie, les
châtiments terribles de l'enfer réservés aux réprouvés, et
les béatitudes des justes dans le ciel, tout cela est dépeint
d'une telle façon, qu'il n'est désormais permis à personne
de traiter ces sujets sous peine de rester de beaucoup infé-
rieur au chant sacré. Le latin barbare des stances, la
monotonie de la rime qui revient à trois reprises, l'into-
nation des notes graves alternant avec les notes aiguës,
l'accompagnement de l'orgue, il n'est pas de détail, en un
mot, qui ne conspire en faveur de l'effet requis par la
pensée mère de l'œuvre. La désolation et l'épouvante y
sont portées au comble, avec une férocité exubérante.
L'idée fondamentale du Dies irœ consiste à présenter
l'Homme comme indigne en présence de l'immense ma-
jesté de Dieu qui, terrible dans sa justice, peut, s'il lui plaît,
en vertu de sa grâce, sauver le coupable. Analysons le chant
et examinons le développement de ce principe dans les
strophes capitales ; nous pourrons ainsi nous faire une
opinion exacte sur la moralité de l'idée et des consé-
quences qu'elle entraîne dans la pratique.
Dies irœ, dies illa
Solvet seclum in favilla,
Teste David cum sibylla.
i(U PARTIE HISTORIQUE.
» Jour de colère que celui qui réduira les siècles en
poussière! » Et qui sera donc en colore, l'Homme ou
Dieu? 11 n'y a pas de doute à avoir : ce sera la colère di-
vine, parce que Dieu seul, suivant le dogme, peut réduire
les siècles, c'est-à-dire l'œuvre des siècles, en poussière ;
et, pour que le chrétien n'ait pas lieu d'hésiter sur la dispa-
rition absolue et par un seul souffle du produit des civili-
sations humaines, le chant ajoute : « Témoin David et
les oracles de la Sibylle. » Ce qui équivaut à dire : le ju-
daïsme et le paganisme l'ont ensemble affirmé, le premier
par la voix de son prophète, le second par celle de son
oracle. Quel esprit religieux pourrait donc douter d'une
prophétie dont s'accommodent à la fois trois religions dif-
férentes ?
Quantus tremor est futurus,
Quando judex est venturus,
Cuncta stricte discussurus !
« Combien sera grande la terreur, quand le Juge su-
prême viendra demander les comptes les plus sévères ! »
Dans la première stance on nous annonce la colère de
Dieu ; dans la seconde on nous prophétise l'épouvante de
l'Homme. Quelle est donc la cause de la colère du Juge?
Quel est le motif de la terreur de l'accusé? Pour répondre
à cette double question, il convient de pénétrer en plein
dans l'examen du dogme du péché originel tel que le
formule l'Eglise.
Ayant observé que la nature, clans l'antiquité, avait in-
spiré à l'Homme des passions dont plusieurs, soit qu'il les
eût satisfaites au détriment de ses semblables, soit qu'il
eût abusé de leur satisfaction au détriment de sa personne,
lui furent funestes, les chrétiens se dirent qu'il y avait
là injustice et dégradation, et ils protestèrent avec toute
l'énergie que put leur inspirer l'esprit de justice. Mais,
au lieu de protester contre l'abus, ils protestèrent contre
les passions elles-mêmes; bien plus, ils protestèrent contre
LA DANSE MACABRE. 161
les besoins naturels et déposèrent contre le monde, prin-
cipe du péché et ennemi irréconciliable de l'Homme.
Comme conséquence de ces déclarations, la matière fut
considérée comme vile et infâme, et la chair de notre
propre corps comme l'ennemie et l'antagoniste de l'esprit.
Dieu entrait en communication avec l'Homme en s'adres-
sant à son âme ; le diable luttait contre Dieu en se servant
de la chair. Ainsi s'était posé le problème.
De plus, il avait été dit cà l'Homme qu'il était libre,
sous sa responsabilité, de choisir entre le bien et le mal.
Or, l'Homme ne reçoit les impressions que dans son
corps ; il ne les perçoit qu'au moyen de la substance qui
compose ses organes ; en outre, les impressions ne pro-
cèdent que du sein de la nature où il vit, et on ne peut
ni penser ni agir sans recevoir les impressions du milieu.
Quoi qu'il eût fait, quoi qu'il eût tenté pour se soustraire à
l'action du monde, à ses attractions, l'Homme devait donc
nécessairement, fatalement pécher, si c'est pécher que d'o-
béir aux impulsions naturelles, puisque de tontes manières
il devait suivre les tendances de la nature. Malgré lui, les
tentations devaient le harceler jusque dans l'isolement,
jusque dans le cloître, dans la cellule, dans l'ermitage,
partout, enfin, où il pouvait se confiner. « Le plus juste
pèche sept fois par jour, » avait dit un saint. 11 était donc
logique que Dieu s'irritât contre une collectivité dont les
membres lai avaient tous été infidèles, comme aussi il
était naturel que l'Homme tremblât en considérant qu'il
avait été libre et qu'il se présentait devant le Juge su-
prême, courbé sous le fardeau de ses nombreux péchés.
Les stances 3, 4, 5 et 6 dépeignent, avec un luxe de
détails effroyable, la résurrection des corps et la compa
rution de l'Homme devant le Juge suprême. La septième
place les paroles suivantes dans la bouche de l'Homme :
Quid sum miser tune dicturus?
Quem patronum rogalunis,
Cum vix justus sit securus?
1GG PARTIE HISTORIQUE.
<c Et moi, malheureux, que dirai-je au Soigneur? Qui
me défendra, quand le juste sera à peine rassuré? »
En effet, convaincu de sa misère morale, l'Homme
ne pouvait que la confesser et douter, sa cause étant une
cause perdue, de trouver un avocat qui voulût bien se
charger de sa défense. Il avait péché étant libre, et le Juge
ne pouvait moins faire que de le condamner. Mais l'Hu-
manité ne pouvait se résigner à être ainsi condamnée en
masse et, de môme que, dans tous les désastres, il arrive
qu'on crie sauve qui peut, chacun des individus qui la
composent, poussé par son égoïsme particulier, en appela
à la miséricorde du Juge pour obtenir son pardon, bien
que ce pardon fût du pur arbitraire. Et alors le verset 8
s'écrie :
Rex tremendœ majestatis,
Qui salvando salvas gratis,
Salva me fons, pictatis.
« Roi d'une majesté redoutable, qui, quand tu sauves,
le fais en vertu de ta grâce — non parce que je le mé-
rite, — sauve-moi, o source de pitié ! » Ici l'injustice ne
peut être plus flagrante, car on demande au Juge qu'il ré-
voque une sentence que l'on suppose juste. De deux choses
l'une : ou l'Homme est criminel, ou il ne l'est pas. Si en
péchant c'est sa volonté qui a agi dans la plénitude de sa
liberté, dans la possession de toutes ses facultés, il est cri-
minel et, par suite, il doit être condamné, il doit purger sa
condamnation sans en appeler à aucun autre tribunal ; le
pardon serait ici un encouragement donné au crime. Mais
si l'Homme a été entraîné à la tentation par des causes su-
périeures à sa volonté, s'il a obéi à des causes détermi-
nantes auxquelles il ne pouvait se soustraire, que ces
causes soient des instincts, d'impérieuses nécessités ou
des conditions sociales, etc., etc.; si, à l'heure où il a péché,
il n'avait pas la pleine disposition de sa liberté, c'est-
à-dire s'il n'a pas été l'arbitre absolu et exclusif des actions
LA DANSE MACABRE. 167
qu'il a commises, il doit être absous. S'il a péché, son
péché a été fatal. Hors ce dilemme, il ne saurait exister
qu'arbitraire et injustice.
La grâce peut être le complément de l'omnipotence,
nous ne le nions pas, mais elle constitue une prérogative
qui, alliée à la personnification de la Justice, la rend im-
possible. Dans ces conditions il n'est point besoin d'avoir
recours à un jugement. Il suffit de déclarer qu'au jour
du jugement dernier, le Seigneur agira comme bon
lui semble, et, en se rangeant à cet avis, les théologiens
auraient économisé leur peine et leur temps en n'ergo-
tant pas sur une aussi plaisante théorie.
On comprend donc qu'avec une semblable perspective,
l'Homme craignît de se présenter au jugement dernier.
Gomment n'aurait-il pas redouté, le malheureux mortel,
la décision d'un 4uge que d'avance il savait ne pouvoir lui
être favorable qu'en vertu de l'intercession de la Vierge ou
de quelque saint, intercession qui, n'étant assujettie à au-
cune loi, était par sa nature même contingente et arbi-
traire? Comment n'aurait-il pas redouté un résultat aussi
chanceux que celui de la grâce? Et, clans les stances 9,
10, Il et 12, le chant sacré poursuit en rappelant à Jésus
la douloureuse passion et la mort qu'il souffrit pour rache-
ter le genre humain, et en lui demandant la rémission de
ses péchés.
Culpa rubet vultus meus;
Supplicanti parce, Ueus.
« Le péché me fait rougir, pardonne-moi, ô mon Dieu ! »
Qui Mariam absolvisti,
Et latronem exaudisti,
Mihiquoque spem dedisti.
Cette strophe, en donnant l'explication de l'espérance
dans le pardon, le rend rationnel; elle met également en
168 PARTIE HISTORIQUE.
lumière l'erreur dans laquelle est tombé le dogme en
confondant, pour en faire un être unique, Jésus et Jéhovah;
c'est de cette confusion que dérivent toutes les contradic-
tions qui s'observent dans ce chant.
L'examen de cette strophe nous amène donc à nous poser
les questions suivantes : Pourquoi Jésus pardonna-t-il à
des gens qui avaient manqué de respect envers la loi,
tels que le larron qui s'était emparé de ce qu'il n'avait
pas produit et conséquemment de ce qui ne lui apparte-
nait pas, et la femme impudique qui vendait son amour?
Pourquoi leur pardonnait-il, lui le Juste par excellence,
lui qui, pour l'amour de la justice, devait bientôt braver
d'horribles tourments et une mort infamante? En par-
donnant à la femme folle de son corps, en absolvant
l'homme qui avait dérobé, Jésus reconnaissait que ces
crimes étaient le résultat de causes extérieures à l'individu
qui les avait commis, ou supérieures à sa conscience et
entraînant par conséquent sa volonté sans qu'il puisse se
soustraire à leur action. C'est pourquoi il exigeait de ceux
à qui il pardonnait, le repentir et la pénitence ; ce qui équi-
valait à dire aux criminels : « Soustrayez-vous aux causes
génératrices de semblables conséquences, et soumettez-
vous à un exercice qui vous apprenne à gouverner des
habitudes acquises ou héréditaires pour ne pas, par pure
inertie, retomber dans le crime. » Jésus avait absous
les coupables par cette considération, qu'ayant vécu dans
le sein d'une société essentiellement corrompue, il n'était
point extraordinaire qu'ils n'eussent pu pratiquer que le
mal. Il dégageait ainsi la responsabilité de l'individu
et la faisait remonter au principe fondamental de la so-
ciété à laquelle il appartenait. Voilà pourquoi il prê-
chait que jamais la justice n'avait encore existé avant
lui, et qu'il était l'envoyé chargé d'en assurer le fonc-
tionnement. Voilà pourquoi, encore, il jeta ce défi aux
individus de cette société dépravée : « Que celui d'entre
vous qui est sans péché jette la première pierre à la
LA DANSE MACABRE. 169
femme adultère ! » Il crut, avec la loi de l'amour, avoir
détruit la fatalité pour l'avenir, il proclama la responsabi-
lité humaine. Et il était logique s'il pensait que ses prédi-
cations avaient fait l'Homme libre.
Mais ce qui nous apparaît comme parfaitement rationnel
si nous considérons le Maître comme un réformateur hu-
main, nous semble contradictoire en soi et dépourvu de
sens avec Jésus, incarnation de Dieu. Comment com-
prendre un Dieu tout-puissant qui crée l'Homme, le place
dans des conditions telles qu'il doive faire le mal, le con-
damne pour ses péchés et lui fait ensuite grâce ou non
selon son bon plaisir ? Comment comprendre Dieu créant
une œuvre corruptible et tonnant ensuite contre une cor-
ruption permise et préparée par lui-même ? N'eût-il pas
été préférable d'avoir créé dès l'origine l'Homme incor-
ruptible? Pour répondre à ces questions, il a été nécessaire
de couvrir l'Europe de séminaires et de remplir les biblio-
thèques de subtilités scolastiques élaborées pendant de
longs siècles.
Preces meae non sunt dignae :
Sed tu bonus fac bénigne,
Ne perenni cremer igné.
« Mes prières ne sont pas dignes d'être écoutées ; ton
immense bonté peut seule faire que je ne brûle pas
dans l'éternité. »
Encore une fois la négation de la dignité humaine dans
la bouche même de l'Homme, et encore une fois aussi des
supplications adressées au Dieu plein de bonté. La bonté
infinie d'une majesté terrible 1 C'est bien là le Dieu du
moyen âge, moitié Brahma, moitié Siva , Dieu de paix et
de pardon en même temps que Dieu des armées ; envoyant
la peste, pour la faire disparaître lorsqu'à force de prières
on est parvenu à apaiser sa divine colère ; poussant aux
croisades d'extermination et maudissant l'homicide; dé-
chaînant la tempête qui engloutit la flotte et sauvant les
170 PAHT1E HISTORIQUE.
naufragés; c'est la fidèle personnification de la contra-
diction ei du dualisme qui plongèrent à cette époque la
malheureuse humanité dans la plus effroyable misère.
Dieu et le monde, l'âme et le corps, le ciel et l'enfer, l'es-
prit et la matière, les anges et les diables, la lumière et
les ténèbres, tout est en opposition perpétuelle, tout est en
lutte, lutte féroce, acharnée, irréconciliable — c'est la
théologie qui le déclare — et l'Homme flotte, ballotté dans
ce tout ! La désolation peut-elle revêtir de plus énormes
proportions ? Peut-il exister une morale, une justice, un
ordre, peut-il seulement y avoir des conditions d'existence
dans une société basée sur de semblables antithèses?
Encore deux siècles d'un pareil état de choses, et l'Huma-
nité disparaissait de la surface de la terre, éliminée par
elle-même. Par bonheur il n'en fut rien. Quand un système
est contraire à la nature, il ne peut se fixer dans son en-
semble, et ce qu'il fixe n'engendre pas les conséquences
qui sont logiquement attachées à son principe. Néan-
moins, c'est de toutes ces contradictions et de toutes ces
uttes qu'est issue la civilisation moderne.
Le pénitent continue dans les stances 15, 1G et 17 à
demander à Dieu de prendre soin de lui à l'heure de la
mort et, au dernier jour, de le séparer des coupables pour
le placer à sa droite parmi les bienheureux. Enfin la
stance 18, dont la forme diffère des précédentes, est la
synthèse en quatre vers de ce lugubre poëme :
Lacrymosa dies illa,
Qua resurget ex favilla
Judicandus homo reus ;
Huic ergo parce, Deus.
« Quel jour lamentable que celui où Y/tomme coupable
ressuscitera de ses cendres pour se présenter devant son
Juge! Pardonnez-moi donc, ô mon Dieu! »
Le chant décèle ici d'une manière suffisamment claire
l'idée fondamentale du dogme. If Homme est coupable, dit-
LA DANSE MACABRE. 171
il ; ce qui équivaut à affirmer sa criminalité innée, en
vertu du péché originel. Il en résulte très-logiquement
qu'il doit trembler en sortant de la poussière pour être
jugé. Dernier recours : demandons individuellement notre
pardon. Eh ! que m'importe que se damnent les autres,
pourvu que je sois sauvé !
Ainsi qu'on aura pu s'en convaincre partout ce qui pré-
cède, l'Homme au moyen âge était un être malheureux,
si malheureux que les conditions précaires de son exis-
tence le poussèrent à chérir, à rechercher la solitude.
Quand, seul vis-cà-vis de lui-même, il parvenait, dans le
silence de la cellule, à atteindre aux voluptés que procure
l'extase mystique, il s'estimait heureux, et le fait est que,
privé de toutes les jouissances de la vie, il ne pouvait croire
en d'autres félicités que celles-là. Il y a plus : sa santé
ruinée par les jeûnes et le cilice, par la discipline et les
abstinences; son existence qui s'écoulait entre la guerre et
la peste ; la famine qui le visitait si souvent ; son imagina-
tion exaltée par les récits chaudement colorés de la mort
et de la passion de Jésus-Christ et du martyre des saints;
les impressions favorables qui lui faisaient définit ; l'ana-
lyse et l'observation qu'il méprisait; tout cela conspirait
contre sa raison, tout tendait à lui donner ce caractère
capricieux, propre aux femmes et aux enfants, et à susciter
chez lui l'irritabilité que l'on observe chez les malades et
chez les prisonniers.
Que l'on apprécie maintenant l'influence désastreuse
que l'effrayant Dies irœ était suceptible d'exercer sur cet
homme du moyen âge, chez lequel nous trouvons réunis
tout à la fois, et portés à un plus haut point d'exagération
que chez l'homme d'aucune autre époque, l'exaltation et
le découragement, la mélancolie et l'enthousiasme, la stu-
pidité et rilluminisme.
On lui montrait la mort, non pas comme une transfor-
mation nécessaire, mais comme une rupture complète
172 PARTIR HISTORIQUE.
avec le monde dont il faisait partie ; on l'entretenait d'un
jugement qui devait lui donner le ciel ou l'enfer; on lu
faisait entrevoir un juge bien plus sévère que miséricor-
dieux. L'imagination maladive des saints avait comparé
le chemin du ciel à un cheveu ou au fil d'une épée, afin
que l'homme sentît combien il lui était difficile de faire
son salut.
Comment donc n'eùt-il pas tremblé en face de la mort, le
croyant qui avait entendu une seule fois le chant funèbre?
Il ne se considérait pas comme solidaire de ceux qu'il lais-
sait sur la terre, l'idée de l'Humanité s'effaçait à ses yeux,
et, l'esprit absorbé par ce qui devait lui arriver après la
mort, il ne songeaitplus qu'à son salut. Si, par hasard, il
se souvenait un instant du reste dos mortels, ce n'était
guère que pour leur demander leurs prières. Son im-
mense égoïsme le transportait dans l'autre monde et
l'empêchait de s'occuper de celui-ci. Ayant vécu enve-
loppé de cilices, il était marqué pour mourir au bruit
monotone des répons.
De là ce besoin de prières, de messes, d'oraisons ; de là
vient que le vivant ne vivait plus que pour le mort, comme
dans la civilisation en décadence de l'Inde. L'Humanité
ne peut renoncer à la solidarité; si ceux qui meurent ne
laissent pas leur pensée sur la terre, la pensée de ceux qui
survivent les suit dans leur voyage d'outre-tombe. S'ils
ne nouslèguentpas d'oeuvres, c'est nous qui leur en adres-
sons ; s'ils émigrent, nousémigrons en pensée après eux.
On pourrait dire qu'en partant ils nous entraînent fata-
lement, en vertu du lien nécessaire qui doit nous unir
les uns aux autres. Après cela les évocations et les appa-
ritions des morts sont entièrement logiques. Le vivant
ne pouvant être impressionné par les idées ou les eni-
vres que le mort n'a pas laissées, cette espèce de commu-
nion spirituelle entre les uns et les autres n'existant pas,
on conçoit que l'imagination de celui qui reste évoque la
figure de celui qui est parti avec tous les caractères de la
LA DANSE MACABRE. 173
réalité. Nous devons dédier une partie de notre travail aux
autres hommes ; si nous ne travaillons pas pour ceux qui
sont appelés à nous succéder, nous intervertissons l'ordre
et nous dédions nos efforts à ceux qui ont disparu.
Le christianisme a proclamé l'immortalité pour tous ;
il l'a promise à toutes les classes de la société, au serf
comme au seigneur, au mendiant comme au pape. Mais,
en faisant la scission de l'Homme, il la fit transcendan-
tale. Il transportait l'âme du mort vers un ciel, demeure
des patriarches, des saints et des anges, pour l'y faire
jouir pendant toute une éternité d'un état de béatitude
complète, en dehors de toutes conditions de temps et
d'espace, sans mouvement, dans l'unique contemplation
d'un Dieu infini et impassible. Mais cette récompense ne
pouvait s'obtenir qu'au prix de nombreuses mortifica-
tions, qu'après avoir subi les plus terribles privations,
c'est-à-dire après avoir consommé le sacrifice. Pour celui
qui n'eût pu supporter ces souffrances, pour celui qui se
fût demandé la raison de ces peines, pour le réprouvé
en un mot, le châtiment éternel de l'enfer. Et, au jour du
jugement, l'âme devait venir chercher le corps, s'unir à
lui, monter au ciel ou descendre en enfer pour demeurer
là ensemble pendant toute une éternité de gloire ou de
souffrances. Déchiffrons le sens profond qui est caché
derrière cette allégorie, inconsciente si l'on veut, mais
que n'en ont pas moins établie ceux qui ont fondé le
dogme, sans y songer peut-être. En ce qui nous concerne,
nous osons affirmer que la théorie révolutionnaire y est
contenue en entier, et que la Révolution n'a fait que
nous en fournir une formule claire et rationnelle.
L'expiation et la résignation indiquent uniquement
l'effort que doit faire l'Homme pour maîtriser ses impul-
sions instinctives et les forces inconscientes de la nature,
et mettre ces agents au service de sa volonté consciente.
L'àme abandonnant le corps pour s'élever au ciel et con-
templer Dieu, est-ce autre chose que la culture exclusive
174 PARTIE HISTORIQUE.
de l'idée, OU la marche des fonctions intellectuelles vers
l'acquisition et la possession de la justice, unique moyen
qu'a l'homme de s'émanciper? Tout ce courant spiritua-
lité du moyen âge aurait-il, par hasard* malgré les mys-
tères religieux qui en obscurcissent le sens, une signifi-
cation autre que celle de l'esprit placé au-dessus du corps,
pour arriver à racheter la personnalité humaine tout en-
tière? Vient ensuite la résurrection de la chair qui nous
fournit la synthèse.
L'influence de la chair, c'est-à-dire du corps, et mieux
encore des sens, a prévalu surtout dans l'antiquité. Mais
au-dessus de la chair il y a encore la nature, c'est-à-dire
la fatalité, c'est-à-dire le concours des forces brutales qui
étreigneni l'homme et lui interdisent, pour ainsi dire, tout
mouvement vraiment libre. C'était alors, en effet, l'ère des
castes et des esclaves et l'émancipation n'était possible
en aucun sens (1). Au moyen âge, c'estl'esprit qui prévaut,
l'esprit, c'est-à-dire l'action, le mouvement. 11 fallut des
disputes et des guerres pour arracher l'Homme aux
influences matérielles quil'asservissaient, il fallutdes com-
motions et des misères, des insurrections et des massa-
cres, des dogmes et des hérésies. Tous ces efforts résul-
taient des protestations contre la fatalité. En prophétisant
le triomphe de l'âme et la résurrection de la chair après la
mort du corps, les apôtres firent-ils autre chose qu'annon-
ce]' que l'Homme reconquerrait un jour son unité, que ce
dédoublement arbitraire, que cette séparation en deux par-
ties que l'on avait pratiquée sur lui cesserait un jour? Fi-
rent-ils autre chose que prédire qu'après avoir dompté la
nul nre extérieure et les instincts bestiaux du corps en ré-
volte, l'intelligence se réunirait au corps, s'harmoniserait
avec lui, et que l'Homme, alors devenu maître de lui-
même, un et indivisible, jouirait enfin d'un bonheur
acquis à ses dépens? La Révolution proclame-t-elle autre
(1) A l'exception de la Grèce et de la civilisation romaine.
LA DANSE MACABRE. 17o
chose aujourd'hui? Hegel, Proudhon, Feuerbach, en nous
donnant la solution de ce problème, ont-ils formulé une
autre idée? La différence réside toute dans la manière de
formuler ; quoique voilée par le symbole, la formule est
identique. La Révolution n'a fait que déchirer le voile que
l'Église s'obstinait à maintenir ; quand la formule a ap-
paru dans sa nudité, ceux qui la défendaient tant qu'elle
était cachée sous le voile se sont épouvantés à son
aspect.
En s'en tenant à la lettre, on crut effectivement que
l'âme, séparée du corps comme une chose légère séparée
de son enveloppe grossière, se mettrait à la recherche de
celle-ci au jour du jugement. Au lien d'appliquer l'idée à
l'Humanité, on l'appliqua àl'homme pris individuellement,
et il en résulta un dogme redoutable. Ceci ne pouvait ar-
river qu'à l'homme du moment ; mais à l'Homme collectif,
durant, se prolongeant dans la série, il devait arriver ce
qui a été déterminé par la philosophie moderne. Après
l'empire du corps, celui de l'esprit, et puis la syn-
thèse.
Cette croyance engendra une singulière pratique. An-
ciennement, on brûlaitles cadavres. Avec l'idée de la résur-
rection de la chair appliquée à l'individu, ce procédé eût
été une profanation. 11 fallait que le corps restât, afin que
l'âme pût le retrouver quand la trompette de l'ange an-
noncerait le jugement dernier. Or, comment trouver le
corps si ses molécules avaient été dispersées à travers
l'atmosphère? On conçut alors l'idée des cimetières; des
fosses furent creusées, des tombes élevées, des cercueils
façonnés. La pierre se scellait sur le cadavre, pour ne
se relever qu'au jour où l'âme, s'unissant à nouveau avec
le corps, communiquerait à celui-ci la force nécessaire
pour la soulever. Aussi, pour le croyant, pas de plus
grand châtiment que la crémation. Être brûlé équivalait
pour lui à entraver sa résurrection, à la rendre impos-
sible, par l'obligation qui s'imposerait à l'âme d'errer à
17G PARTIE HISTORIQUE.
travers le monde à la recherche de ses molécules disper-
sées. C'est pour ce motif que l'on brûlait le corps des ré-
gicides; c'est pour ce motif encore que le Saint-Office fit
du bûcher le supplice commun aux hérétiques et aux
relaps.
X
LA RENAISSANCE
ET L'ESPAGNE CATHOLIQUE
Aux épaisses ténèbres du moyen âge succède l'éclatante
aurore de la Renaissance. La beauté proscrite trouve
d'ardents défenseurs. Les statues païennes sortent du sol
dans lequel elles étaient enfouies, plus vivantes encore que
clans l'antiquité. Les papes tombent à genoux devant elles;
le christianisme implore, pour ainsi dire, le pardon du pa-
ganisme, et, pour réparer en quelque sorte les offenses
qu'il lui a faites, il le promène en triomphe sous le dais
pontifical. On invente l'imprimerie, et le livre, jus-
qu'alors accaparé par les séminaires et les couvents, se met
à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs. On applique
à l'étude la méthode d'induction, et les sciences se consti-
tuent comme telles. On construit le télescope, et on suit
les astres dans leur marche à travers l'espace. On ima-
gine l'alambic. On étudie l'anatomie ; la sculpture repro-
duit les mouvements, et la peinture traduit les expressions
et les formes naturelles; l'homme perpétue désormais son
image par le portrait. Un génois, à la tète d'une poignée
d'espagnols, découvre un monde nouveau, et l'ancien
monde contemple, étonné, tous les prodiges d'une nature
féconde et vigoureuse. Le commerce se développe; dans
la cité, la vie acquiert plus d'expansion ; le palais s'élève et
le château s'écroule ; on multiplie les théâtres ; la litté-
rature revêt des formes élégantes ; il semble, en un mot,
que l'Humanité veuille réparer en un instant la stérilité
de tant de siècles.
12
178 PARTIT. HISTORIQUE.
L'Allemagne se met alors à souffler l'hérésie sur plu-
sieurs peuples pendant que Rome déchaîne la corruption
sur toutes les cours de l'Europe. La théocratie et le pouvoir
royal se liguent contre l'adversaire commun. Luther prêche
le libre examen, l'espagnol Serve! nieles dogmes, le juif
Spinosa écrit une philosophie propre à affranchir la con-
science de toute entrave arbitraire ; Galilée n'avait-il pas
discrédité la Genèse? Mais il faut empêcher le peuple de
s'émanciper ; il faut que le prolétaire continue à croire,
afin de supporter avec résignation le lourd fardeau de la mo-
narchie et de la papauté ; et alors tous les éléments de la
science, de l'art et de la richesse, sont centralisés dans les
cours au profit exclusif des rois et des papes, des favoris
et des prélats. Le pouvoir royal et le clergé agissent de
concert pour châtier les rébellions de l'hérésie. L'un pu-
nit l'âme, l'autre le corps. L'Etat ouvre des cachots,
l'Eglise lance ses anathèmes. On en est aux beaux jours
de l'Inquisition.
C'est ainsi que la civilisation ne pénétra que les couches
supérieures de la société, et que le pauvre peuple resta, à
peu de chose près, ce qu'il était au moyen âge. Il est
vrai que quelques enfants du peuple parvinrent à s'ouvrir
une voie dans les cours de l'Europe, mais cette excep-
tion n'était réservée qu'à l'aristocratie du génie; il n'y
avait pas d'émancipation possible pour qui venait au
monde sans être cloué de facultés supérieures. En outre,
ces esprits rares ne devaient briller qu'au seul profit des
rois et des papes ; on pouvait bien être un savant dans le
palais, mais, sur la place publique, on n'était plus qu'un
hérésiarque.
Aux premiers moments de la renaissance, l'idée qu'on
avait de la mort et de l'immortalité de l'homme fut
sur le point de changer complètement. Quelques poètes
en Angleterre et quelques penseurs en Italie et en Al-
lemagne, que le retour à la nature sépara du christia-
nisme, ne voient plus dans la vie humaine qu'un rêve.
LA RENAISSANCE. 170
et au-delà d'elle qu'un sommeil continu, éternel, sans
conscience ni réveil. La mort, pour eux, n'est que la
limite, la fin de l'être ; ce qui vient ensuite est considéré
comme une nuit obscure au sein de laquelle s'immerge
l'homme, sans voir où il va, sans savoir s'il ira quelque
part. Après la mort, nul ne voit l'Ame spirituelle re-
monter au ciel. On ne voit partout que le cadavre reve-
nant à la terre. On compare la vie à un fleuve qui se
jette dans la mer. Ainsi l'homme court à la mort et resti-
tue à la nature ce qu'il tient d'elle (1). Quelques-uns,
chez lesquels, par un cas d'atavisme, réapparaissent les
croyances de leurs ancêtres, Saxons ou Germains, croient
entrevoir les ombres des morts errant autour des cime-
tières. De ces génies, les uns tendent à l'incrédulité, les
autres au paganisme classique ou barbare, aucun d'eux
ne tend vers le christianisme. Et ces tendances rencon-
trent un appui auprès des plus hauts personnages. Le
pape Léon X ayant pris part à une discussion sur l'immor-
talité de l'âme, émet un avis contraire, parce que, dit-il, il
serait trop cruel de croire à une vie future (2).
(1) Déjà, au quinzième siècle, Georges Manrique, en Espagne, mon-
tra cette tendance. Tous ses vers respirent le naturalisme et sont
pleins d'un esprit d'observation dont nous n'avons pas vu d'exemple
dans la littérature castillane des siècles postérieurs. Il fait à cet égard la
comparaison que nous venons de faire:
Nuestras vidas son los rios
Que van a dar en el mar
Que es el morir,
Alli van los seûorios
Dereehos a se acabar
Y confundir.
Alli los rios caudales
Alli los rios medianos
Y mas cbicoSj
Allegados son iguales,
Los que viven por sus manos
Y los ricos.
(2) On attribue aussi à Léon X ce mot cité par Luther : « La conscience
est une méchante bète qui arme l'homme contre lui-même. »
180 PARTIE HISTORIQUE.
La Réforme vint protester contre la débauche et la cor-
ruption de la cour de Rome, qui menaçait d'infester toute
la communion chrétienne, mais comme une protestation
n'est pas une idée positive, les protestants n'attaquèrent
que les effets sans s'élever jusqu'aux causes; ils restèrent
chrétiens, et, en ne répudiant pas des principes fonda-
mentaux du christianisme, ils ne proclamèrent rien de
nouveau relativement à la mort ni à l'immortalité de
l'Homme. C'était dans l'ordre, puisque, comme les catho-
liques, ils partaient du principe de la dualité des substances,
et qu'ils considéraient l'homme comme double, et consé-
quemment la Justice comme transcendantale et ultra-mon-
daine. Le libre examen qui venait d'être proclamé ne pou-
vait encore portertousses fruits ; il fallait que l'Humanité,
pour développer sa raison, le mît à profit en se livrant
quelque temps à l'observation sans réserves. Luther et
Calvin, le premier en adoucissant les rigueurs du dogme,
en proscrivant des cérémonies importunes et en vulgari-
sant la religion par la Bible, le second en exagérant le
christianisme jusqu'à en bannir l'iconologie, et en remon-
tant jusqu'au judaïsme avec ses théories sur la prédesti-
nation humaine, ne firent que préparer le terrain sur
lequel la Révolution devait éclater deux siècles plus tard (1).
Les prédicateurs catholiques continuaient à conter des
apparitions de morts et de damnés, afin d'augmenter la
pusillanimité du peuple ; c'était un moyen de conserver
pour soi les privilèges, et de perpétuer le règne des tyran-
nies insupportables pour tout homme de jugement sain.
Mais bientôt l'Eglise triomphante s'aperçut que ses pré-
dications servaient de peu ; la raison n'étant pas de son
côté, elle dut avoir recours à la terreur pour assujettir le
(I) Le protestantisme en soi ne fut qu'un pas en arrière. Luther et
Calvin remontèrent jusqu'au Jéhovisme, avec la prédestination et la
grâce. Ce ne furent pas leurs principes qui ont fait progresser l'Huma-
nité, mais seulement le moyen qu'ils employèrent pour les propager,
c'est-à dire le libre examen.
LA RENAISSANCE. J SI
peuple au milieu des attaques de la réforme et de la phi-
losophie naissante; on ne convainc pas l'hérétique, on l'ex-
termine.
Combattu dans l'Europe entière et vaincu dans certains
Etats, le catholicisme vint chercher un asile en Espagne.
Dès que les musulmans eurent été expulsés du pays, le
monarque, pour soumettre à son pouvoir les races di-
verses qui constituaient la nation, avait étouffé les liber-
tés des anciens royaumes. Le catholicisme en déroute,
trouva là un terrain favorable à ses desseins ; il s'y re-
trancha, et l'unité religieuse s'abattit sur l'Espagne comme
une plaie. Pendant que partout en Europe on renaissait à
la vie, la mort étendait son manteau glacé sur la péninsule
ibérique.
Le moyen âge, en Espagne, n'avait pas présenté le ca-
ractère sinistre qu'il avait dans le centre et dans le
nord de l'Europe. A peine l'idée de l'an mille y avait-elle
fait quelques prosélytes, et les rondes furieuses de la
danse de Saint-Gui n'avaient aucunement troublé ses po-
pulations (1). Le seigneur et le vassal n'étaient pas aussi
profondément divisés que chez les autres peuples, tous
deux nourrissant un désir commun, celui de la délivrance
de la domination mauresque. De plus, la Catalogne et TAra-
gon étaient dotés d'institutions démocratiques, de sages
codes de commerce, de conseils populaires qui imposaient
au roi leur volonté souveraine. Bien que capitale de mo-
narchie, Barcelone était plutôt une république commer-
ciale dans le genre des républiques du littoral de l'Italie.
La Navarre et le pays basque avaient un gouvernement
fédératif et représentatif; là, dans cet asile de l'indépen-
(1) Deux compositions littéraires existent seulement en Espagne sur la
danse des morts au moyen âge : celles que nous venons de citer clans
ls chapitre précédent; elles ne sont pas devenues populaires ; quant aux
représentations peintes ou sculptées on n'en trouve nulle part. Cela prou ve
qu'en Espagne, pendant le moyen âge, on s'est préoccupé bien moins
de la mort que dans les pays du nord.
182 PAUTLti HISTORIQUE.
dance, tous avaient lutté pour reconquérir le sol de la pa-
trie ; tous étaient donc nobles et bien méritants {beneme-
ritos). Les deux Castilles , en guerre continue avec les
Arabes, finirent par s'assimiler leur galanterie et leur
imagination. Les provinces méridionales , subdivisées
en khalifats, constituaient une confédération arabe, où
l'industrie et les arts utiles avaient pris un essor considé-
rable ; des personnages studieux, accourus de tous les
points de l'Europe, s'y pressaient autour des chaires des
maîtres pour y acquérir le savoir. La philosophie grecque
brillait d'un nouvel éclat en Andalousie.
Ce n'est pas à dire pour cela qu'en Espagne, ainsi qu'en
France et en Allemagne, le serf taillable et corvéable ne
fût pas victime des abominables droits des seigneurs et
des prélats, ni que la famine, la peste, la guerre et la
misère ne désolassent pas son territoire, mais ce pays fut
moins atteint que les autres, car, ainsi que l'a parfaite-
ment dit un jour Castelar : « C'est la liberté qui est an-
cienne en Espagne; la tyrannie y est moderne. »
Mais arriva d'Autriche la monarchie qui, avec la cen-
tralisation, apporta la sombre terreur germanique.
L'absolutisme monarchique, importé sur cette terre méri-
dionale de l'Espagne, fut comme la plante vénéneuse qui,
entourée de la froide atmosphère du Nord, croît, inoffen-
sive et rachitique, tandis que, transportée dans un climat
brûlant, elle développe vigoureusement ses principes toxi-
ques. La plante monarchique se convertit, en arbre de mort,
le végétal du Nord se métamorphosa en un mancenillier
gigantesque. Fixé au centre de la nation, il étendit bientôt
ses racines dans toutes les provinces pour en tirer toute
la substance et s'accroître à leurs dépens. Pour donner de
la vigueur à la monarchie, pour consolider une unité im-
possible, la dynastie autrichienne commença par tuer les
libertés clans les anciens royaumes. Afin de s'assimiler sa
proie, le monstre lui arrachait d'abord la vie.
L'Eglise poussa les rois de la maison d'Autriche à ini-
LA RENAISSANCE. 183
poser l'unité religieuse absolue en Espagne, puis l'Espagne
à l'imposer au monde entier.
Avant l'avènement de la dynastie autrichienne, le tiers
environ de la population professait l'Islamisme ou le Ju-
daïsme (1). De graves dissidences s'étaient élevées pen-
dant le moyen âge entre le reste, bien que tous fussent
plus ou moins chrétiens. La majorité, cependant, était
arienne ; un grand nombre avaient refusé obéissance au
Saint-Siège. En Aragon et en Catalogne, les rois faisaient
bon marché des excommunications et des interdictions
du pontife; quelques-uns d'entre eux se distinguèrent
même par la guerre qu'ils firent à la [papauté. Pierre III
provoque des vêpres siciliennes contre l'armée bénie par
le Saint-Père (2). Avant lui, Pierre II mourait en combat-
tant, cà côté des Albigeois, les croisés de Simon de Montfort.
Barcelone fut pendant longtemps le refuge de savants,
juifs ou excommuniés (3). C'est dans cette ville qu'Ar-
nold de Vilanova, après avoir été poursuivi en France,
(\) Juifs, maures et chrétiens jouissaient de droits égaux sur plusieurs
points de l'Espagne, et surtout en Catalogne. Jacques le Conquérant fait
des concessions aux quartiers des Juifs (aljama, al-ghama) de Barce-
lone et de Lérida, pour que les dispositions qu'ils arrêteront aient
désormais force de loi. Le faubourg des Sarrasins de Lérida possédait son
alcalde, qui rendait la justice à sa manière, avec les mêmes prérogatives
que les chrétiens. Dans tout le royaume d'Aragon les lois permettaient
au Juif de se marier en secondes noces si sa première femme était sté-
rile. Voir Coroleu y Pella, Las liberlades de Cataluna.
(2) Ce même Pierre III défit, avec ses almugavers et ses arbalétriers
arabes, près Gerona, l'armée composée de chevaliers de toutes nations,
qui venaient, sous les ordres du roi de France, s'emparer de la Cata-
logne etdel'Aragon, conformément aux instructions du pape. 11 répondit
au pontife qui lui enjoignait, sous peine d'excommunication, d'aban-
donner son royaume : « 11 coûtera cher à qui voudra le prendre. »
(3) Lorsque la France expulsait les Juifs de son territoire, Jacques II
les secourait et leur donnait des maisons. En 1307, plusieurs médecins
juifs vinrent se réfugier à Barcelone. C'est dans cette ville aussi qu'au
dixième siècle Gerbert, lequel fut ensuite pape, vint se réfugier quand,
chassé d'Aurillac, il ne se trouva plus en sûreté en France.
181 PARTIE HISTORIQUE.
s'illustra on écrivant son hérétique théorie sur ce thème :
Mieux vaut une bonne action fine prière et messe. La ville de
Reus, auparavant mas ciels arreus (1), doit son origine à
un soulèvement des serfs contre leur évêque. Au temps des
antipapes, l'un d'entre eux, Benoît XIII, qui était Aragonais,
ouvrit à Tortosa un congrès dans lequel le judaïsme, le
christianisme et le mahométisme furent publiquement et
librement discutés. Jean II d'Aragon mena à la potence des
catholiques qui avaient saccagé les juiveries. Le porte-dra-
peau de la libre pensée au moyen âge, Averroes, sortit de
Cordoue. La tradition du catholicisme et du monarchisme
espagnol n'est qu'une pure théorie inventée de nos jours.
Il en coûta cher au pouvoir théocratique pour s'imposer,
même avec l'appui du trône. Pour avoir établi l'inquisi-
tion à Saragosse, Pedro Arbuès, que sanctifia l'Eglise, fut
poignardé par la foule. Le saint office ne put s'implanter
en Andalousie qu'après la décapitation, à Séville, du mar-
quis du Pricgo, qui, à la tête de quelques milliers d'habi-
tants, s'était levé pour le combattre. C'est seulement après
de longues années de soumission au pouvoir monarchique
que la Catalogne eut l'horreur de voir s'accomplir des auto-
da-fé (2). L'unité religieuse s'imposait en même temps
que le pouvoir royal en Espagne. Pendant le moyen âge,
la monarchie y fut limitée plutôt par le pouvoir du peuple
que parla féodalité. En Castille, c'étaient les Cortes et les
carias pneblas qui limitaient l'autorité de la Couronne.
Barcelone possédait un Conseil de Cent, qui était au-dessus
du roi. Celui-ci ne prenait, du reste, que le titre de prince,
et il prêtait serment au Conseil. Plus tard, les députations
catalanes et le Justicia d'Aragon représentèrent ce que
l'on appellerait aujourd'hui la souveraineté nationale au-
(1) Mas dds arreus signifie, dans la langue catalane, ferme des outils
à travailler.
(2) Les discussions entre la députation catalane et le saint office
étaient continuelles. Ce ne fut que par l'appui que lui prêtaient les
vice-rois que l'Inquisition put faire respecter et accomplir ses arrêts.
LA RENAISSANCE. J8d
dessus de celle du monarque. La fidélité absolue envers le
souverain (feaoté) était inconnue en Espagne avant son
importation d'Allemagne. Ce ne fut que sur les ruines des
institutions nationales et après la mort de leurs défenseurs
que le pouvoir catholico-monarchique put prendre racine.
Pour en arriver à ses fins, le roi fit décapiter les comu-
neros de Castille; à Saragosse, il supplicia \eJusticia(l); il
fit, à Barcelone, brûler les droits du peuple par la main du
bourreau ; il expulsa dans les provinces du Sud des millions
de Morisques et de Juifs. Après ce néfaste bannissement,
le monarque donna carte blanche au clergé pour établir
partout son empire et s'emparer de tous les biens.
La monarchie qui domina l'Espagne avec Charles I" est
quelque chose que ne rêva jamais le moyen âge, c'est la
monarchie élevée à l'empire universel, c'est l'empire pour
lui-même, sans autre idée que celle du commandement,
sans autre fin, sans autre mobile que le pouvoir. L'em-
pire exercé par la maison d'Autriche ne représente pas,
comme celui d'Alexandre, la domination de l'élément
indo-germain sur l'élément asiatique religieux et abso-
lutiste, qui s'apprêtait à envahir l'Europe par la
Grèce ; il ne représente pas non plus la puissance d'un
peuple résumé dans César, comme à Rome, pour sou-
mettre à l'unité suprême du droit et de la justice le reste
des peuples déclarés égaux dans sa civilisation ; il ne re-
présente pas davantage, comme l'empire de Charlemagne,
l'organisation du pays et des pays limitrophes pour re-
pousser les invasions étrangères, les Barbares du Nord
et de l'Est et les Sarrasins du Sud ; il ne représente même
pas la lutte du pouvoir royal et du pouvoir laïque contre
le pouvoir religieux, contre le pontife romain, ainsi que
la représentait l'empire germanique, au douzième et au
(1) Le Justicia Muyor en Aragon était un personnage chargé de
veiller à ce que la loi ne fût pas violée. Cette fonction était conférée
par le suffrage des députés du peuple.
186 PARTIE HISTORIQUE.
treizième siècle ; non, l'empire exercé par la maison
d'Autriche ne représente rien de tout cela. C'est une idée
morte, personnifiée dans un homme insensé; l'idée,
c'est le eésarisnie romain ; l'insensé, c'est Charles-Quint.
Charles-Quint, le grand empereur, n'est pas un homme
unique, c'est un homme syncrétique ; il porte en soi divers
héritages qui se manifestent à la fois, il constitue un
exemple d'atavisme multiple ; son être, de môme que son
empire, n'est qu'une unité forcée. Il résume en lui des
races distinctes qui ne sont pas encore bien mêlées. Les
divers sangs dont il est issu ne sont pas encore combinés
dans sa personne. Déjà, dans son fils Philippe II, la nature
a produit l'unification des divers éléments ; dans Charles-
Quint, ces éléments sont encore en lutte pour se réunir,
et tout l'empire se ressent de ces troubles (1).
L'aïeul du grand empereur, Charles le Téméraire, porta
en lui un triple héritage de tragédies : celle de Jean sans
Peur, qui livra la France aux Anglais ; celle d'York et
de Lancastre, dans laquelle deux frères, qui se faisaient la
guerre, exterminèrent le tiers de leur royaume ; celle de
Montiel, dans laquelle un bâtard fonda une dynastie, grâce
à une trahison de Duguesclin, plongeant un poignard dans
le cœur d'un frère. Que de luttes morales ne résumait pas
le Téméraire! Son gendre Maximilien, le grand chasseur,
(I) C'est le darwinisme qui est appelé à expliquer dans l'histoire le
caractère de divers personnages et leur influence sur les événements,
en donnant le pourquoi de leurs actes jusqu'à présent méconnu.
Parfois on cherche des raisons morales làoù il n'y a que des résultats
physiologiques ou pathologiques. On peut avoir un héritage multiple de
caractères, et ces caractères se manifester successivement, selon l'âge de
l'individu, selon sa situation morale nu selon des circonstances physio-
logiques que nous ignorons. Ces caractères hérités peuvent aussi se pré-
senter simultanément et la lutte morale être permanente. I>ans ces cas,
nous voyons agir un individu en contradiction avec lui-même comme
s'il était douhle ou multiple, subissant des luttes internes comme s'il
avait deux ou trois âmes diverses. Ces luttes ne sont que la consé-
quence de l'hérédité complexe et Tune ou l'autre des tendances l'emporte
selon que l'individu se trouve dans telle ou telle situation.
LA RENAISSANCE. 187
passa sa vie entre la fureur et le vertige. Philippe le Beau
ne put résister à cet héritage de folies et de désordres,
et un verre d'eau, pris pendant une partie de paume,
suffit pour lui ôter la vie. Il laisse un fils, produit de son
organisation surexcitée et d'une femme hystérique et
jalouse jusqu'à la monomanie, qui, à la première adver-
sité qu'éprouve sa passion, perd la tête et devient folle !
Pauvre Jeanne ! Fruit du mariage forcé des peuples divers
qui composent l'Espagne, c'est elle qui mettra au monde
celui qui est appelé à être le plus puissant roi que la terre ait
jamais vu : Charles-Quint! Voilà le rejeton qui résume en
sa personne l'ambition de Henri de Trastamare, la folie du
chasseur Max, le tempérament entêté de Charles le Témé-
raire, la froideur frivole du Flamand Philippe, l'opiniâtreté
et la mauvaise foi de l'Aragonais Fernand, le fanatisme et
l'impétuosité de la Castillane Isabelle, la surexcitation et le
déréglementde sa pauvre mère! C'est là le souverain qui
fonda la monarchie absolue, universelle, la monarchie
qui domina les quatre parties du monde, sur les terres
de laquelle le soleil ne se couchait jamais! Quel héritage
de crimes, de désordres, de fanatismes et de folies! On
voit en lui une âme multiple en lutte avec elle-même, une
âme chaotique, composée d'hypostases diverses, une âme
à la fois portugaise, anglaise, bourguignonne, walonne,
flamande, germaine, castillane et aragonaise, dont les
éléments combattent entre eux, et dont les actes, dont les
déterminations se règlent sur l'élément vainqueur. Par-
fois c'est l'opiniâtreté du roi catholique et parfois l'astuce
de Trastamare; tantôt c'est l'impétuosité- d'Isabelle et
tantôt la générosité puérile du Flamand; enfin, c'est la
témérité de son aïeul Charles qui triomphe souvent, quand
il ne se repent pas de ce qu'il a fait la veille, en tombant
dans cette mélancolie religieuse qui eut tant d'influence
sur les derniers moments de la vie de sa mère.
Voyez-le s'agiter et dicter de son cabinet des mes-
sages qui vont décider du sort des Etats. Voyez-le courir
188 PARTIE HISTORIQUE.
de Madrid à Tunis, des Flandres à Barcelone, de Valladolid
à Vienne. 11 négocie, il fait la paix, il fait la guerre, il
donne des ordres formels, inéluctables ; il décapite les dé-
fenseurs des municipes; il lève troupes sur troupes; il
arme des flottes; il envoie des capitaines en Amérique et
en Afrique ; il bat la France et son roi ; il saccage la cité
du pontife ; il donne la couronne d'Allemagne à son frère,
puis il s'en repent; il fait contracter à son fils un mariage
par raison d'Etat. Et pourquoi tout cela?
Sors de la tombe, o grand Charles, et révèle ta pensée se-
crète, s'il est vrai que tu en aies eu une! Pourquoi t'agitas-tu
ainsi? Quel vertige immense bouleversa ton cerveau et
porta ton corps d'une extrémité de l'Europe à l'autre?
Pourquoi commandas-tu en tant de langues sans en savoir
aucune? Pourquoi réunis-tu tant de peuples en les étouf-
fant dans les embrassements de ton pouvoir illimité?
Pourquoi combattis-tu les Gommuneros en Castille, pen-
dant qu'en Catalogne tu restas le modèle des rois constitu-
tionnels? Pourquoi donnas-tu l'assaut à Rome pendant que
tu ordonnais des prières en faveur du Saint-Père ? Pour-
quoi t'emparas-tu d'Alger? Pourquoi expédias-tu la flotte
de Cortès en Amérique? Pourquoi te fis-tu appeler Ma-
jesté comme un Dieu descendu sur la terre? Pourquoi tant
de traités? Pourquoi tant de lettres, tant d'ambassades et
tant d'alliances? Réponds, grand roi, si tu le sais, si ton
œuvre fut autre chose qu'une inconsciente fureur d'acti-
vité accapareuse, si elle ne fut qu'une colossale et stérile
folie de régner, ainsi que le résultat désastreusement
négatif de tes immenses efforts le donne à penser à la
postérité (1) !
La monarchie héréditaire a le grave inconvénient que
si le fondateur de la dynastie est un imbécile, l'imbécillité
(1) En corrigeant les épreuves de ce chapitre, nous avons vu que
Michelet, dans son volume sur la Renaissance, a traité le même sujet de
façon analogue. [Hislo'rc (h France.)
LA RENAISSANCE. ISO
se perpétue chez ses successeurs, et que s'il possède quel-
ques talents, ces talents se perdent dans sa descendance
qui en arrive progressivement à un degré de stupidité en
dehors de toutes limites. Un médecin aliéniste français,
le célèbre Esquirol, a démontré que la démence dans les
familles royales s'affirme dans la proportion de 60 pour 100
de plus que dans le reste de la population de leurs
royaumes respectifs ; et Hœckel ajoute que les maladies
mentales, plus fréquentes chez les rois que chez leurs su-
jets, se transmettent héréditairement avec plus de facilité
dans les familles royales que dans les autres. Pour dé-
couvrir la raison de ce phénomène, il suffit d'observer le
genre de vie que mènent les rois. Dans leur enfance, on
leur atrophie déjà l'intelligence à l'aide d'une éducation
étroite et formaliste. Gomme ils n'ont besoin ni de tra-
vailler, ni de s'instruire pour vivre, ils reçoivent une
somme d'impressions bien moindre que le reste des
hommes, et, par suite, ils acquièrent un très-petit nom-
bre de connaissances fondamentales. Puis, ils contrôlent
moins ces connaissances et ils n'en tirent pas, n'en ayant
nul besoin, les conséquences qu'en tire le commun. Ils
se considèrent comme des êtres sacrés et supérieurs à
leurs semblables ; ils ne se mettent donc directement en
rapport qu'avec certaines classes de personnes qui vi-
vent dans des conditions à peu près analogues, et en-
core l'étiquette les empèche-t-elle d'entretenir avec elles
les relations qui existent entre égaux. Les idées qu'ils se
font des choses sont, par suite de ce genre d'existence,
ou erronées ou insuffisantes ; mais nul ne se hasarde
à corriger leurs erreurs. De plus, leur volonté ne rencontre
aucun obstacle. C'est ainsi qu'ils perdent toute notion de
la justice ou qu'ils la confondent avec celle d'autorité quand
ce n'est pas avec celle de leur avantage privé. Le milieu
dans lequel ils se meuvent est artificiel et uniforme ; tout
y est réglementé jusque dans les moindres détails. Le
résultat de ce régime est que les rois, au point do vue
190 PARTIE HISTORIQUE.
intellectuel comme au point de vue moral, deviennent
inférieurs à la masse de leurs sujets. Los mêmes condi-
tions se répétant plus tard dans leur descendance, Y héré-
dité et l'adaptation font leur œuvre. Une troisième cause
vient accroître encore la dégénérescence de la dynastie.
Gomme les rois doivent se marier entre égaux, le croi-
sement s'accomplit entre individus placés dans des con-
ditions identiques, et cette sélection artificielle développe
chez leurs successeurs, à un extrême degré, les infériorités
de toute nature.
L'imbécillité du monarque abandonnant la nation à la
merci de favoris ambitieux ou fanatiques, celle-ci roule
au plus profond de l'abîme. Si ces dynasties vivent dans
l'atmosphère d'une religion intolérante, la désolation
du royaume devient complète. C'est là ce qui arriva à la
maison d'Autriche, à la dynastie des Bourbons plus tard,
et avec elles à l'Espagne. La mort s'introduisit ainsi par
elles dans la Péninsule ; la population diminua sensible-
ment dans tout le pays, et les quelques habitants qui res-
tèrent se laissèrent aller à l'indolence, au point que toute
culture et même toute végétation disparut. La Péninsule
entière se transforma en une sorte de désert.
Pour acquérir l'omnipotence aux dépens de la nation,
la monarchie se personnifia dans le monarque, et celui-ci,
afin d'étendre son empire sur tous les continents, stérilisa
l'Espagne au point d'en faire une nation de moines et de
soldats qui pensaient peu et ne produisaient rien. La théo-
cratie s'empara de la volonté du roi en exerçant sa pres-
sion sur sa débile conscience, et, à son tour, le roi exerça
sa souveraine puissance sur ses sujets.
De même que les rois de Babylone avaient pour minis-
tre un mage astrologue qui leur dictait les prescriptions
du Dieu solaire, de même Philippe 111 et Charles II, ces
malheureux porte-couronnes, eurent à leurs côtés un prêtre
qui, au nom de Dieu, leur imposait la conduite qu'ils de-
vaient observer dans le gouvernement de leurs Etats. La
LA RENAISSANCE. 191
monarchie s'identifia avec la religion au point d'être absor-
bée par elle ; il y eut plus, elle devint son instrument. La
personne royale en retour fut déclarée sacrée par la reli-
gion, et entourée d'une étiquette idolâtre et d'un cérémo-
nial qui était presque un rite. A la ressemblance de Dieu,
on la place au-dessus de la justice. L'indépendance de ce
juge castillan qui jugeait le roi don Pedro, et celle de ce
conseiller de Catalogne qui déclarait la loi supérieure au
roi, eussent désormais été considérées comme un sacri-
lège.
Le roi pouvait impunément s'emparer de la femme du
prochain, car il honorait tout ce qu'il daignait toucher.
On voit la constatation de ce fait dans les œuvres de tous
les auteurs dramatiques. C'est à genoux que l'on parle
au .roi ; quant à lui, il peut aussi bien ne pas répondre ou
faire répondre par l'organe de son favori. 11 n'y a pas, en
échange, de sacrifices que le roi n'accomplisse pour l'E-
glise. Pour elle, il répand généreusement le sang et l'ar-
gent de ses sujets. Pour elle, il ouvre les veines de l'Es-
pagne et tarit ses mines d'or. Pour elle encore, il épuise
le trésor, il dépeuple les campagnes, ruine les villes et
stérilise le sol.
L'Espagne, entraînée par cette tendance catholico-mo-
narchique, ne considère plus comme dignes et nobles que
les soldats et le clergé, c'est-à-dire ceux qui tuent et
ceux qui vivent pour les fins d'une autre vie. Les prin-
cipaux d'entre les grands hommes de l'Espagne appar-
tiennent à l'Église ou à l'armée ; souvent ils ont été
soldats et religieux à la fois. Calderon, Cervantes, Lope
de Vega, Hercilla, Hurtado, Rojas et Garcilaso avaient été
soldats ; Moreto et môme Cervantes revêtirent l'habit reli-
gieux dans les derniers jours de leur vie. Lope de Vega
et Montalvan, Rioja et Villaviciosa étaient inquisiteurs ;
Tàrrega, Tirso de Molina, Gôngora, Calderon, Solis et
Danvila furent prêtres ; Argensola et Carrillo, chanoines
de Saragosse; Gracian et Mariana, jésuites ; Zamora et
192 PARTIE HlSTORlQUr.
Sandoval, bénédictins. Tous les écrits de cette époque
étaient composés pour le plus grand profit de la religion.
Les sujets étaient presque toujours empruntés aux choses
d'outre-tombe. Jamais la perspective de la mort ne fut
peinte avec des coloris plus sombres. A côté des descrip-
tions de certains poètes de cette période, celles de l'Apo-
calypse paraissent joyeuses. Les écrivains dramatiques
passaient leur vie à écrire des autos sacramentelles (1) en
s'inspirant de la mort et de la passion du Christ ou du
martyre des saints. La littérature funèbre est douée sou-
dain d'une exorbitante fécondité. Des religieux et des
laïques remplissent des bibliothèques entières d'in-folio
afin de démontrer qu'il faut vivre dans la mortification
pour obtenir les gloires du ciel. On défend tous les actes
de l'Église ; on glorifie jusqu'à ses crimes. On épuise
toutes les arguties scolastiques, toutes les subtilités de
la théologie pour exalter les bienfaits de la mortification
et de la souffrance, salutaires à l'égard de ceux mêmes qui
en sont les sujets. On sanctifie l'espionnage jusqu'au sein
de la famille. L'Inquisition reçoit le nom de Saint Office.
Avec quelle ardeur ne combat-on pas les hérésies ! Avec
quel zèle n'extermine-t-on pas les hérétiques ! Il n'y a
qu'une peine, la mort; non pas la mort soudaine, elle
eût été trop douce, mais la mort lente, la mort par le
feu, précédée des tourments les plus raffinés. A ce propos
on compare la mort qu'on doit faire souffrir aux hérétiques
à celle que Jésus-Christ et les martyrs ont soufferte pour
nous sauver et qu'on charge de tortures imaginaires.
Les évoques sollicitent journellement ces rois pieux
pour les pousser aux massacres et pour les décider à allu-
mer de nouveaux bûchers. — « Le ciel irrité ne peut per-
« mettre la prospérité de la patrie — disaient-ils — que
« lorsque nous aurons purgé l'Espagne des hérétiques,
(t) Autos sacramentelles ou mystères religieux, comme on les repré-
sentait en France au moyen âge, mais avec un caractère plus drama-
tique et plus sombre.
LA RENAISSANCE. 193
« ces ennemis de Dieu et de sa sainte religion ! » Et, parmi
les plus fervents, un cardinal -archevêque de Tolède
demande qu'on n'épargne pas même les enfants dans ces
tueries, afin de ne pas, avec le temps, exposer les fidèles
à mêler leur sang à celui des Maures ou des Juifs.
Un clergé féroce promène la croix et le bûcher par
toutes les terres que conquièrent les armées du roi des
Espagnes ; les Indes, les Flandres, l'Italie, la Lombar-
die, la côte d'Afrique encensent le Dieu des catholiques
avec la fumée de la chair de ceux qui ne veulent pas se
soumettre aux lois de l'Église. Pour honorer le Christ on
le noircit de suie humaine. Bientôt la purification par les
flammes s'étend également aux catholiques suspects. En
Espagne, le bûcher les dévore par centaines. Pour sauver
l'âme on brûle le corps. Pour châtier la chair on la car-
bonise. Le feu du saint office dessèche le sol des Cas-
tilles. L'emplacement du bûcher, le quemade?-o, devient
pour les villes comme un monument d'utilité publique. Le
peuple, les hidalgos, les dames mêmes viennent se blin-
der le cœur à ces spectacles et s'y pétrifier la conscience.
Cas singulier d'atavisme ! Le Sémite réapparaît dans le
Castillan. Inconsciemment, en adorant Jésus-Christ, il
rend hommage au Moloch phénicien, ou à l'Ammon de
Cartilage.
Pendant que le feu purifie ainsi les âmes des mau-
vais chrétiens, celles des bons brûlent des flammes d'un
amour singulier, mélange d'amour divin et d'amour hu-
main. Les manifestations du cœur revêtent un caractère
funèbre. L'amour et la mort marchent de pair. C'est le
vendredi saint que les dames donnent rendez-vous à leurs
amants dans les églises pour y étaler leurs charmes mys-
tiques. Les gentilshommes se défient à coups de disci-
pline ; celui qui se flagelle avec le plus d'entrain reçoit à
Pâques les faveurs de sa dame en récompense des mor-
tifications qu'il s'est imposées. Concupiscence et dévotion
vont de concert. On se livre à la débauche au pied du
13
■194 PARTIE HISTORIQUE.
Golgotha. Derrière la Vierge des Douleurs apparaît
Astarté. A Madrid, le jour de la mort du Christ, on voit
renaître la pieuse corruption de Biblos au jour de la mort
d'Adonis. C'est, à vingt-deux siècles de distance, la repro-
duction en Espagne de la semaine sainte phénicienne (1).
Cependant la religion prend chaque jour un plus grand
empire et la population va toujours diminuant. Le clergé
s'enrichit d'une scandaleuse façon. A lui les legs faits in
extremis au confesseur et au couvent au détriment des pro-
ches. A lui les biens des hérétiques et des relaps qui meu-
rent au milieu des flammes. Sous Philippe IV, le scandale
est porté à un tel point, qu'un document soumis à la dé-
libération des Cortes demande qu'il soit mis ordre à tant
de débordements. Ce document (2) déclare que « le nombre
« des ordres religieux est grand, celui des mendiants
« énorme et celui des religieux excessif; » qu'il existe
en Espagne « 0,088 couvents, sans compter ceux des
« religieuses »; qu'enfin «ces gens ne manqueront pas,
« grâce aux dotations, aux confréries, aux chapellcnies
« ou aux achats, de soumettre tout le royaume à leur pou-
(1) Pour ne pas s'étonner de ce passage, il est utile de lire la lettre
adressée au roi Philippe H, par le cardinal Pacheco de Tolède, arche-
vêque de Burgos, document enregistré à la Bibliothèque nationale de
Madrid, Recueil R. 75.
11 demande à Philippe II « de défendre aux laïques et aux clercs de
faire des repas dans les églises les jours du jeudi et du vendredi saints ;
qu'il ordonne d'illuminer les églises d'une façon convenable afin que
la clarté empêche la débauche ; que Ton charge quelques personnes de
veiller afin que les dames ne puissent venir voilées (arre bozadas) pour
garder le saint sacrement, « car elles — dit l'original — s'en prévalent
pour donner des rendez-vous à leurs amants. » Il affirme également dans
cette lettre qu'« au moment où l'on fait les ténèbres dans l'église, on y
fait beaucoup de bruit, et que, grâce à l'obscurité et au tapage, on y
commet des excès de toute nature. » Les dames, à cette époque, por-
taient des éventails sur lesquels étaient dessinés des Cupidons et des
Vénus dans des attitudes peu édifiantes.
(2) Cespedes, Ilisloria de Don Felipe IV. Barcelona, 1634, liv. VII,
chap. ix, p. 272.
LA RENAISSANCE. 193
« voir». La nation supportait toutes ces exactions du
clergé et de la couronne. Les musées, les archives, les
armées, les galères, les palais appartenaient au roi. Au
clergé appartenaient les âmes et les richesses des fidèles ;
il restait pour le peuple la dette, les gabelles, l'impôt du
sang, les dîmes et toutes sortes de vexations. Chaque
jour l'Église ou le roi dépossédait quelque particulier.
Les soldats de Sa Majesté, que l'on arrachait au peuple,
étaient assez nombreux pour tenir garnison dans toutes
les cités du monde. Le clergé absorbait également pour
sa part un nombre considérable d'enfants de la nation.
On comptait 1 800 prêtres dans le diocèse de Calahorra,
1400 à Séville, dont la cathédrale seule était desservie
par 100 ecclésiastiques. Les Franciscains et les Domi-
nicains étaient, en Espagne, au nombre de plus de
32000 (1). Un document constate qu'à l'université de
Tolède, en 1520, a il existe deux fois plus de religieux,
« de prêtres et d'étudiants qu'il n'en faut, car on ne trouve
« pas de moyens d'existence en dehors de la carrière
« ecclésiastique (2) ». On considéra comme hérétique qui-
conque cherchait à entraver cet accroissement de l'Église
et de ses possessions, ainsi que quiconque formulait la
moindre objection contre ces empiétements.
L'Église et la monarchie allaient, d'un commun accord,
éliminant du pays tous les caractères susceptibles de pro-
grès et d'activité. Dans les universités le clergé accaparait
tous ceux qui montraient quelque talent, et il leur impo-
sait le célibat. D'autre part, dans sa soif d'extermination
contre tout ce qui fructifiait en dehors du camp de la foi
aveugle, l'Inquisition ne laissait ni trêve ni repos à tous
ceux qui commettaient le sacrilège de penser en discutant
sur le dogme ou sur la discipline de l'Église, et les con-
damnait sans relâche. Les foudres du saint office n'attei-
(1) Davila, Historia de Don Felipe 111, liv. Il, p. 215.
(2) Campomanes, Apcndicea la éducation, 1. 1, p. 4Go et t. IV, p. 219,
I9<i PARTIE HISTORIQUE.
gnaient pour l'ordinaire que ceux qui valaient mieux que
les orthodoxes, c'est-à-dire ceux qui examinaient, ceux
qui discutaient ; or, le fait même de la discussion implique
le raisonnement, et toujours celui dont l'intelligence fonc-
tionne est supérieur à celui qui se contente de croire et de
courber le front. C'est ainsi que l'Inquisition faisait dispa-
raître les hommes les plus intelligents. Enfin, les armées
royales drainaient la partie la plus vigoureuse et la pins
distinguée de la jeunesse espagnole, les hidalgos, aux-
quels leur position de fortune avait permis une éducation
plus soignée que celle des simples plébéiens. Il n'est pas
nécessaire de dire quel était le nombre de ceux qui s'em-
barquaient pour les pays lointains et qui ne revoyaient
plus, hélas ! les rives espagnoles. Grâce donc à cette
sélection qui s'accomplissait au profit du trône et de l'au-
tel, l'Espagne en vint à ne plus compter un jour que
5 millions d'habitants. C'étaient, pour la plupart, d'étroites
intelligences et des caractères pusillanimes qui, par une
reproduction lente, donnèrent à la patrie des générations
impropres au travail aussi bien physique qu'intellec-
tuel. Le nombre des hommes capables diminuait en pro-
gression géométrique, chaque génération subissant à son
tour le même système d'épuration. L'Espagne resta sans
penseurs, sans ouvriers intelligents, sans artisans habiles.
L'industrie des soies, des tapis, des brocarts, des cuirs
de Cordoue, des armes à feu, de l'orfèvrerie, tout fut
abandonné. Ceux qui les exerçaient étaient des Morisques
ou des Juifs ; or, ils avaient été expulsés, leurs instru-
ments avaient été détruits et leurs livres brûlés. A Bar-
celone, le livre de dessins des orfèvres fut livré aux flam-
mes, parce que les orfèvres étaient juifs ! Séville possédait,
rien que pour fabriquer la soie, 16 000 métiers qui fai-
saient vivre 130000 personnes des deux sexes (1). Le
nombre des métiers fut, dès le règne de Philippe IV,
(I) Campomanes, Apcndice a la cdncarion popular, t. I, p. 475.
LA RENAISSANCE. 197
réduit à 300, et la population de la ville diminua des
trois quarts (1). Madrid, qui avait compté 400000 ha-
bitants, n'en comptait plus que 200000. Tolède perdit
ses industries de la laine et de la soie, et sa population
diminua de plus d'un quart ; plus de 40 000 tisseurs de
soieries restèrent sans travail. Burgos, de 6000 habi-
tants qu'elle comptait, descendit à 600 ; Ségovie subit
le même sort (2). Barcelone, ainsi que les populations
maritimes de la côte, diminuait sensiblement. Il fut
interdit aux Catalans de commercer avec l'Amérique,
et les marins les plus expérimentés se consumaient
dans la misère ou émigraient vers le Levant, tandis que
leurs navires pourrissaient dans les ports. Dans la se-
conde moitié du dix-septième siècle, on mourait littérale-
ment de faim à Madrid et dans les provinces. Les paysans
refusaient de vendre leurs denrées, aimant mieux les
consommer eux-mêmes qu'avoir chez eux de l'argent et
ne pouvoir manger. C'est alors que, par ordre des auto-
rités royales, partit de Madrid une sinistre expédition à
laquelle étaient attachés le bourreau et ses valets, pour
requérir le peu de vivres existant encore sur le territoire
des deux Castilles. Le roi et sa cour n'avaient ni argent
ni provisions, et il fallait leur en apporter, fût-ce en vo-
lant dans les villages. Dans cette lutte pour l'existence,
Sa Majesté dévorait son peuple !
Les campagnards, dépossédés, allèrent, au nombre de
vingt mille, mendier à la Cour pendant que les autres er-
raient par bandes dans le pays en demandant l'aumône, ou
mouraient d'inanition dans leurs demeures désolées, sans
forces pour en sortir. Des villes entières furent désertées.
Rien qu'en Andalousie, on compta cinq mille maisons vi-
des. Un proverbe de l'époque disait que « l'alouette devait,
pour traverser les Castilles, porter son grain dans le bec; »
(1) Ustariz, Tcoria y praclica del comercio, p. 243.
(2) Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XXXVII, p. 230. Campo-
manes confirme ces fails dans son Apendice a la educacion.
198 PARTIE HISTORIQUE.
un autre, que « les parents ne pouvaient offrir à leurs
enfants que leurs entrailles (1). » Madrid ressentit à son
tour la faim avec toutes ses horreurs. Les pauvres mou-
raient littéralement de misère au milieu des rues. Il y avait
des familles qui, conservant précieusement un morceau
de viande de porc, le trempaient chaque jour dans la mar-
mite, afin de donner un peu de goût à l'eau qu'elle con-
tenait. Souvent on se poignardait à la porte des boulange-
ries pour décrocher un pain. Quevedo lui-même s'écrie :
Perdieron sus fuerzas pechos espaiïoles
Porque se alimentai! de tronchos de cotes.
El anciano pobre y cl buen caballero
Si enferman no alcanzan a pan y a carnero (2).
Les chevaliers d'industrie fourmillaient ; on dormait
au soleil. Les étudiants, au lieu d'étudier, cherchaient des
expédients pour voler de quoi vivre. Les soldats sans
solde volaient sans déployer la moindre astuce, rien qu'à
l'aide de l'arquebuse ou de l'épée. En 1680, les alguazils
et les agents de police qui, depuis longtemps déjà, n'é-
taient pas payés, assaillirent et saccagèrent en plein jour
quelques maisons de Madrid, et tuèrent les habitants (3).
La famine sévissait avec tant d'intensité en Andalousie,
que le consulat de Séville envoya une députationàlaCour
pour lui notifier cet état de choses. Mais la Cour ne pou-
vait soulager ces infortunes; le trésor était vide, nul ne
savait comment le remplir. La Cour était aussi indigente
que les provinces ; elle ne pouvait même pas payer ses do-
mestiques; le Roi lui-même n'avait pas de quoi faire face
aux frais de sa maison. Philippe III dut confisquer, à plu-
(1) Femandez de los Rios, Guia de Madrid.
(2) « Les poitrines espagnoles ont perdu leur valeur" — parce que l'ali-
mentation se réduit à des trognons de choux. — Le vieillard pauvre et
l'honnête gentilhomme — ne peuvent, s'ils sont malades, se procurer
ni pain ni mouton. » Quevedo, Mémorial al rcy Don Filipc IV.
(3) Voir les Discursos d'Alvarez Osorio y Redin, écrits en 168G.
LA RENAISSANCE. 199
sieurs reprises, l'or que portaient les galions d'Amérique
pour les particuliers, et donner en échange un papier
dont la rente ne fut jamais payée. Charles II se vit obligé
de faire remettre des manches à un pourpoint de velours,
n'ayant pas le moyen d'en acheter un neuf. On avait cru
que l'on pourrait vivre avec l'or de l'Amérique, mais comme
nul ne travaillait, et que la propriété foncière était possédée
à l'état de mainmorte par la noblesse et le clergé, il arri-
vait que l'or n'entrait en Espagne que pour remplir les
caisses des Hollandais et des Français, qui étaient les
seuls commerçants du pays. L'Espagne ressemblait
assez à un tamis que la pluie d'or ne réussissait pas à
mouiller (1).
Il ne faut pas aller chercher la relation de la famine et
de la misère qui désolèrent l'Espagne, dans les documents
officiels dont Quevedo a dit :
Les plumas compradas a Diosjuraran
Que el palo es regato y las piedras pan (2).
mais seulement dans les œuvres d'art de l'époque. Lisez
les écrits des poëtes, regardez les toiles des peintres.
Peintres et poëtes, les premiers du monde en ce temps,
vous dépeignent avec un réalisme effrayant l'aspect fu-
nèbre et misérable de cette société catholico-monarchique.
Allez au grand musée du Prado, à celui de la rue d'Alcalâh,
au ministère de Fomcnto, visitez Tolède et l'Escurial. Par-
tout, dans toutes ces galeries, vous trouverez des moines
de Zurbaran qui épouvantent, des saints de Ribera qui
vous frappent de terreur s'ils sont en vie, et d'horreur s'ils
sont morts ; des cénobites de Carducho, phthisiques ou
(1) Un proverbe catalan, relatif à l'argent, dit : « Aqui (an corn ne
plou lovent ri aixuga. » « Autant il en pleut, autant le vent en em-
porte. M
(2) <i Les plumes achetées jureront à Dieu — que la bastonnade est
un régal et que les pierres sont du pain. » Quevedo, Mémorial al Rcy
don Felipe IV.
200 PARTIE HISTORIQUE.
paralytiques, des religieuses anémiques, des portraits et
des anges du Greco, portraits de déterrés, anges qui res-
semblent plutôt à des momies munies d'ailes. Vous y
verrez enfin des personnages de Carreiio devant lesquels
vous vous surprendrez à dire avec le Dante : « Non rag-
guionar di lor ma guarda é passa! »
Si nous passons en revue les écrivains, nous verrons
que Quevedo, le plus gai d'entre eux, écrit des livres
comme cl Gran Tacaho (le Grand Chicaneur), dans lequel
il nous présente personnifiés le vagabondage, la tricherie,
la misère, et las Car tas del caballcro de la Tenaza (les Lettres
du chevalier des Tenailles), à travers toutes les lignes des-
quelles chevauche l'indigence; des plaisanteries d'outre
tombe, telles que el Sueno de las calaveras(le Rêve des sque-
lettes), où se dresse un inventaire des forfaitures, et des
mémoires dans le genre de celui qu'il adressa à Philippe IV,
cri d'angoisse de l'Espagne agonisante poussé par un
honnête homme. La faim qui se montre dans les Entre-
meses de Cervantes et dans les Lettres de Hurtado de
Mendoza fait véritablement frémir. Le nombre des écri-
vains qui ont décrit ]e type du soldat confondu avec ceux
du bandit et du mendiant est considérable. Il est des ou-
vrages de cette époque, tels que el Escudero Marcos de Obre-
gon (CEcuycr Marcos dObregon), el Picaro Guzman de
Al/arache (Guzman d Alfarache le coquin), Rinconete y
cortadillo, qui ne sont qu'un étalage de fourberies. La faim
de l'étudiant espagnol est passée en proverbe, et Cervan-
tes met dans la bouche de l'un de ses personnages cette
réponse très-significative : — « Vous êtes métaphysi-
cien ! » lui dit-on. — « Oh! c'est que je ne mange pas. »
Ce qui indiquerait ou qu'en Espagne on ne méditait qu'à
l'instigation de la faim (1), ou bien que la faim était le
(1) 11 se passait alors en Espagne ce qu'on avait vu en France pen-
dant le moyen âge au collège de Montaigu, où maîtres et écoliers
avaient l'esprit aussi aigu que les dents. Mons acutus, dentés acuti,
ingenium acuitfm.
LA RENAISSANCE. 20 i
seul patrimoine et la récompense unique des penseurs.
Tous les littérateurs de l'époque nous montrent dans
leurs œuvres des juges cruels, au cœur dur, qui confondent
la justice avec la persécution et la torture, et le criminel
avec l'accusé; des bacheliers maigres et bavards, dont
l'idéal est le pot au îe\i(elpuchero), des prêtres en barrettes
crasseuses doublées de croûtes (bo?iete demugre cou forros de
caspa) ; des mendiants dégoûtants, n'ayant pour toute res-
source que leurs ulcères et leurs infirmités; des coureurs
de religieuses, plus amoureux de la pitance que de la
femme; des don Juan sans respect pour l'honneur ni pour
la vie d'autrui ; des duègnes repoussantes qui vendent
l'innocence qu'on leur a donnée en garde ; des pères et
des frères qui lavent leurs injures dans le sang; des es-
saims d'alguazils et de corchetes ; une foule de chevaliers
d'industrie dans les grandes villes; des armées d'aventu-
riers aux colonies, et des bandes de voleurs de grand
chemin dans les campagnes; des moines aussi bronzés
de cœur qu'obtus d'intelligence ; des hidalgos honorables,
mais au manteau troué ; des théologiens ergoteurs ; des
dames aussi dévotes que dissolues. Et nous voyons les
grands peintres, les grands littérateurs et les quelques
philosophes qu'il y a encore, échanger leurs œuvres con-
tre quelques écus, quand ils n'ont pas à aller mendier la
faveur de quelque grand ou manger la soupe à la porte
de quelque couvent.
La dynastie qui, avec Charles-Quint, avait trouvé une
Espagne grande, dont les navires avaient remorqué tout
un monde dans ses ports, la laissa exténuée et abrutie à
la mort de ce jeune roi décrépit qui a nom Charles II. La
conscience même fut sur le point de descendre dans la
tombe avec les excommunications de Porto Carrero. Toute
cette généalogie de monarques omnipotents, dont chacun
reflète exactement l'aspect de son époque, semble glacée
au fond parle souffle de la mort. Charles-Quint ordonne
qu'on lui fasse ses funérailles pendant qu'il est encore
202 PAliTlE HISTORIQUE.
vivant ; Philippe II s'enferme dans le mausolée de l'Escu-
rial et s'éteint dans un réduit contigu au maître autel ;
Philippe III s'étend dans son tombeau pour voir comment
il s'y trouvera après sa mort ; Philippe IV entretient des
liaisons avec des religieuses, qui le reçoivent dans une
cellule dont le mobilier consiste en un cercueil et une croix
de bois noir; enfin Charles II, l'ensorcelé (et echizado),
ce cadavre vivant, dont l'existence entière se consuma
entre les prières et les exorcismes, passe en revue,
dans la crypte de l'Escurial, les cadavres de tous ses pré-
décesseurs et leur promet de venir leur tenir compagnie
avant un an.
Elle fait horreur, en vérité, l'Espagne dévote de ces
rois ténébreux, qui faisaient à leur gré trembler le monde.
Le monument qui perpétue leur mémoire et qui conserve
encore leurs restes est un édifice funèbre, un mausolée
aux proportions colossales et à l'aspect sinistre, dont le
plan rappelle un instrument de torture (1), et dont les
jardins symétriques et sombres sont plantés de cyprès
et de ronces. Monument gigantesque qui se dresse sur un
terrain aride comme l'Arabie Pétrée, où la mort semble
avoir tout englouti jusqu'aux ruines.
La triste grandeur que celle de l'Espagne avec le trans-
cendantalisme et la monarchie ! Au dehors c'est la rapine
des vice-rois, le pillage de la soldatesque, les bûchers de
l'Inquisition et l'esclavage. Elle implante sa race en Amé-
rique en échange de l'or qu'elle exporte ; au demeurant,
ni une idée, ni une invention, ni un progrès. Au dedans,
c'est une paresse morne, envahissante à l'égal d'une épi-
démie, le dépeuplement comme si les déserts de l'Afrique
s'étaient prolongés jusque sur nos contrées, la famine qui
laisse la tête aussi vide que l'estomac, la misère qui pousse
les grands à mendier et les rois à vivre de prêts, une lit-
térature sensuelle et mystique (2), le commerce et l'in-
(1) Le gril de saint Laurent.
f*2) Voir sainte Thérèse et la bcaie Marie d'Agreda.
LA RENAISSANCE. 203
dustrie méprisés comme étant l'affaire des étrangers, le
savoir taxé d'hérésie, le servilisme élevé au rang de vertu.
Par-dessus tout cela, la terrible et sombre omnipotence
d'un clergé cruel qui intervenait clans le foyer domestique,
dans les maisons, dans les fermes, dans la conscience,
dans l'amour, dans l'art, dans l'enseignement, dans les
achats et dans les ventes, dans les récoltes, dans les tri-
bunaux, dans les tempêtes, dans les sécheresses, dans les
épidémies ; qui vous prenait au berceau et ne vous aban-
donnait même pas dans la tombe, qui donnait l'onction
aux rois et ordonnait par leur entremise ; qui levait des
armées, bénissait les drapeaux, parcourait les continents
avec elles, traversait les mers et baptisait les esclaves ;
qui scellait la parole sur les lèvres, brûlait les écrits et
étouffait la pensée par les terreurs d'outre-tombe, et qui,
lorsque le cerveau ne pouvait la contenir, envoyait au ciel
l'âme purifiée par la confession et par les flammes, et
s'il n'obtenait la conversion frappait encore en poursuivant
l'âme au-delà même de la mort, à l'aide des tortures éter-
nelles de l'enfer.
Pour propager la foi, l'Espagne sema l'extermination.
Pour penser trop à l'autre vie, elle oublia absolument la
vie présente. Pour sauver les âmes, elle abrutit l'esprit.
XI
LA RÉVOLUTION
Nous arrivons au dix-huitième siècle ; la Révolution
frappe à la porte.
La protestante Angleterre venait de secouer la tyraunie
catholique, et, en conquérant la liberté d'examen, elle
s'était donné des institutions civiles qui rendaient pos-
sibles tous les progrès et toutes les réformes. La Hollande
avait réussi au prix d'héroïques efforts à se soustraire à
la domination des soldats et des moines du roi Philippe ;
tranquille et libre désormais, elle développait, au sein
d'une paix patriarcale, son commerce et son industrie.
Dans l'Amérique du Nord s'élevait un peuple né tout ré-
cemment, qui, la veille encore, n'était qu'une troupe d'é-
migrés poussés sur ces côtes par la persécution religieuse
en Angleterre ; et ce peuple, qui comptait à peine un
demi-siècle d'acclimatation, était déjà fédérativement or-
ganisé et jouissait des bienfaits d'un commerce et d'une
industrie qui excitaient l'envie des royaumes de la vieille
Europe. La France, qui entretenait des rapports maritimes
considérables avec l'Amérique du Nord et qui était si
voisine de la Hollande et de l'Angleterre, restait encore
comme écrasée sous le poids de la domination de ses fas-
tueux monarques.
La cour du roi de France, sensuelle et énervée par
l'orgie élégante, se composait de nobles efféminés, de
dames corrompues, de sceptiques abbés, de licencieux
vieillards et de littérateurs erotiques. On y persiflait la
fidélité : le sentiment n'était plus guère qu'une question
LA RÉVOLUTION. 205
d'art, et la galanterie que la hardiesse dans l'attaque. On
y divinisait les plaisirs des sens par la peinture, par la
statuaire et par la poésie ; la conversation roulait sur le
récit de scandaleuses aventures ; on assiégeait la femme
au moyen d'une savante stratégie, afin d'avoir la cynique
satisfaction de la mépriser après sa défaite ; l'arbitraire
était la part du roi, l'intrigue et la bassesse celle du
courtisan.
Dans les campagnes et dans les villages, le pouvoir sei-
gneurial augmentait chaque jour ses prétentions vexatoires
sur le malheureux paysan. De nouveaux impôts édictés
par la noblesse et les prélats, pour s'assurer la possibilité
d'une brillante existence soit à Paris, soit à Versailles, res-
treignaient chaque jour davantage les profits du produc-
teur, si bien que le malheureux paysan se voyait réduit à
travailler presque pour rien. 11 devait porter au moulin
du seigneur le peu de blé qui lui restait sur sa récolte,
après la levée de l'impôt et de la dîme ; puis il ne pouvait
cuire son pain qu'au four seigneurial. Le seigneur, après
la vendange, comptait les- barils de vin; il octroyait gra-
cieusement la permission de vendre les fruits au marché,
mais aucune de ces opérations n'était exempte du droit
féodal.
Il se passait dans les villes quelque chose d'analogue.
Là, l'industrie était entravée dans toutes ses branches et
par tous les moyens imaginables. Le gouvernement du
roi fixait et réglementait le personnel, il énumérait les
articles fabriquables, il déterminait les matériaux à em-
ployer, il prescrivait les procédés et indiquait la qualité
des produits, voire même leur prix. Les commissaires
de la couronne prohibaient les industries, fermaient les
établissements et incendiaient les marchandises qui n'é-
taient pas conformes aux ordonnances royales. Ils en
arrivèrent à frapper d'une peine correctionnelle ceux qui
perfectionnaient ou qui inventaient un procédé. Les en-
trepreneurs et les agioteurs de l'Etat confisquaient le pays
206 PARTIE HISTORIQUE.
à leur profit, et la cour les appuyait, parce qu'ils lui prê-
taient de l'argent. Le producteur étant le seul sujet qui
payùl l'impôt, se voyait dans l'impossibilité d'obtenir jus-
tice si son débiteur ou son persécuteur était un prélat, un
noble, quelque fonctionnaire de la cour ou quelque favo-
rite. De plus, le pouvoir s'appuyait sur une police mépri-
sable qui exerçait le plus vil des espionnages, violait
les domiciles et rudoyait les citoyens. Pour donner une
apparence de raison aux razzias arbitraires, on simulait
dans les ministères quelque complot contre la sûreté de
l'État ou la personne royale. Il suffisait, pour se voir in-
carcéré le restant de ses jours, de la délation de la pre-
mière prostituée attachée à la cour ou à quelque haut per-
sonnage. A la Bastille comme en province les cachots
regorgeaient de prisonniers. Gomme l'administration pu-
blique était fondée sur la rapine et que la cour dépensait
chaque jour davantage pour ses magnifiques fêtes et ses
superbes favorites, le déficit allait se creusant et la dette
croissant ; or, l'augmentation de la dette nécessitait un
accroissement de l'impôt.
En face de cette cour corrompue, de ces fonctionnaires
sans morale, de ces nobles et de ces prélats, vivait la bour-
geoisie, qui, ayant travaillé sans repos et mis en valeur
ses produits, avait acquis l'aisance matérielle nécessaire
à la culture de son intelligence.
La bourgeoisie, qui possédait le peu de richesse exis-
tant dans la nation ainsi que l'intelligence dont man-
quaient les seigneurs, et qui était puissante parle nombre
et la solidarité, ne pouvait subir plus longtemps l'impu-
dente tyrannie des autres classes qui ne se maintenaient
qu'à l'aide des droits féodaux et des gabelles payés par
le peuple.
Certains personnages appartenant aux classes éle-
vées encourageaient consciemment ou inconsciemment
l'esprit révolutionnaire chez les bourgeois. La philo-
sophie s'était acclimatée dans les salons ; les sciences
LA REVOLUTION. 207
étaient à la mode ; être orthodoxe était considéré comme
de mauvais goût. Toute idée extrême attirait sûrement
des partisans. Il ne manquait pas de nobles pour dé-
clamer contre leurs propres privilèges, ni d'abbés pour
railler la naïveté de certains dogmes, ni de dames qui,
pour faire l'esprit fort, se complaisaient à effrayer par des
exagérations radicales les petits-maîtres qui fréquentaient
leurs salons.
Tel était l'état de la société française, quand un libraire
conçut un jour le dessein de publier un ouvrage qui em-
brassât toutes les sciences et expliquât toutes choses. Il
rassembla dans ce but quelques hommes studieux qui
avaient consacré leur vie à la science, et les chargea de dres-
ser l'inventaire du savoir humain. L'excellent libraire ne
se doutait pas de la formidable conspiration qu'il ourdis-
sait. On réunit tous les travaux scientifiques dispersés et
l'on en forma un corps de doctrine ; les Écritures sacrées
furent fouillées et commentées ; on philosopha sur les
ruines des sociétés antiques et l'on entrevit l'origine des
religions ; on fit des recherches sur la vie du Christ et l'on
s'assura qu'elle ne renfermait rien de divin ; on étudia
l'Homme, on détermina ses besoins, on fixa ses droits, on
revendiqua sa dignité jusque-là subordonnée au dogme
religieux et à l'autorité royale ; et les résultats de tant de
calculs et d'investigations furent rédigés en un langage
clair et précis, mis à la portée de toutes les intelligences.
^Encyclopédie parla, non pas à la façon du Mahâbhâ-
rata, des Védas, de YAvesta, du Darma sastra, des oracles
grecs, de l'Ancien Testament ou des Évangiles, par sym-
boles et par paraboles; elle ne s'exprima pas, ainsi que
tous les réformateurs l'avaient fait jusque-là, au nom
d'un principe antérieur et supérieur à l'Homme ; elle ne
prit la parole ni en faveur d'une caste, ni en faveur d'un
peuple élu, ni pour un nombre restreint d'initiés ; sans s'in-
quiéter de la suprême hypothèse, elle employa un langage
net et concis, de façon que chacun pût l'entendre et le
208 PARTIE HISTORIQUE.
saisir. Ce fut ainsi que la Révolution pénétra dans les con-
sciences et que le Verbe se fit chair. Encore un jour et Y En-
cyclopédie allait donner des fruits. Le peuple allait secouer
le triple joug- de la monarchie, de la noblesse et du clergé ;
il allait reconquérir ses droits; à la première tentative
des royalistes pour relever le passé, il frappa de mort la
royauté dans la personne du monarque, et, au Dieu tout-
puissant, au Dieu des armées, il substitua la Raison, dont
il proclama la souveraineté.
Une révolution si radicale devait enfanter une réac-
tion violente : le mouvement se manifesta conjointement
au dehors du territoire, au dedans du territoire et au
sein même de la Révolution. A l'extérieur, ce furent les
armées royalistes coalisées qui menacèrent de détruire la
République naissante ; à l'intérieur, les Bretons en armes
qui combattaient sous les enseignes de la religion et de la
monarchie ; et, au sein de la Révolution elle-même, com-
mencèrent à poindre des tendances à sa répression. Ces
tendances constituèrent la réaction dans ce qu'elle eut de
plus redoutable. La République, en effet, terrassa les réac-
tions de l'intérieur et de l'extérieur, mais elle fut terrassée
à son tour par la réaction qu'elle portait dans son sein.
Robespierre, le disciple du déiste Rousseau, fit alliance
avec le bas clergé, proclama le culte de l'Être suprême,
déclara qu'il n'existait pas de morale en dehors de cette
notion, et, pour moraliser la société, il envoya les libres
penseurs à la guillotine.
Les spiritualistes observèrent alors un phénomène qu'ils
ne purent s'expliquer. De ce que la morale n'existait que
dans le déisme, on avait conclu, d'accord en cela avec les
catholiques, qu'il n'était donné qu'aux fils de la foi de
bien mourir. Or, les athées de la Révolution montaient,
la tète haute, le visage calme, à l'échafaud; ils mouraient
avec tant de grandeur, qu'ils frappaient d'admiration ceux-
là mêmes qui avaient décrété leur mort. Le fait ne laissait
pas que d'être extraordinaire, et, à défaut d'explication,
LA REVOLUTION. 209
on l'attribua au cynisme. La Révolution avait déjà telle-
ment dégénéré, qu'on ne pouvait comprendre comment
ceux qui n'étaient pas soutenus par l'espoir d'une récom-
pense d'outre-tombe, comment ceux qui ne croyaient pas
aune autre vie en dehors de la vie présente, pouvaient
mourir avec autant de fermeté. Oui, ils mouraient en hé-
ros, ceux-là qui n'espéraient pas devenir demi-dieux, ni
jouir hors du monde d'une béatitude éternelle ; ils mou-
raient en martyrs, ceux-là qui se savaient des êtres limi-
tés et qui reconnaissaient qu'en restituant à la nature la
matière qui en provenait, ils périssaient avec la destruc-
tion de leur organisme.
Mais la cause d'une aussi remarquable conduite n'était
pas le cynisme , le cynisme n'est pas fait pour qui meurt
en sacrifice de ses convictions. La cause de tant de gran-
deur d'àme résidait dans la Révolution, qui enflammait
les cerveaux, clans la philosophie, qui avait éliminé jusqu'au
dernier vestige d'égoïsme individuel. La mort si digne du
chrétien et du héros n'est que la conséquence de leur
égoïsme. De leur égoïsme? direz-vous. Oui ; non pas de
leur égoïsme terrestre, sans doute, mais de leur égoïsme
transcendantal, car ils espèrent qu'une fois échappés à
la terre, ils verront leur sacrifice payé avec usure. Mais
les hommes de la Révolution possédaient un concept
autrement élevé, celui de la solidarité humaine. Ils
croyaient à l'immortalité dans l'espèce, ils croyaient à
l'effet que leurs actes et leurs idées devaient produire sur
la postérité, et c'est en vertu de cette pensée qu'ils n'a-
vaient vécu que pour l'humanité et n'avaient travaillé
que pour elle. Que leur importait donc la mort, puisqu'ils
laissaient leurs œuvres derrière eux ? La vie individuelle
n'offrait pas de signification à leur esprit, du moment
qu'ils l'avaient versée dans le torrent de la grande vie
collective, et qu'ils avaient contemplé les effets immédiats
de l'œuvre d'émancipation à laquelle ils avaient consacré
leurs forces. Des hommes agissant sous l'influence d'une
14
210 PARTIF. HISTORIQUE.
idée plus grande et plus désintéressée encore que celle
qui anima les héros et les martyrs, ne pouvaient que mou-
rir comme eux.
Lorsque la guillotine fut lasse de fonctionner au|nom de
l'Être suprême et que la société française fut purgée des
vrais révolutionnaires, la réaction ne trouvant plus d'ob-
stacle qui s'opposât à sa marche, s'accentua très-rapide-
ment. Vinrent alors les thermidoriens, le Directoire et le
Consulat ; puis un jour, le consul, qui avait le plus d'am-
bition, de fortune et de génie, se proclama empereur, et
il déclara la guerre à l'Europe.
Nous sommes arrivés au dix-neuvième siècle.
L'Empereur, fils de la Révolution, a réformé la carte
de l'Europe; il a renversé les vieux trônes qui parais-
saient indestructibles ; de la pointe de son épée il a ouvert
le sillon par lequel a pénétré l'idée nouvelle ; puis il a
disparu là-bas, au milieu des mers, léguant à notre siècle
les conséquences de l'œuvre dont il ignorait lui-même la
grandeur.
PARTIE PHILOSOPHIQUE
Tout organisme, dès qu'il paraît sur la terre, tend
à la vie. L'évolution nécessaire de son organisation le
pousse invinciblement vers elle. C'est conformément à
cette loi que l'homme, ainsi que nous l'avons constaté
en étudiant la filiation des sociétés humaines dans le
cours des siècles, a lutté en tout temps pour acquérir
une plus grande somme d'existence. C'est seulement
quand les conditions de la lutte lui ont été contraires qu'il
a voulu abandonner la vie, croyant qu'elle était impos-
sible pour lui sur la terre (1). Mais alors il s'est tourné
vers une autre existence éternellement heureuse qu'il
avait crue possible en dehors de ce monde (2). C'est en
vertu de cette tendance que l'homme, acceptant l'immor-
talité de l'âme, réclama la résurrection de la chair ; c'est
aussi en vertu de la même tendance qu'il imagina la mé-
tempsycose, afin d'atteindre le comble de la perfection,
comme s'il pressentait le processus du développement de
la vie et de la complication organique à travers les di-
verses séries des êtres, processus entrevu par Lamarck
et si savamment développé par Darwin et par Hœckel.
(1) Bien qu'il ait voulu renoncer à la lutte, il ne Ta jamais com-
plètement abandonnée ; les nécessités l'ont obligé à combattre inces-
samment, parfois seulement il Ta fait avec moins d'énergie.
(2) La tendance à la vie a existé de tout temps, seulement elle a pris,
à certaines époques, une fausse direction.
212 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
Mais si l'homme a voulu vivre sur la terre, ce n'a pas
été exclusivement pour sa propre individualité, bien que,
parfois, il l'ait cru ainsi ; toujours, consciemment ou
non, il a tendu à ce que sa vie personnelle servît à quel-
que fin qui ne fût pas lui-même. Ce quelque chose a
été pour lui tantôt la tribu, tantôt la patrie, et, aux épo-
ques de décadence, il l'a personnifié dans un tyran ; ail-
leurs, il s'est proposé pour but la religion ; puis, enfin,
l'Humanité, lorsqu'il est-parvenu à la période consciente.
Cette tendance a constitué l'aspiration à l'immortalité qui
le perpétue dès qu'il cesse de vivre. Elle a, dans le pre-
mier cas, produit des héros ; dans le second, des saints ;
dans le troisième, des hommes illustres, de puissantes
individualités qui, avec leurs idées ou avec leurs actes,
ont donné leur empreinte à leur descendance. L'étude
des civilisations nous a montré comment vivait l'homme
et comment il mourait, suivant les idées qu'il avait
conçues sur la vie et sur la mort, sa mort corres-
pondant toujours à sa vie et réciproquement : talis vita,
finis ita.
En même temps, nous l'avons vu rechercher une im-
mortalité différente, avec des tendances distinctes, selon
la société à laquelle il appartenait. Ainsi, lorsqu'il a voulu
vivre dans un autre monde, il a consacré tous ses efforts,
toutes ses œuvres aux êtres qui, croyait-il, habitaient ce
monde. Quand il s'est figuré que tous les êtres, après
leur mort, allaient se plonger et se confondre dans le
tout, il a tout sacrifié à ce tout absorbant qui le récla-
mait.
Jusqu'à la fin du siècle dernier, l'homme a vécu soumis
à une religion. Après le dix-huitième siècle, soustraites
déjà au surnaturel et aux croyances à priori, ses libres
investigations ont produit non pas un dogme, mais un
système, une tendance philosophique. Ce n'est pas à dire
que ce système ait été créé de toutes pièces, car rien en
ce monde m1 surgit soudain ; la philosophie positive et évo-
PARTIE PHILOSOPHIQUE. 213
lutionniste qui prévaut aujourd'hui existait en effet déjà,
au moins dans ses tendances ; mais on l'a développée et
on a formé avec elle un corps de doctrine défini. Cette
doctrine règne à notre époque, elle se manifeste en toutes
choses, tout est plein d'elle, et elle fait des progrès con-
stants ; mais à travers combien d'obstacles ! Nous vivons
dans une période de lutte et. par conséquent, de con-
stante antithèse. En face de chaque progrès, en travers de
chaque idée de réforme se dressent une infinité de vieilles
idées surgissant du sein de dogmes ensevelis dans les
ombres de l'oubli, les unes sans déguisement et sans fard,
les autres restaurées et entourées de tout l'appareil de la
science, mais toutes réactionnaires au fond. L'absolu-
tisme lutte sous mille formes contre la liberté ; l'ignorance
dogmatique contre la science ; et si parfois elle l'embrasse,
c'est pour mieux l'étouffer. A chaque instant la barbarie
vient disputer le pas à la civilisation. Il y a des luttes mo-
rales, des luttes intellectuelles, des luttes matérielles,
toutes acharnées et à mort; mais le pire, c'est que les
extrêmes combattent enveloppés dans un tourbillon de
formes intermédiaires qui embarrassent et compliquent
l'action. Néanmoins, les moyens termes disparaîtront ainsi
que disparaissent dans la nature tous les termes de tran-
sition et toutes les formes provisoires (1) ; et alors l'Hu-
manité entrera dans l'ère nouvelle pressentie par tant de
penseurs illustres (2).
C'est au milieu de l'universelle discussion, au milieu
d'une confusion si grande et d'une lutte si acharnée, que
nous essayerons, guidés par la méthode positive et nous
(1) Ce n'est pas à dire pour cela qu'il ne reste quelques représentants
de ces tendances, de même que, parmi les organismes, il reste toujours
quelques variétés des espèces qui ont progressé; nous voulons simple-
ment indiquer qn'ils seront dominés dans la lutte, et qu'ils perdront
leur importance.
(2) La période qu'Auguste Comte a appelé positive, et que les Alle-
mands modernes appellent Yère du réalisme.
2H PARTIE PHILOSOPHIQUE.
appuyant sur les données que nous fournissent les
sciences, de définir la mort, de marquer l'influence que
doit exercer sur nos mœurs l'idée que nous nous faisons
d'elle, et de fixer la seule immortalité positive que l'homme
puisse espérer dorénavant.
LA VIE ET LA MORT
Qu'est-ce que la mort?
Tout d'abord nous pouvons affirmer qu'elle se présente
seulement à l'individu à l'état de simple négation. Pour
affirmer davantage, il est nécessaire que nous recher-
chions et que nous comprenions ce qu'est en réalité son
terme positif antithétique, c'est-à-dire ce qu'est la vie.
Qu'est-ce donc que la vie?
A peine trouverait-on un philosophe qui n'ait essayé
une réponse à cette question. Stahl dit que la vie « est
« une des manières de fonctionner de l'âme », et avec
Stahl presque tous les métaphysiciens jusqu'à Descartes
répètent la même définition, sauf de légères variantes.
Descartes, après avoir défini l'âme « le principe supérieur
qui se manifeste parla pensée, » sépare déjà la vie de ce
principe abstrait en affirmant qu' « elle n'est qu'un effet
supérieur des lois de la mécanique. » Pelletan, chirurgien
de l'École de médecine de Paris, s'enfonce déjà plus avant
dans l'étude des conditions vitales des êtres, et il dit que
la vie « c'est la résistance qu'oppose la matière organisée
« aux causes incessantes qui tendent à la détruire. »
Kant vient bientôt à son aide en assurant que la vie est
<( un principe intérieur d'action. » Et, plus tard, Béclard
réforme ces définitions dans les termes suivants : « La
« vie, dit-il, c'est l'organisation en action. »
Mais d'où provient donc cette action de l'organisation
ou cette résistance de la matière organisée qui constitue la
vie? Kant, du moins, affirme un principe interne, bien
216 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
qu'il ne dise rien de la nature de ce principe ; mais, dans la
définition de Béclard, on peut accepter aussi bien l'une
de ces deux hypothèses, ou que l'organisation est en ac-
tion sous l'influence soit d'une arc/tea, soit d'une âme,
entité distincte du corps organisé, ou que la matière
résiste en vertu des propriétés de sa propre organisation.
Ce qu'il y a d'incomplet dans ces définitions doit être
attribué au manque de connaissances physiologiques à
l'époque où elles ont été écrites. La science des fonctions
de l'organisation était encore à l'état embryonnaire; or,
pour distinguer la cause ou l'origine de cette force de ré-
sistance, il faut connaître très à fond la fonction fon-
damentale de la vie, c'est-à-dire la nutrition. Blainville,
s'appuyant déjà sur cette connaissance, dit : « La vie est
un double mouvement interne de composition et de dé-
composition à la fois général et continu. » Voici donc
qu'apparaît maintenant le pourquoi de la force, de l'ac-
tion, de la résistance ; la force provient de la décomposi-
tion, sous l'influence de l'oxygène atmosphérique, des
éléments qui forment les tissus, et de la recomposition
immédiate de ces éléments, laquelle permet qu'ils se dé-
composent à leur tour, et ainsi de suite à l'infini.
Un philosophe a dit que « la vie, c'est la mort. » La vie
n'est pas la mort, mais elle en provient et elle y mène. Il
n'y a pas d'acte possible, il n'y a pas de mouvement dans
un être organisé sans qu'il y ait oxydation, c'est-à-dire
destruction de quelqu'un de ses tissus ou de partie de sa
substance plasmatique, soit que cet acte constitue une
création de l'esprit, soit qu*il provienne de la simple con-
traction des expansions sarcodiques du batybius Hœckelii.
Partant de ce principe, Claude Bernard a formulé la loi
suivante : « Toute manifestation d un phénomène dans l'être
« vivant est nécessairement liée à une destruction orga-
« nique. » La nutrition n'est donc qu'une génération qui
répare la mort des éléments histologiques détruits parla
combustion, laquelle produit les phénomènes vitaux. Si
LA VIE ET LA MORT. 217
elle les répare surabondamment, l'être croît ; si la répa-
ration, au contraire, est insuffisante, l'être s'affaiblit et
meurt. Il résulte de là que l'être organisé ne vit que de
la mort ; souvent de la mort d'autres êtres qui lui fournis-
sent des matériaux pour former des tissus, mais toujours
de la mort des éléments de ses propres tissus.
Claude Bernard dit que la vie « c'est l'idée directrice
« ou la force évolutive de l'être », mais il rejette lui-même
en partie sa propre définition en ajoutant qu'elle ne con-
stitue qu'une conception métaphysique de la vie, mais
qu'en réalité on vit physiquement.
Herbert Spencer, un des savants modernes qui ont le
plus étudié ces matières, définit d'abord la vie « une coor-
dination d'actions » (1), mais il jugea bientôt sa définition
insuffisante et il en adopta une nouvelle : « La vie, dit-il
plus tard, est une combinaison déterminée de change-
ments hétérogènes à la fois simultanés et successifs. » Puis
il voulut préciser mieux encore le premier terme, et il dit
« la combinaison définie » au lieu de « une combinaison
déterminée »; mais il ne tarda pas avoir qu'il n'expliquait
pas ces « échanges hétérogènes, à la fois simultanés et
successifs » (comme Blainville n'expliquait pas la désassi-
milation et l'assimilation), et, considérant le milieu qui
entoure l'individu, il ajouta à sa définition « en correspon-
dance avec des coexistences et des séquences externes », c'est-
à-dire avec les conditions qui permettent que ces échanges
se produisent dans la lutte constante que l'individu se
voit contraint de soutenir avec ce qui lui est extérieur.
Enfin, il crut que sa définition était trop compliquée, et il
donna la suivante, qui est plus simple encore, bien qu'elle
soit un peu plus métaphysique : « La vie est l'ajustement
continu des relations internes et des relations externes. »
Virchow a dit d'après Descartes : « La vie est un cas
particulier de la mécanique, cas, cependant, le plus com-
(I) Revue de Westminster, avril 1852, article Thkory of population.
218 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
pliqué, dans lequel les lois de cette science s'accomplis-
sent sous les conditions les plus variées et les plus extraor-
dinaires, et dans lequel, par conséquent, les résultats défi-
nitifs s'éloignent des principes de la métamorphose par une
série continuelle de termes moyens qui disparaissent avec
une rapidité telle, qu'il devient très-difficile de constater
leur sériation. » Par cette définition, Virchow nous indique
seulement que la vie est un phénomène du même ordre
que les autres phénomènes de l'univers, et qu'elle ne s'en
différencie que par sa complication, ce qui laisse encore
place pour la question suivante : En vertu de quel principe
vit donc l'être organisé? Quel est le phénomène fonda-
mental de la vie sans lequel celle-ci ne peut s'accom-
plir? Question à laquelle répondent d'une manière plus
ou moins satisfaisante les définitions de Spencer et de
Blain ville.
Le docteur Letourneau, d'après Robin, dans son Traité
de biologie, vient de donner la définition suivante : « La
vie, dit-il, est un double mouvement de composition et
de décomposition continuelles et simultanées au sein de
substances plasmatiques ou d'éléments anatpmiques figu-
rés qui, sous l'influence de ce mouvement intime, fonc-
tionnent conformément à leur structure. » Il ne manque
à cette définition, pour atteindre le but, que de mentionner
l'accord qui doit exister entre ce mouvement de substitu-
tion interne et l'extérieur, à défaut duquel il n'est pas de
vie possible. Tout être, lorsque change le milieu dans le-
quel il vit et où il s'est formé, périt si ce milieu ne lui
permet pas de se transformer. De ce milieu dépend donc
l'équilibre, et il est la condition précise de la circulation
de la matière de l'individu, puisque tout organisme ne se
compose que des éléments puisés dans le milieu au sein
duquel il se forme.
De toutes ces définitions, nous pouvons conclure que
l'être ne vit qu'en vertu d'un mouvement de substitu-
tion ; c'est-à-dire de l'assimilation et de la désassimila-
LA VIE ET LA MORT. 219
tion qui, se produisant dans son corps, sont la condi-
tion nécessaire de la vie ; et la continuité de ce double
mouvement dépend de son harmonie avec les relations
du milieu ambiant; à défaut, le mouvement s'arrête et
l'individu meurt. Aucun physiologiste ne doute plus au-
jourd'hui que le phénomène fondamental de la vie de tout
être est le mouvement de substitution continue qui s'ac-
complit dans tout son organisme, et qui amène le renou-
vellement de toutes ses parties.
En partant de ce principe, il nous sera donné de pou-
voir formuler la loi suivante : Tout phénomène vital est
d'autant plus intense que le mouvement de substitution qui
concourt à sa production est plus rapide ; ou, ce qui revient
au même : De la rapidité de l'échange dépend le degré d'in-
tensité de la vie de l'organe en particulier, et celui de l'orga-
nisme en général. Les dernières découvertes physiologiques
nous démontrent que l'intensité de la vie correspond
toujours à la rapidité de substitution des éléments histo-
logiques.
Chaque atome ne produit qu'une unité donnée de force
sur un même point. Plus il passe d'atomes par une même
position dans un temps donné, plus grande est la force
qui s'accumule sur ce point et s'y manifeste. Et cette
loi gouverne le monde organique tout entier, depuis les
formes si simples, qu'elles n'atteignent même pas la caté-
gorie de la cellule, jusqu'à l'Homme, qui est le plus parfait
des êtres qui couvrent la terre.
Elle est si vraie, que le végétal, qui ne possède pres-
que pas de mouvements, est aussi l'être chez lequel la
substitution s'opère avec plus de lenteur. Le végétal
subit l'oxydation à un degré beaucoup moindre que
l'animal, tellement que des naturalistes ont pu croire
que son organisation est l'opposé de l'organisation ani-
male , puisqu'elle ne fait que réduire le carbone de
ses combinaisons avec l'oxygène, tandis que l'organi-
sation animale le convertit en acide carbonique. L'oxyda-
220 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
tion subie est si faible, qu'ils ne l'observèrent pas. Lors-
qu'il doit se manifester dans ses plus hautes fonctions,
lorsqu'il fleurit, lorsqu'il germe, le végétal s'oxyde. Dans
le règne animal, les espèces les plus actives, les plus vi-
vaces, sont celles dont les tissus adipeux se développent
le moins, et dont les éléments histologiques se renouvel-
lent davantage. Que l'on considère, par exemple, la désas-
similation chez l'oiseau, et que l'on considère l'obésité
qu'atteignent certains mammifères, lorsqu'on les oblige à
garder une vie sédentaire. L'homme est de tous les êtres
celui dont la vie est la plus intense ; l'échange des ma-
tières est si rapide chez lui, que tout son organisme se
trouve renouvelé en peu de temps ; mais tous ses or-
ganes ne possèdent pas la même vitalité ; il en est certains
qui se renouvellent plusieurs fois pendant que, dans la
même période, d'autres ne se renouvellent qu'une fois, et
cela change selon les travaux auxquels chaque homme se
livre. L'homme qui travaille beaucoup a besoin de beau-
coup d'aliments, que son travail, du reste, soit musculaire
ou physique, cérébral ou intellectuel. L'organisme est
comme une machine à vapeur qui demande du combusti-
ble en raison directe de la force produite. Et cette
loi s'applique aussi bien au cerveau du savant qu'à la
jambe du piéton, car la loi de l'action animale repose sur
celle de la transformation des forces, ou plutôt elle n'en
est qu'un cas particulier. Toute action est égale à la somme
des forces chimiques des molécules qui se combinent dans
l'acte de sa production. La force chimique se convertit en
courant électrique, en force mécanique, ou en action in-
telligente, selon l'organisme dans lequel elle se produit et
suivant les conditions qu'elle y rencontre. Ainsi, les lois
de la mécanique s'accomplissent dans les organismes les
plus compliqués chez lesquels la vie, c'est-à-dire la rapi-
dité de l'assimilation et de la désassimilation, est la plus
considérable, et provoque les manifestations les plus com-
plexes; de même qu'elles s'accomplissent chez les êtres
LA VIE ET I A MORT. 221
qui, formant le limon amorphe du fond des mers, sont ré-
duits à une portion de protoplasma, et ne vivent qu'en
vertu d'une endosmose et d'une exosmose continues ;
de même enfin qu'elles s'accomplissent pendant l'action
de la pile électrique développant le courant par la
combinaison des éléments qui la composent. Entre ces
phénomènes, la différence n'est point essentielle, comme
dirait un métaphysicien ; elle n'est pas surnaturelle non
plus, ainsi que s'exprimerait un théologien ; c'est une
simple différence de complication, de structure, d'organi-
sation. Littré et Robin, dans leur incomparable Diction-
naire de médecine (édition de 1873), nous donnent la confir-
mation de ce fait quand ils affirment que le mot vie sert
à désigner un « mode d'activité de la matière à l'état d'or-
ganisation, et qui lui est immanent tant que dure cet état,
qui est tel qu'il permet le plus haut degré de perfection
dans l'utilisation des propriétés de la matière ; » « c'est la
manifestation, soit qu'elles apparaissent tout d'abord, soit
qu'elles se dissimulent au premier regard, des propriétés
inhérentes et spéciales à la substance organisée », disent-
ils (1). Et les propriétés de la substance organisée ne sont
que l'ensemble des propriétés des molécules qui agissent
d'une manière distincte, selon l'organisation à laquelle
elles appartiennent, laquelle détermine leur combinaison.
Ainsi que tout mouvement dans la nature, la vie a sa
période ascendante et sa période descendante, son action
et sa réaction qui se produisent logiquement et fatale-
ment. Le mouvement d'ascension, c'est-à-dire la crois-
sance de l'être et le développement de ses forces, dépen-
dent de la prépondérance de l'assimilation sur la désassi-
milation ; il entre plus qu'il ne sort. La décroissance et la
décrépitude dépendent de résultats inverses. Parla nutri-
tion l'individu acquiert la substance qu'il transforme et
qu'il absorbe, c'est-à-dire qu'il assimile ; cette substance
(I) Littré et Robin, TH'-lionnaive de médecine et de pharmacie, Vif.
222 PAKT1E PHILOSOPHIQUE.
vient former partie intégrante de son organisme et rem-
plir les cellules qui, par leur fractionnement ou gemma-
tion, en créent de nouvelles, lesquelles croissent à leur
tour et se multiplient également lorsqu'elles ont atteint
certaines limites, et ainsi de suite. La substance nutri-
tive subit dans le corps de l'animal une série d'oxyda-
tions jusqu'à ce qu'elle forme partie intégrante de l'or-
gane ; une fois incorporée, elle sert à faire fonctionner
l'organe en s'oxydant; puis, rendue inutile pour la vie,
elle est rejetée à l'extérieur sous forme de sécrétion ou
d'excrétion de l'individu. Il en résulte que la même série
d'oxydations qui la fait concourir à la production de la
vie l'inutilisé ensuite. Il convient de remarquer qu'une
molécule à peine expulsée est immédiatement remplacée
sous peine de la diminution de l'organe et de l'affaiblisse-
ment de l'activité fonctionnelle. L'intensité d'une fonc-
tion dépend, ainsi que nous l'avons dit, de la rapidité de
substitution, c'est-à-dire de la vitesse de circulation de la
matière. Au période culminant de la vie, l'équilibre s'é-
tablit entre les substances qui entrent et celles qui sor-
tent, entre les molécules qui s'en vont et celles qui les
remplacent, et la rapidité de substitution parvient à son
comble.
Ce n'est pas à dire que cet état s'observe en même
temps dans le corps tout entier ni qu'il se produise éga-
lement dans tous les êtres. Il est des organes qui arrivent
avant d'autres à la plénitude de la vie, comme il est des
individus chez lesquels la substitution dans un même or-
gane s'effectue plus rapidement que chez d'autres de la
même espèce ; d'où il résulte que cet organe possède
plus de vitalité chez les premiers que chez les seconds.
La mort, c'est-à-dire la fin de la vie, n'est que l'inter-
ruption de ce mouvement de substitution qui s'effectue
dans les tissus des êtres organisés. Cette interruption
peut être violente, ou ne consister qu'en une décroissance
graduelle. Dans le premier cas, c'est dans une altération
LA VIE ET LA MORT. 223
subite des relations internes qu'il faut en rechercher
la cause, ou dans un désaccord brusque entre les re-
lations intérieures des éléments de l'individu et les rela-
tions extérieures, c'est-à-dire dans un déplacement sou-
dain de l'équilibre avec le milieu ambiant. Dans le second
cas, il y a désaccord lent entre l'être et le milieu dans
lequel il est placé, soit à cause d'une variation dans les
conditions d'existence, soit à cause d'une variation dans
l'être même, comme lorsque les organes vieillissent et
que l'assimilation est moindre que la désassimilation.
Dès que le mouvement de substitution est arrêté, les
molécules qui formaient les' tissus, en vertu même de ce
mouvement, se désagrègent, et le corps se décompose
s'il renferme certaines substances aqueuses. Il se con-
serve, au contraire, s'il n'en contient pas, ou peu, ainsi
qu'on l'observe pour certains êtres, les végétaux ligneux,
par exemple, et alors il se dessèche. Dans le premier cas,
la décomposition se déclare presque toujours chez l'ani-
mal, à moins que des causes accidentelles, telles que les
glaces ou la main de l'homme, ne viennent le conserver.
La destruction de l'organisme mort qui restitue aux
milieux ambiants, minéraux ou organiques, les matériaux
qui en procédaient, s'accomplit à l'aide d'un certain nom-
bre de phénomènes chimiques directs ou indirects : fer-
mentation et putréfaction. Dans son flux et son reflux
constants, la nature forme continuellement des êtres
qu'elle réabsorbe quand ils cessent de vivre, en créant de
nouveau avec leurs éléments de nouveaux êtres qui crois-
sent et se développent ; c'est ainsi que ce qu'on appelle
la matière va changeant successivement et indéfiniment
de forme. Pour donner la vie à des formes nouvelles, la
nature, dans son immense laboratoire, va dissolvant sans
cesse celles qu'elle a créées antérieurement. Nous allons
en mourant animer d'autres êtres, à la formation desquels
nous participons de nos restes.
Un homme cesse de vivre. Son corps froid, sans cir-
224 PARTIR PHILOSOPHIQUE.
culation, sans forces, sans mouvements, se décompose,
car c'est une loi que les atomes ne peuvent rester en
repos en continuant de former des composés aussi com-
plexes que ceux qui le constituent. Une fois qu'il est entré
en décomposition, ses éléments se dispersent, partie dans
l'atmosphère sous forme de gaz, et partie dans la terre
qui les absorbe ; ou bien ils se transforment en d'autres
êtres qui prennent naissance dans leur substance même.
Ils flottent à travers l'espace et saturent la terre, forment
la larve, alimentent l'herbe, se constituent en gluten dans
le grain de l'épi ou en chlorophylle dans la feuille de
l'arbre ; ils s'incorporent dans les muscles de l'oiseau
de proie, ils vont constituer les vésicules d'eau qui
réunies forment les nuages, ils errent avec le feu follet
pendant les chaudes nuits d'été, se changent en acide
azotique sous l'influence de l'éclair dans l'air ou en nitrate
à travers les roches poreuses ; c'est sous mille autres
formes encore que la nature se récupère du prêt qu'elle
nous a fait ; ainsi les atomes qui ont servi rentrent clans
la circulation universelle pour aller satisfaire aux néces-
sités d'une multitude de corps qui les attendent pour s'en
servir à leur tour, et qui les laisseront poursuivre leur
voyage de circulation indéfinie dès qu'ils en auront tiré
parti.
L'acide carbonique, l'eau, l'ammoniaque, les phos-
phates et les autres sels produits de notre décomposition,
tout retrouve son emploi direct. Le végétal absorbe le
gaz carbonique dont il s'assimile le carbone, qui va former
partie intégrante du tissu ligneux ; puis il nous renvoie
l'oxygène purifié, électrisé, lequel, en oxygénant le sang
d'autres êtres, leur communique la nouvelle force et la vie
qu'il nous a, en un autre temps, déjà données à nous-
mêmes. Absorbée par la terre, l'eau pénètre le végétal
et forme partie d'abord de sa sève, puis de ses tissus ;
évaporée dans l'atmosphère, elle erre à l'état vésicu-
leux en formant des nuages jusqu'à ce qu'elle s'épau-
LA VIE ET LA MORT. 225
che sous 'forme de pluie ou de grêle ; elle se dissout
dans l'air, puis elle se répand en rosée pour vivifier les
plantes desséchées par les ardeurs du soleil de la canicule ;
elle se précipite, refroidie subitement, en couches de
neige qui, en fondant sur la cime des montagnes, don-
nent ensuite naissance aux rivières et aux fontaines, et, en
arrosant la plaine, elle filtre à travers le sol et fait germer
les graines. L'eau que contient notre corps contribue donc
à l'éclosion des plantes, elle fait que l'arbre se couvre de
feuilles, que la fleur entr'ouvre ses pétales pour remplir
l'air au printemps de ses enivrants parfums. L'ammo-
niaque, évaporée et entraînée par les courants de l'atmos-
phère, demeure en solution jusqu'au moment où les
pluies et la rosée la précipitent sur la terre, ou bien elle
est directement absorbée par le sol. Elle se combine dans
l'un et l'autre cas avec l'acide crénique et apocrénique
de l'humus, et forme le crénate et l'apocrénate d'am-
moniaque, corps qui ont une composition analogue à l'al-
bumine. Le végétal, à l'aide de ses racines, absorbe ces
corps, se les assimile et les transforme en albumine
clans ses tissus. Les phosphates, les carbonates et les
autres sels qui font partie de notre corps sont, une fois
dans la terre, également absorbés par les plantes qui
y croissent, et c'est grâce à ces substances que les plantes
peuvent ensuite procurer à l'homme la nourriture qui
lui est indispensable.
La plante vit aux dépens de l'animal et de l'homme ;
elle transforme nos restes en éléments histogènes, qui
sont mangés par l'animal ; celui-ci, à son tour, convertit
ces éléments en tissus plus ou moins analogues aux nôtres ;
et nous, nous faisons notre nourriture et des plantes et de
ces tissus.
Telle est la loi fatale, inéluctable, nécessaire; nous de-
vons mourir et nous décomposer afin que ceux qui viennent
après nous puissent se former de nos dépouilles ; il n'y a
donc pas à regretter qu'il nous faille les leur abandonner.
13
2-26 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
Notre vie n'est qu'une lutte perpétuelle avec la nature ex-
térieure, à qui appartient le triomphe final. La question,
c'est de retarder le plus -possible ce triomphe, et de nous
servir de la nature pendant cette lutte, afin de léguer à
nos successeurs une organisation corporelle, intellectuelle
et morale plus parfaite.
De même qu'il nous fait vivre, l'air qui nous oxyde
finit par nous tuer. Ce qui produit en nous le mouvement
ascensionnel nous pousse aussi à descendre ; nous ne vi-
vons qu'en mourant. Celui-là vit mieux et prolonge da-
vantage son existence, qui sait mieux lutter avec la nature,
et qui sait, avec plus d'intelligence, se servir de ses élé-
ments à son plus grand profit, pour se protéger, pour se
fortifier, et pour les transformer en sa propre substance.
S'il se repose, si pour un seul instant il interrompt la
lutte, c'en est fait de lui, il est vaincu.
L'idée que l'on avait eue jusqu'ici de la mort était in-
complète; elle ne présentait qu'un seul aspect du phéno-
mène, un aspect isolé, et par suite, insuffisant.
Mourir ! ce n'est pas seulement disparaître ; c'est quel-
que chose de plus, c'est avoir été, et fournir des éléments
pour que d'autres puissent exister après nous. Qu'y a-t-il
donc d'horrible dans la mort? Normalement, l'individu
disparaît dès qu'il a accompli son évolution, dès qu'il a
donné tout ce qu'il pouvait donner, de même que la molé-
cule disparaît de l'organisme pour être remplacée par une
autre dès qu'elle a contribué à une fonction ; donc, c'est
d'abord notre vie, puis c'est la vie des autres, c'est-à-dire
encore et toujours la vie. Où donc est la mort? Etes-vous
affligés qu'il vienne un jour où vous cesserez d'être ? Mais
avez- vous cru par aventure que vous, êtres limités, vous
deviez être éternels? La crainte de la mort ne peut donc
être que la fine de notre égoïsme, qui nous empêche de
reconnaître c<-, que nous sommes et ce que nous représen-
tons dans le sein de la nature. La douleur d'abandonner
les personnes que l'on aime, celle de n'avoir pu mener à
LA VIE ET LA MOUT. 227
son terme une œuvre commencée, tout cela n'a rien de
commun avec l'horreur de la mort.
Mais, etl'àme? dira-t-on.
Xous traiterons cette question dans les deux chapitres
suivants. Dans le premier, nous affirmerons l'unité de
l'être humain, en montrant en quoi consiste ce qu'on
a appelé son âme ; nous verrons clans le deuxième son
prolongement, c'est-à-dire son action, qui dure plus que
l'individu, et nous démontrerons que, de même que la
nature nous recueille dans son sein, atome par atome,
de même l'Humanité nous recueille, acte par acte, et idée
par idée, en sorte que rien ne se perd ni dans le monde
physique, ni dans le monde intellectuel ou social.
II
DU CORPS ET DE L'AME
Qu'est-ce que l'Homme ? Est-ce un être simple ou un
être complexe ? Est-il formé d'une ou de deux substances?
Est-il un être à part dans la création, ou n'est-il, au con-
traire, qu'un des degrés de l'évolution organique? La
science et la philosophie, d'un commun accord, affirment
aujourd'hui l'unité de l'être humain, quant à sa nature ;
elles affirment aussi, en ce qui concerne son rang dans le
monde, qu'il est le terme supérieur actuel de la principale
des séries des êtres terrestres, c'est-à-dire le point le plus
élevé, atteint aujourd'hui par l'évolution de la branche la
plus parfaite de l'organisation sur la terre.
Nous n'ignorons pas que les théologiens frappent d'ana-
thème cette proposition, qu'ils tiennent pour hérétique, et
que les métaphysiciens la combattent comme matérialiste;
ils partent, à priori, les uns et les autres de la dualité des
substances. Mais le qualificatif que l'on donne à la chose
importe peu, car nous préférons, comme étant plus con-
solante et plus digne, la théorie qui, s'appuyant sur de
nombreuses données scientifiques, affirme que l'homme
va de l'instinct à la raison, de l'état inconscient au con-
scient, qu'il se perfectionne enfin de jour en jour, à celle
qui suppose que l'homme est déchu d'une perfection
presque divine, et qu'il tombe de dégénération en dégé-
nération jusqu'à la conclusion des siècles.
Les métaphysiciens et les théologiens affirment la dua-
lité de substances dans l'homme, qu'ils isolent du reste
des êtres qui composent la nature pour en faire un être
DU CORPS ET DE L'AME. 229
essentiellement distinct des autres. Nous ne réfuterons
pas les théologiens; ils partent de la foi et n'accordent
une valeur à la science que lorsqu'elle rend des jugements
forcés, conformément à un formulaire qu'ils ont préala-
blement préparé ; mais nous nous hasarderons à présenter
quelques observations aux métaphysiciens.
Supposons un instant que l'Homme soit composé de
deux substances distinctes. En observant dans la nature
les autres êtres animés, nous devons conclure logique-
ment qu'ils sont doubles aussi, ou, ce qui revient au même,
qu'ils sont composés d'un corps et d'une âme à l'égal de
l'Homme. Que l'on dresse une psychologie comparée, que
Ton soumette à l'analyse les facultés intellectuelles de
chaque type animal, de chaque classe, de chaque ordre, de
chaque famille, de chaque genre, et enfin de chaque espèce
et de leurs variétés, et l'on verra que les fonctions animi-
ques forment plusieurs séries parmi lesquelles une, entre
autres, si on la parcourt de bas en haut, nous conduira,
de degré en degré, jusqu'au sommet de l'intelligence hu-
maine. Nous voulons bien concéder encore, et c'est beau-
coup faire , que dans ces séries il existe des degrés, des
échelons. En conséquence, il faudrait admettre une infi-
nité de catégories d'àmes distinctes, disposées en séries et
en classes à l'égal des corps. Ces âmes peuvent être, com-
parativement à celle de l'Homme, dénature inférieure;
elles peuvent appartenir à des catégories différentes, mais
enfin, ce sont des âmes, et les êtres qui les possèdent sont
doubles, aussi bien que l'Homme lui-même. Il faudra, dans
ce cas, admettre un nombre indéfini d'âmes de toute es-
pèce, correspondant à toute espèce d'êtres organiques; ce
nombre augmentera sans cesse, et chaque jour il en fau-
dra de nouvelles pour les nouveaux corps qui viendront au
monde, tandis que la matière restera toujours la même,
puisque les corps se forment les uns avec la substance des
autres. Pais chaque catégorie d'âmes devra avoir son ju-
gement particulier, son châtiment et sa récompense, son
230 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
ciel et son enfer, selon le discernement et la liberté pro-
pres à chacune d'elles.
Si on ne peut pas admettre cette conséquence forcée,
si on ne peut se résigner à l'affirmation de cette cohue
d'âmes, alors la logique donne tort aux métaphysiciens,
et si l'on admet cependant les deux substances, on se pro-
nonce en faveur des panthéistes, qui supposent qu'un
même esprit anime tous les animaux, depuis l'infusoire
jusqu'à l'Homme, car ils ne sont tous que de la matière
et de l'esprit sous différents états d'organisation. Que les
métaphysiciens étudient et comparent les facultés intel-
lectuelles des divers animaux, et qu'ils voient ensuite s'ils
se sentent assez forts pour leur refuser ce qu'ils accordent
à l'Homme. S'ils refusent, ils divorcent avec les faits, et
n'ont plus aucun droit de revendiquer la réputation d'es-
prits sincères. S'ils accordent — pourquoi l'âme corres-
pond-elle à l'organisation, demanderons-nous, et pourquoi
progresse-t-elle avec elle? — s'ils accordent, nous voici en
plein panthéisme , où l'esprit et la matière coordonnés
évoluent et se perfectionnent à l'infini.
Plaçons-nous maintenant en face de la doctrine pan-
théiste. Le panthéisme n'a de faux que la dualité. S'il y a
dans le monde de l'esprit et de la matière, si, dans l'or-
ganisation, il existe des âmes et des corps, il est évident
que, depuis l'esprit simple, c'est-à-dire depuis la contrac-
tilité de la cellule, jusqu'à la conscience, il existe une ou
plusieurs séries d'âmes, simples états particuliers de la
grande âme universelle, comme il y a des séries de corps,
depuis la cellule jusqu'à l'Homme, formes accidentelles
de la substance du Monde. Telle est l'affirmation pan-
théiste, selon laquelle l'être, en mourant, restitue son
corps à la Nature et son esprit à Dieu, dont il participe.
Nous allons répondre à cette affirmation.
Auparavant, nous devons observer que les panthéistes
affirment, à priori, sans la démontrer, la dualité des
substances; c'est de cette hypothèse qu'ils font sortir tous
DU CORPS ET DE L'AME. 231
les développements auxquels ils se livrent. Ce sont de bons
logiciens dans leur système. Ils comprennent bien la
série, mais ils ne prouvent pas le point de départ, influen-
cés qu'ils sont encore par des principes avancés à priori
par les théologiens.
Ces affirmations d'esprit et de matière, de corps et
d'âme, sont des conceptions purement théologiques des
rapports simples ou complexes de tout ce qui existe.
Dans leur ignorance des procédés de la nature, les théo-
logiens ont considéré la phénoménalité comme procédant
d'une sorte de substance intérieure et subtile, Y esprit,
et ils ont appelé matière les relations plus grossières de
tout ce qui tombe sous le domaine des sens. C'est
ainsi qu'ils se figurèrent la nature comme composée d'une
part active et d'un substratum inerte, qui ne se meut qu'en
vertu de l'impulsion donnée par celle-là; c'est ainsi qu'ils
se représentent l'Homme. On fit une abstraction de son
fonctionnalisme supérieur, auquel on donna un nom
substantif, Y âme, puis on donna le nom de corps à tout
l'organisme ; et c'est ainsi que la fonction fut séparée de
l'organe, comme si elle n'en était pas la manière d'être.
Herbert Spencer et Tylor ont admirablement décrit com-
ment s'est formée l'idée del'âme chez les races primitives.
Le sommeil, le rêve, en faisant apparaître les images des
morts ou des vivants, ont provoqué chez ces races l'idée
d'un dualisme humain, et leur ont fait croire à un fantôme
qui habite en nous. Rien de plus naturel, d'ailleurs, que cette
théorie, car seule elle pouvait, à l'aurore des civilisations,
expliquer certains phénomènes psychologiques. En vertu
de causes analogues, les Grecs ont inventé le système
des ombres. A cette époque, on n'imaginait pas encore
l'âme telle que l'ont comprise bien plus tard nos métaphy-
siciens. L'idée qu'en ont eue ceux-ci germa en Grèce pen-
dant la décadence, comme nous l'avons déjà indiqué,
s'introduisit dans le christianisme, et fut définie par le
dogme.
232 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
La scolastique, au moyen âge, expliqua tout l'univers à
l'aide d'un système d'entités substantielles, mystérieuses
et voilées derrière chaque série de phénomènes, de même
que les théologies antiques l'avaient expliqué, à l'aide de
personnifications. Tout phénomène, tout acte, furent at-
tribués à des causes chimériques, Providence, Ame, Ame
végétative, Forces vitales, Energies, Archées, etc., agents
mystérieux, arbitres ne dépendant d'aucune loi, n'ayant
pas de relation fixe.
La science moderne a dissipé tous ces fantômes de l'in-
telligence. Elle affirme aujourd'hui, après avoir observé
les rapports universels des choses, l'unité de la nature; et
cette unité se résout en mouvement. Tout ce qui produit
une impression sur nos sens, tout ce qui arrive à notre
intelligence, tout ce qui peut être connu, n'est en dernière
analyse que du mouvement. La pensée elle-même étant
du mouvement ne peut pondérer que des mouvements.
La chaleur, la lumière, l'électricité, le son, la résistance,
ne sont que des mouvements, ainsi que l'ont prouvé les
physiciens les plus éminents. U étendue ne se présente à
nous que comme une qualité du mouvement, la coexis-
tence^). La conception du mouvement implique celles de
coexistence et de séquence. C'est de la coexistence que nait
le concept de l'étendue.
La successivité ou la séquence est la qualité essentielle
du mouvement, et elle donne naissance, à son tour, au
concept de la durée. Séquence et coexistence, étendue et
durée , ou leurs concepts contingents, temps et espace,
sont les deux qualités ou conditions du mouvement. Or,
tout ce qui a été considéré au point de vue de l'étendue,
c'est-à-dire de la coexistence, faisant abstraction des mou-
vements qui coexistent, chaleur, couleur, résistance, etc.,
a été appelé corps ou matière ;et tout ce qui a été étudié au
(1) On peut définir l'étendue comme la coexistence des résistances,
c'est-à-dire des mouvements opposés à nos courants nerveux.
DU CORPS ET DE L'AME. 233
point de vue de la successivité du mouvement, a été appelé
force, esprit, âme, etc. Ainsi, tout ce qui est aujourd'hui
connu dans la science sous le nom substantif de force,
par pure convenance du langage où il est improprement
employé comme sujet, n'est qu'un sujet verbal qui n'a,
comme entité agissante, d'autre existence réelle que dans
la grammaire ; ce n'est qu'un mot qui veut exprimer un
rapport. La force n'est que cette particularité qu'a un fait
d'être constamment suivi d'un autre fait. Ainsi cette parti-
cularité, comptée pour l'esprit comme une entité distincte
des faits, fut considérée comme facteur et comme cause
de ces faits, grâce à une impropriété du langage, et on en
fit la cause hypothétique du mouvement. Plusieurs savants
la considèrent encore ainsi.
Il en est de même pour ce que l'on appelle matière.
Lorsque nous considérons la matière, lorsque nous l'ana-
lysons, qu'y trouvons-nous? [Nous y trouvons ce qu'on
appelle l'attraction moléculaire et la gravitation, c'est-
à-dire du mouvement; la lumière propre, du mouvement;
la lumière réfléchie ou la couleur, c'est-à-dire encore du
mouvement ; la réfraction, aussi du mouvement ; la cha-
leur, encore du mouvement; l'impénétrabilité, c'est-à-dire
l'étendue appliquée à la résistance, n'est en somme qu'un
mouvement de répulsion ; et ainsi de suite. Les savants les
plus éminents et les plus profonds, quand ils considèrent
les atomes, ne considèrent que des points géométriques,
c'est-à-dire une hypothèse. D'autres les considèrent comme
étant des centres de mouvement. C'est ainsi qu'il ne nous
reste, en réalité, que des mouvements, c'est-à-dire des rela-
tions simultanées et successives. Qu'il y ait quelque chose
sous le mouvement, que la relation suppose des termes pre-
miers qui ne soient pas d'autres relations, que ce substra-
tum de la phénoménalité existe, c'est ce que la philosophie,
s'appuyant sur la science, ne saurait affirmer; bien plus,
c'est ce qu'elle n'affirmera ni ne niera jamais, parce que
tout ceci n'est pas du domaine de l'observation ni de l'ex-
234 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
périence (1). L'admission gratuite de l'hypothèse d'un
absolu, même celle d'un inconnaissable, ne nous explique
rien ; elle ajoute, au contraire, de nouvelles difficultés au
problème scientifique, qui ne se compose que de relations,
puisque toute connaissance n'est qu'une relation plus ou
moins complexe, appréciée par nous. Mais on objectera
que le mouvement suppose un objet qui se meut. Ceci est
tout simplement une erreur de calcul dont la routine est
responsable ; c'est une faute de dialectique dans le genre
du pas d'effet sans cause.
En ce qui touche la successivité des choses, on dit qu'il
n'y a pas d'effet sans cause, résultat de l'observation
que, dans l'univers, on ne peut apprécier que des phéno-
mènes qui en engendrent d'autres, et qui, à leur tour, ont
(I) Nous écrivions ceci en 1870. Plus tard nous est parvenue la tra-
duction de l'œuvre importante d'Herbert Spencer, les Premiers Principes;
or, comme la démonstration de l'impossibilité de connaître Yen soi des
choses ressemblait assez à la nôtre et se trouvait développée d'une ma-
nière plus complète, nous avons supprimé nos remarques; nous ren-
voyons donc le lecteur à la première partie, troisième chapitre dudit
ouvrage.
Quant aux conclusions de Spencer, sur le connaissable, nous regret-
tons de ne pouvoir nous y associer. (Voir, 2e partie, chap. 111.)
Spencer soutient que nous ne connaissons la matière que par des ex-
périences de force. « Nous concevons la Matière comme des positions
coexistantes qui opposent de la résistance : » de sorte qu'elle ne parvient
à la conscience que comme coexistence de mouvements que nous per-
cevons par la transmission des sens; la résistance d'un corps n'est que
le résultat d'un mouvement contraire au mouvement musculaire que nous
lui opposons. Une partie du mouvement qui résiste au mouvement mus-
culaire se transforme en courant nerveux en se communiquant aux
nerfs sensitifs, et en sensation de résistance en parvenant au cerveau.
Selon sa propre affirmation, on ne peut trouver, en dernière analyse,
que du mouvement dans la Matière.
Mais Spencer essaye de résoudre le mouvement même en un élément
plus simple : la Force. La force musculaire dont il fait mention, cause
du mouvement des parties de notre organisme, qui, d'après lui, est
la première qui se présente à la conscience, et qui, en se transfor-
mant en sensation, nous fournit l'idée de mouvement ; cette force n'est
DU CORPS ET DE L'AME. 23b
été engendrés par ceux qui les ont précédés ; mais ce raison-
nement, qui est vrai pour le cas particulier, est dépourvu
de sens si on l'étend à la série, que notre intelligence ne
peut jamais embrasser tout entière.
Il en est de même en ce qui touche la coexistence, lors-
que Ton suppose que le mouvement implique une sub-
stance qui se meut. Cette supposition est exacte lorsqu'il
s'agit d'un phénomène ou d'un groupe de phénomènes en
particulier, mais non pas lorsqu'il s'agit du mouvement
en général, car, puisque nous ne percevons le mouvement
que dans l'univers, c'est-cà-dire dans des cas particuliers,
nous ne pouvons savoir si ces mouvements, qui coexistent
et se succèdent, sont, au fond, un accident ou une mani-
festation de quelque chose qui n'est pas du mouvement.
En considérant le mouvement et l'objet en mouvement,
nous ne faisons qu'une abstraction de l'un des mouve-
qu'un mouvement mécanique provenant du mouvement chimique de Ja
combinaison des éléments qui forment les tissus. La force ne se pré-
sente à notre conscience que comme l'intensité du mouvement pondéré
par l'impression que nous causent ses effets directs sur nous ou sur
d'autres êtres ou objets. Ainsi Yirréductible c'est le mouvement, car ce
que nous appelons force n'est que l'impression d'intensité que le mou-
vement fait arriver jusqu'à notre conscience, et que l'intelligence réduit
en formule abstraite. Il est si vrai que le mouvement est indécomposable,
que, si nous voulons le décomposer, c'est-à-dire en dégager les diffé-
rentes intensités qui se présentent à notre conscience simultanément ou
successivement, nous n'y pouvons réussir, puisqu'une intensité cesse
d'être si elle n'est précédée ou accompagnée d'une autre; elle n'est telle,
en effet, que par sa relation. En disant qu'elle est telle, nous entendons
dire en nous, car nous ne pouvons rien affirmer sur la phénomén alité
que lorsqu'elle parvient en nous et qu'elle s'y modifie. Ainsi, nous ne
percevrions pas l'intensité du mouvement si nous n'en percevions en
même temps, ou n'en avions auparavant perçu une autre différente.
Par sa propre manière d'être, notre esprit ne peut percevoir que la dua-
lité dans le phénomène, car nous ne pouvons connaître que la relation
des choses, ainsi que le démontre Spencer lui-même.
Donc, concevoir la force abstraite comme élément primordial du mou-
vement, c'est diviser l'indivisible, c'est vouloir trouver l'élément de la
relation dans la relation elle-même en la partageant en deux parties.
230 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
ments ou do l'une des relations qui coexistent dans un
ensemble, et nous appelons le reste, objet en mouve-
ment. Ainsi, dans un fragment de cuivre chaud, la chaleur
n'est autre chose qu'un mouvement qui coexiste en lui
avec tous ceux qui, en impressionnant notre esprit par
l'entremise des sens, nous donnent la notion du cuivre :
tels sont la couleur, l'électricité, le poids spécifique, le
son, la résistance ou la dureté, etc., après lesquels il
ne reste plus rien. La manière dont s'accomplit ce mou-
vement en coexistence avec les autres est ce que nous
appelons conductibilité calorique du cuivre. Si c'est la
couleur que nous considérons, nous faisons une opération
intellectuelle analogue. Si ces mouvements convergent
avec d'autres, et s'ils produisent une résultante, nous ap-
pelons ce phénomène combinaison chimique, et nous di-
sons qu'il en résulte un corps nouveau, puisqu'il en ré-
sulte de nouveaux mouvements coexistants. Ainsi le mot
corps signifie un ensemble de mouvements, et, comme
le mot force, ne s'emploie que par pure commodité de
langage (1).
La dualité de substances ou d'essences est une idée qui
n'a plus cours dans la science. Nous ne devons enten-
dre par là que la considération de la nature, sous doux
aspects, comme une simple question de méthode pour
l'étude.
Après avoir formulé l'unité de la nature, nous allons
essayer de réduire en une synthèse commune l'antinomie
de corps et d'âme. Logiquement, il ne serait pas néces-
saire de démontrer celle-ci après avoir démontré l'au-
tre; mais comme c'est justement le terrain sur lequel on
élève toutes sortes d'objections contre la théorie moniste
et en faveur du dualisme, puisque les fonctions intellec-
(1) Si on nous dit que l'on a imaginé les atomes de la matière ou
ceux de l'éther comme substratum de la force ou du mouvement pour
la commodité de la science, nous sommes prêts à admettre cette suppo-
sition, mais à titre de simple hypothèse.
DU CORPS ET DE L'AME. 237
tuelles de l'Homme, à cause de la complexité sérielle de
leurs phénomènes, ont fourni l'occasion, à ceux qui ont
voulu les expliquer sans une suffisante observation, de
supposer une entité agissante, un sujet interne, nous nous
appliquerons à démontrer que, pour la science, l'âme
n'est qu'une fonction de ce qu'on appelle le corps.
L'âme, c'est-à-dire l'ensemble des fonctions que l'on
désigne sous ce nom, est en rapport avec l'organisation
du corps, et elle est d'autant plus parfaite que le corps l'est
davantage. C'est une loi aujourd'hui parfaitement démon-
trée par la science. Il existe une série d'animations, depuis
la simple contractilité jusqu'à la pensée d'une intelligence
éclairée, qui sont la propriété caractéristique d'une série
d'organisations, depuis la cellule jusqu'à l'Homme le plus
civilisé. Ainsi peut s'établir une longue série de degrés de
spontanéité dans le règne animal, à partir des êtres qui
n'ont pas même un système musculaire distinct du sys-
tème nerveux, et qui ne constituent qu'une portion de
protoplasma, jusqu'à ceux qui ont les deux systèmes très-
perfectionnés, et chez lesquels cette spontanéité se mo-
difie profondément par la réflexion. On peut établir ainsi
un système d'anatomie, de physiologie et de psychologie
parallèles et comparées, et en déduire que l'âme se per-
fectionne toujours en raison directe de l'organisation.
Le même rapport qui s'observe entre l'organisation
ascendante et le développement des facultés animiques,
se manifeste entre les divers degrés de perfection orga-
nique et intellectuelle parmi les individus d'un même type,
surtout dans le type humain où la divergence est plus
considérable entre les individus (1). En faisant même ab-
traction d'autres arguments basés sur des faits physiolo-
giques et pathologiques en relation avec des actes psycho-
logiques, il en résulte la croyance que l'âme est une fonction
(I) Aujourd'hui on a démontré que plus un groupe est parfait plus les
individus qui le composent sont divergents, car le progrès c'est la diffé-
renciation. Voir II Spencer, Essai sur le progrès.
238 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
de la substance nerveuse, si l'on entend par âme l'ensem-
ble des fonctions intellectuelles et affectives, avec leurs
moyens d'acquisition et de réflexion des impressions et
ceux d'émission des actions réflexes ou réfléchies, c'est-
à-dire les mouvements afférents , et sa conversion en
mouvements efférents.
Le groupe supérieur de ces fonctions, des fonctions in-
tellectuelles et affectives, plus ou moins simples ou plus
ou moins élevées, comme les facultés de sentir, de se
rappeler, de penser, de vouloir, d'agir et d'avoir con-
science, réside dans le cerveau. Ces facultés sont en raison
directe de la complication et de l'irrégularité des cir-
convolutions, de la grosseur de la couche de la substance
grise, de sa forme générale, de sa structure intime, de sa
composition chimique, de son poids et de son volume
comparativement au corps, et de la rapidité de la circula-
tion, c'est-à-dire de la substitution des molécules. Toutes
les données fournies par la physiologie et l'anatomie com-
parées du cerveau et par la zoochimie, en relation avec
des phénomènes psychiques, attestent cette loi.
En ce qui touche leur structure et leur organisation,
les animaux qui ne possèdent pas un véritable cerveau,
ou qui l'ont très-rudimentaire, exécutent des fonctions
plus inférieures, et ont des instincts plus simples que
ceux qui ont un cerveau plus compliqué. lien est de même
des animaux qui ont des ganglions au lieu de cerveau.
Par cela même, on voit que la plus grande complica-
tion des tissus cérébraux et le plus grand nombre de
circonvolutions correspondent toujours à des animaux
domestiqués ou reconnus de tout temps comme intelli-
gents, tels que le chien, l'éléphant, le singe, le perroquet,
le dauphin, le mouton, le cheval, le bœuf, etc. De là, Bi-
bra, Valentin et autres physiologistes ont déduit la loi
suivante : « L'âme décroît à mesure que les circonvolu-
tions du cerveau diminuent. » De plus, ces savants ont
observé que, parmi les cerveaux de poids et de volume
DU COUPS ET DE L'AME. 239
égaux, ceux qui ont les anfractuosités et les circonvolu-
tions plus nombreuses et plus irrégulières appartiennent
auxhomnies les plus intelligents.
Pourtant cette loi se modifie selon la quantité de sub-
stance grise, dont le volume est toujours plus accentué
dans les cerveaux d'individus qui ont les fonctions
intellectuelles mieux organisées, ainsi qu'il résulte des
travaux anatomiques de Geist, de Mosso, d'Hoffmann,
de Bibra et autres anatomistes célèbres.
Le développement des lobes frontaux est en raison di-
recte de la supériorité des facultés intellectuelles, ainsi
que la position de la partie postérieure du cerveau qui
recouvre le cervelet, bien entendu comme pour les autres
cas, à égalité de circonstances.
Ainsi, tous les cerveaux de sauvages ou d'idiots ont les
lobes frontaux peu développés. L'abbé Frère, de Paris, a
prouvé, après un grand nombre d'expériences et de re-
cherches, que les progrès de la civilisation ont eu pour
résultat d'élever la partie antérieure du crâne, et d'en apla-
tir la partie occipitale (1). Il est si positif que l'intelligence
est en raison directe de la complication de la structure de
l'organe qui accomplit les fonctions intellectuelles, qu'il
existe des insectes qui ont des instincts tels, que l'on pour-
rait bien les appeler des facultés, et qui laissent derrière
eux, au point de vue des fonctions animiques, bien des
vertébrés, comme par exemple la majeure partie des pois-
sons. Or, les anatomistes les plus distingués ont prouvé
que les ganglions de ces insectes sont beaucoup plus par-
faits que les cerveaux des vertébrés en question (2).
Parmi les cerveaux d'hommes éminents, on peut signa-
ler celui de Beethoven. Wagner, qui l'examina, dit dans
son rapport « qu'il avait les circonvolutions cérébrales
(1) Voir Abendroth, Origen del Hombre seijun la Tcoria descensional,
Barcelona, 187 i.
(2) Voir les travaux de Gegenbaur, Analomie comparée, et Darwin,
la Dcfccn lance de l'homme.
040 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
plus profondes et plus compliquées du double que la gé-
néralité des autres hommes ».
Rien que par là, le cerveau témoigne de la loi univer-
selle du rapport qui existe entre les organismes et l'ac-
complissement de leurs fonctions.
Dans son Dictionnaire de médecine, Littré affirme que
l'on rencontre, dans tous les cas de délire chronique ou
aigu, des lésions dans la structure intime de l'encéphale
(voir Folie, Dictionnaire de Littré et Robin). L'inspection
anatomique, à simple vue, ne permet cependant pas, dans
certains cas, de constater des lésions. En conséquence,
on a affirmé à la légère que l'aliénation mentale peut
parfaitement exister en l'absence de toute lésion. Mais,
aujourd'hui, avec le perfectionnement du microscope,
cette affirmation n'est plus soutenable ; l'analyse de la
substance cérébrale d'un fou, soigneusement pratiquée
à l'aide de cet instrument, donne toujours pour résultat
la découverte d'une lésion ou d'une altération clans la
masse encéphalique. On pourra en trouver la preuve dans
les comptes rendus des recherches sur des cervaux d'alié-
nés faites en Allemagne par Reindfleisch.
Quanta la composition du cerveau, on a observé que le
cerveau du fœtus contient moins de graisse que celui de
l'enfant, et celui de l'enfant moins que celui de l'homme.
Bibra a démontré que la graisse cérébrale s'accroît avec
le développement du cerveau. Schlossberger a confirmé
cette démonstration. Pour preuve que la graisse est né-
cessaire au mécanisme des fonctions intellectuelles, il
suffit d'observer que les animaux, en y comprenant
l'Homme, qui restent trop longtemps sans manger, per-
dent leur graisse cérébrale en moindre quantité que les
autres éléments histogènes, et la graisse du corps avec
plus de rapidité, au contraire, comme si le cerveau résis-
tait à cette déperdition. Ce qui indique que si la graisse
du cerveau éprouve des diminutions moindres, ce n'est
pas qu'elle se consume en moindre quantité que les autres
du corps et de l'ame. 2n
éléments, mais qu'elle se renouvelle avec plus de conti-
nuité, le cerveau se nourrissant aux dépens du reste de
l'organisme.
Ce rapport de l'augmentation de la graisse cérébrale,
selon l'organisation, s'observe aussi dans les vertébrés,
chez lesquels elle se manifeste toujours en proportion -de
l'élévation des facultés, de même que chez l'homme.
Nous mentionnerons ici que la graisse cérébrale con-
tient de l'acide phosphoglycérique, dont la présence a fait
dire à Moleschott après Bibra : « Sans phosphore, point
de pensée ! »
On trouve une aulre preuve de l'influence exercée par
la composition chimique du cerveau sur les facultés in-
tellectuelles dans cette remarque, que les hommes qui
souffrent d'une affection dont la cause réside dans l'alté-
ration du sang, éprouvent des troubles dans leurs actes
psychologiques. Il arrive à. ces hommes à peu près ce qui
arrive à ceux qui se nourrissent mal et peu ; ceux-ci sont,
en effet, plus irritables, ils deviennent visionnaires, ils
ne peuvent supporter les fatigues de l'esprit avec autant
de facilité que ceux qui se nourrissent mieux. Cet état a
pour cause la pauvreté des éléments histogéniques du
sang, et il se manifeste aussi, par conséquent, chez les
sujets dont l'appauvrissement du sang et la faiblesse du
cerveau proviennent d'hémorrhagies, de pertes sémi-
nales, etc.
Le docteur Weschsmuth a prouvé que les troubles ap-
portés dans la composition chimique normale du cerveau
produisent tous de graves perturbations des fonctions
intellectuelles. A ce phénomène sont dues les modifica-
tions apportées par certains médicaments et certaines
substances alimentaires dans les fonctions psychiques. La
vieillesse amène la pauvreté du sang et fait perdre la mé-
moire; les empoisonnements troublent la pensée. On con-
naît parfaitement les effets de l'opium, du thé, du café, de
l'alcool, de la mandragore, du stramonium, de la valé-
16
242 PARTIE PHILOSOPHIQUES
riane, etc., effets dus à l'altération delà composition chi-
mique du sang.
Examinons maintenant le poids du cerveau et son
volume, c'est-à-dire sa densité.
Le cerveau de l'Homme est relativement beaucoup plus
gros que celui des animaux. Dans l'espèce humaine, à éga-
lité de circonstances, un cerveau compacte, lourd et bien
développé, indique toujours de bonnes dispositions intel-
lectuelles. Le poids normal du cerveau humain est de 3 li-
vres à 3 livres et demie ; il peut descendre, chez un idiot,
à 1 ou 2 livres, tandis qu'il est très-volumineux et très-
pesant chez quelques grands hommes. Ainsi, le cer-
veau de Cuvier pesait 4 livres; celui de Schiller est,
selon Broca, le plus grand de tous ceux qui ont été me-
surés ; le poids de ceux de Dupuytren et de lord Byron
était considérable aussi. Hoffmann a observé que le
cerveau des femmes est en moyenne de 2 onces plus léger
que celui des hommes. Laurent, sur deux mille tètes qu'il
a mesurées, a trouvé que le diamètre de la circonférence
était moindre chez les femmes.
Malgré ces observations, la grosseur du cerveau n'est
pas le caractère le plus essentiel pour l'indication du degré
d'intelligence, car il s'est trouvé de très-grands hommes
qui n'ont eu qu'un cerveau relativement très-petit. Le ca-
ractère qui ne trompe presque jamais, c'est la disposi-
tion générale, et ce qui le révèle toujours, c'est la structure
de la couche grise. Nous devons pourtant faire remarquer
que la science n'est pas aussi avancée qu'il serait dési-
rable dans la question de l'anatomie et de la physiologie
cérébrales, car les études sur cet organe, et surtout sur sa
structure intime, ont été à peu près négligées jusque dans
ces dernières années.
« Selon les calculs de Davv, dit le docteur Abendroth
dans son livre De l'origine de l Homme, la capacité propor-
tionnelle du crâne chez les Européens est de 92,3 pouces
cubes: chez les Américains, de 87,5; chez les Asia-
DU CORPS ET DE L'AME: 243
tiques, de 87, 1 ; chez les Océaniens, de 84 ; et chez les
races nègres de l'Afrique, elle descend à 75, suivant
Duchaillou. »
Il résulte des expériences faites parBrocaen France, et
par Prichard en Angleterre, que la capacité crânienne,
pendant le moyen âge, époque intellectuellement infé-
rieure de toutes manières à la nôtre, était moindre qu'elle
n'est aujourd'hui. Le rapport entre les crânes du dou-
zième siècle et ceux de notre époque est connu, 713 à 743.
(Voir les Mémoires d anthropologie de Paul Broca, et Pri-
chard, Phys. of Mankind.)
Le cerveau diminue chez les animaux à mesure que l'on
descend la série ; ainsi, il est très-petit chez les amphibies
et les poissons. Le cerveau humain est plus volumineux
que celui de tout autre animal, et si celui de l'éléphant,
par exemple, offre plus de masse, l'anomalie provient
uniquement de l'épaisseur et du nombre des cordons ner-
veux qui s'y réunissent. Les parties du cerveau qui prési-
dent aux fonctions de la pensée sont, en effet, plus grandes
chez l'homme que chez les autres animaux. Sœmmering
affirme, en vertu des résultats d'un grand nombre de
dissections pratiquées chez des animaux vertébrés et ap-
partenant à divers degrés de la série, que le cerveau chez
l'homme, comparé à la masse des nerfs céphaliques, est
plus grand que chez n'importe quel autre animal.
Les lobes cérébraux de chaque individu, affirme Vulpian,
croissent à mesure que l'intelligence se développe. D'autres
anatomistes affirment avec le même auteur que l'encé-
phale de l'homme est celui, parmi tous ceux des autres ani-
maux, qui a les plus grandes dimensions, relativement
à la masse du corps.
Si l'on évalue la superficie des circonvolutions, il n'est
pas de cerveau d'animal comparable en superficie à celui
de l'homme, et la grande différence qui existe entre celui
du savant et celui de l'ignorant prouve que la su-
perficie est en raison directe de la perfection, bien que
2U PARTIE PHILOSOPHIQUE.
l'ignorant puisse avoir un cerveau plus volumineux.
De plus, il faut, suivant Yulpian, tenir compte de la
quantité de substance grise relativement à la substance
blanche, de celle des cellules et de leur forme, du nombre
des ramifications, de la substance granuleuse interposée
entre les cellules, de la richesse vasculaire, etc., etc. ; car
le volume et le poids de la partie d'organisme propre à la
formation de la pensée sont toujours en rapport avec ces
données.
D'après Littré, on constate toujours chez les aliénés qui
meurent à l'hôpital une diminution notable clans la masse
cérébrale, laquelle peut descendre jusqu'à 148 grammes. A
l'appui de cette constatation, P. Broca, dans son mémoire
sur le Volume et la Forme du 'cerveau selon les individus et
selon les races, fait observer qu'à mesure que l'animal s'é-
lève dans l'échelle zoologique, la substance grise, consti-
tuant la partie extérieure du cerveau, augmente en protu-
bérances et en anfractuosités qui la rident et forment des
circonvolutions. « Tout cerveau, dit-il, au-dessous d'un
certain poids et d'un certain volume, a nécessairement
appartenu à un individu atteint d'imbécillité, » et, com-
parant l'ensemble des diverses races humaines, il ajoute :
« le volume de l'encéphale est en raison directe du degré
d'intelligence. »
Envisageons la circulation du sang dans le cerveau, la-
quelle produit la substitution des molécules.
Le cerveau est un organe qui, chez l'homme, reçoit, en
un temps donné, une quantité de sang, que l'on peut
évaluer au cinquième de la circulation totale. Cette condi-
tion indique une très-grande activité de l'organe.
D'après tous les physiologistes modernes, la vie du cer-
veau— comme celle des autres organes — est en raison di-
recte de la rapidité de la circulation qu'il reçoit, car plus
un organe fonctionne, plus la réparation des pertes qu'il
subit doit être rapide. On peut donc affirmer que la circu-
lation ne fournit la mesure que de l'intensité des fonctions
DU COUPS ET DE L'AME. 245
cérébrales, et non celle de leur qualité ou de leur exten-
sion. Ainsi, les hommes qui ont le cou court sont plus
passionnés; lorsque se produit une syncope, le sang
se portant en petite quantité au cerveau, occasionne la
perte de la connaissance.
Le cerveau des décapités ne meurt que lorsqu'il a perdu
tout son sang, ainsi que l'affirme Moleschott, en vertu
d'expériences faites sur des animaux. Par la compression
de la veine jugulaire, on peut, en certains cas, faire cesser
les accès de folie, et, d'après les expériences de Fleming,
on provoque, par la même compression, le sommeil avec
des songes fiévreux chez les individus bien portants ; ce
qui prouve que les fonctions cérébrales s'affaiblissent ou
s'exaltent en raison directe des actions physiques ou mé-
caniques exercées sur le cerveau.
En résumé, l'on peut dire que le cerveau est plus grand,
plus compacte, qu'il contient plus de substance grise, que
sa structure est plus compliquée, que la partie frontale est
plus développée, la substitution des molécules plus rapide
chez l'homme que chez les autres animaux, et, dans l'hu-
manité, plus chez l'enfant que chez le fœtus, plus chez
l'homme que chez l'enfant, plus dans le genre masculin
que dans le genre féminin, plus chez le blanc que chez le
jaune, plus chez le jaune que chez le noir, plus chez le
savant que chez l'ignorant, plus enfin chez l'ignorant que
chez l'idiot.
Toutes ces données, fournies par la physiologie, la pa-
thologie et la chimie, nous servent à formuler la loi de la
dépendance des phénomènes intellectuels du grand centre
nerveux, nous indiquent clairement que ce que l'on a ap-
pelé l'âme n'est qu'une fonction du système nerveux,
fonction d'autant plus élevée que l'organisation est plus
parfaite. Le cerveau est donc le centre des fonctions ani-
miques de môme que les nerfs sont les moyens de trans-
mission et les muscles ceux d'exécution. D'ailleurs, outre
ces données, relatives à l'organisation du cerveau, les
246 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
données suivantes, qui se rapportent spécialement au
fonctionnement du système nerveux cérébral, viennent à
l'appui de ces assertions.
Suivant Flourens, Valentin et autres expérimentateurs,
on observe, avec la mutilation partielle du cerveau, la di-
minution, surtout en puissance, de diverses facultés.
Les physiologistes savent bien que tout acte volontaire
proprement dit, c'est-à-dire tout acte intentionnel, cesse
par l'ablation des hémisphères cérébraux. Taine, en s'ap-
puyant sur Broca, fait remarquer que tout animal qui peut
supporter la section des lobes cérébraux vit dépourvu de
toute intelligence ; il reçoit des impressions, il exécute des
mouvements, il mange et se nourrit, mais comme s'il
dormait, la faculté de rêver en moins.
Yulpian croit pouvoir déduire de ses études anatomico-
physiologiques que les phénomènes instinctifs, et surtout
ceux qui se rapportent à la fonction de la nutrition, procè-
dent des corps striés et des couches optiques. Le même
auteur affirme que la perversion des facultés affectives est
ordinairement le résultat de lésions cérébrales.
Les phénomènes de l'émotion résident dans la protubé-
rance annulaire et dans le bulbe rachidien.
Tous les processus intellectuels proprement dits, selon
tous les physiologistes modernes, se produisent dans la
substance corticale grise, ainsi que l'ont affirmé anté-
rieurement Willis et Vieussens.
Les lésions du cervelet, des corps striés, des couches
optiques et de la substance blanche des hémisphères,
ne déterminent pas de troubles marqués dans les fonc-
tions intellectuelles. Les altérations de la substance grise
sont celles qui engendrent nécessairement la faiblesse ou
l'exaltation de ces fonctions. Dans tous les cas de folie,
on reconnaît une excitation morbide de la substance grise.
Les phénomènes des passions se produisent de même dans
le cerveau, ainsi que l'affirment Vulpian, Claude Bernard
et autres ; seulement, ils réagissent sur d'autres organes
DU CORPS ET DE L'AME. 247
par l'intermédiaire des nerfs et principalement par le grand
sympathique et le pneumogastrique, qui communiquent à
leur tour au cerveau l'impression qu'ils reçoivent, de sorte
que ces savants ne se trompent pas en disant que le cer-
veau est le siège des passions.
« Ainsi, dit Yulpian, les émotions morales, les cha-
grins, les inclinations, les passions, tous ces phénomènes
ont pour origine une modification de la substance grise
cérébrale. La modification est tantôt instantanée, elle naît
d'un coup et s'évanouit rapidement, constituant alors
une émotion ; tantôt elle est plus ou moins durable et
constitue les inclinations, les chagrins et les passions. »
Il ajoute : « C'est dans la substance grise que se forment
les idées et que se gravent les souvenirs. Par elle se for-
ment d'aussi merveilleuses opérations que l'attention,
la réflexion, la conception, le jugement, le raisonne-
ment, etc. De cette subtance émanent toutes les voli-
tions. »
La mémoire, selon toutes les données physiologiques,
n'est que la reproduction d'une vibration subie par le cer-
veau sous l'empire de l'impression d'un mouvement exté-
rieur à lui-même. L'impression peut être évoquée ou re-
produite à la réception par le cerveau d'un mouvement
égal à un autre, avec lequel la première impression a été
liée ; c'est ainsi que si nous respirons de l'essence de roses,
nous pouvons nous rappeler l'impression de la couleur et
delà forme de la rose, car nous l'avons reçue, la pre-
mière fois, unie à ces autres impressions.
Les éléments de la substance grise du cerveau n'entrent
pas spontanément en activité ;_il faut l'intervention d'une
excitation initiale, et celle-ci est ordinairement détermi-
née parles sensations actuelles qui engendrent des idées,
ou des modifications partielles ou générales de la circula-
tion cérébrale. Une fois mise en activité, la substance
corticale possède la merveilleuse faculté d'évoquer, avec
leurs rapports réciproques, les idées antérieurement for-
2î8 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
taées, et alors peuvent se développer tous les processus de
l'innervation cérébrale, avec le degré d'activité et la di-
rection que leur communiquent la disposition héréditaire
ou les habitudes qu'imprime l'éducation.
M. Longet fait observer que, lorsque survient une lésion
dans un hémisphère, et que l'on parvient à la guérir com-
plètement, il n'en résulte pas de dérangements cérébraux;
mais il subsiste toujours une plus grande fatigue dans les
opérations intellectuelles.
« Tous les organes, à l'exception du cerveau, dit Mùel-
ler, peuvent sortir lentement du cercle de l'économie ani-
male ou mourir en peu de temps, sans que les facultés de
l'âme subissent aucune modification. C'est le contraire
avec le cerveau. Toute perturbation lente ou soudaine de
ses fonctions change d'une manière égale les aptitudes
intellectuelles. »
L'inflammation de cet organe, et même celle de ses mem-
branes protectrices, se manifeste toujours avec du délire
à l'origine et de la stupeur à la fin. Dans le délire de l'ané-
mie et dans celui de la méningite, il survient, en plus des
modifications dans l'état normal de réplétion des vaisseaux
et des cours du sang, des changements bien notables, as-
surément, dans la structure des cellules nerveuses obser-
vées au microscope. Ces changements ressemblent à ceux
que produisent le délire occasionné par l'alcool ou l'em-
poisonnement par la strychnine.
Une pression, exercée sur le cerveau proprement dit,
produit toujours du délire ou de la stupeur, selon qu'elle a
lieu avec ou sans irritation. Le résultat est le même, que
la pression provienne de la fracture d'un os, de la pré-
sence d'un corps étranger, de la sérosité du sang ou du
pus. Les mêmes causes, suivant l'endroit où s'exerce l'ac-
tion, entraînent avec elle la perte du mouvement volon-
taire et de la mémoire. Du moment que cesse la pression,
du moment qu'on enlève l'esquille, la connaissance et la
mémoire reviennent. On a même vu des malades qui ont
DU CORPS ET DE L'AME. 249
recouvré la série des idées au point précis où la lésion les
avait interrompues.
Vidal dit, dans sa Pathologie externe : « D'habitude on
perd l'intelligence après une commotion cérébrale. L'ou-
bli complet de quelque langue étrangère est un des effets
les plus communs de la commotion ; les malades ne se
souviennent plus des circonstances qui ont présidé à leur
accident. Dans certains cas, les malades ne peuvent se ser-
vir du mot propre à exprimer leurs idées ; leur jugement
s'affaiblit très-souvent. »
Taine s'exprime ainsi dans son livre De l Intelligence :
« L'altération des lobes cérébraux a pour contre-coup l'al-
tération proportionnée de nos images. S'ils deviennent
impropres à tel système d'actions, tel système d'images
et, partant, tel groupe d'idées ou de connaissances fait
défaut. Si leur action s'exagère, les images, plus intenses,
échappent à la répression que d'ordinaire les sensations
leur imposent, et se changent en hallucinations. Si, en
outre, leur action se déconcerte, les images perdent leurs
associations ordinaires et le délire se déclare. Si leur ac-
tion s'annule, toute image, et partant toute idée ou con-
naissance s'annule : le malade tombe dans un état d'en-
gourdissement et de stupeur profonde où le retranchement
des mêmes lobes met les animaux (1).»
Nous pourrions formuler ceci en disant que l'action per-
turbatrice peut agir de trois manières : soit dans la même
direction que tel système d'images ; soit en un sens dia-
métralement opposé ; soit dans une direction sécante, qui
coupe la suite de nos images, et il peut en être ainsi pour
plusieurs systèmes d'images ou pour tout leur ensemble.
Les instincts sont un mode de fonctions, une manière,
soit héréditaire soit acquise, de coordonner des mouve-
ments du cerveau, d'associer des images. Quand la ma-
nière est acquise, on l'appelle communément habitude.
(1) Taine, Dr l'Intelligence, t. I. p. 321.
250 PARTIR PHILOSOPHIQUE.
Les vivisections faites par Flourens prouvent qu'en
coupant certaines parties du cerveau, on peut affaiblir et
môme annuler certaines facultés chez les animaux que
leurs dispositions corporelles rendent propres à supporter
d'aussi graves lésions. Valentin démontre que la raison
diminue, chez les mammifères, à mesure qu'on leur en-
lève des couches des hémisphères cérébraux, en commen-
çant par la superficie ; quand on parvient aux ventricules,
l'animal perd toute connaissance.
Des individus, à qui l'on a trépané le crâne, sont restés
l'espace de quelques années ou à certaines époques de leur
vie privés de mémoire par suite de la perte d'une certaine
partie du cerveau.
L'homme qui ne pense qu'avec un hémisphère se fa-
tigue davantage.
Vulpian a démontré que les images se forment dans
l'enveloppe grise, par l'intermédiaire delà substance blan-
che. Les altérations de la première modifient presque
toujours les fonctions psychiques ; celles de la seconde
ne les modifient pas d'une manière permanente et définie.
Dans les maladies qui détruisent les cellules de l'enve-
loppe corticale grise, on voit successivement disparaître
de la mémoire les mots et les noms qui correspondent aux
choses, à mesure que la destruction envahit des régions
nouvelles (1).
Une altération dans les couches optiques donne pour
résultat le trouble ou la décomposition des facultés intel-
lectuelles. On en saisit la raison si Ton considère que c'est
là le siège de toute la sensibilité. Ainsi, il peut arriver
deux choses dans cette altération : ou que la transmission
des mouvements envoyés parles sens aux cellules cortica-
les ne s'exécute pas, ou bien que la transmission en
soit altérée, et qu'il en résulte de fausses images.
Lorsque le centre sensitif ne transmet pas de mouve-
(1) Poincaré. Physiologie du système nerveux, t. II, p. 244.
DU CORPS ET DE L'AME. 251
ment aux cellules grises, celles-ci s'altèrent ; elles subis-
sent l'altération graisseuse, et meurent parce qu'elles ne
peuvent rester inactives. Luys rencontra dans le cer-
veau de deux idiots les couches optiques matériellement
criblées de trous, lesquels avaient absolument produit
la rupture des éléments nerveux qui les composent.
L'intelligence décroit chaque fois que, sous l'effet d'une
maladie quelconque, ou de l'âge, les hémisphères dé-
génèrent par l'augmentation du liquide encéphalora-
chidien.
Dans le ramollissement ou dans la démence, les cel-
lules grises succombent les unes après les autres. En
même temps, la mémoire va s'évanouissant peu à peu,
et la reproduction des mouvements perçus par les sens
devient impossible.
L'éréthisme des cellules de la substance grise produit
un automatisme irrégulier qui trouble l'association des
idées, ou une persistance des vibrations d'un même
groupe de cellules qui engendre une idée fixe. Ce cas
pathologique est celui de la monomanie. C'est parfois
l'amplitude des vibrations qui provoque une imagination
dépassant toutes les limites possibles. Cet éréthisme en-
gendre toujours, à l'égard des cellules cérébrales, un tra-
vail excessif qui les consume graduellement et aboutit à
une dégénération graisseuse. L'impuissance absolue suc-
cède alors à l'exaltation fonctionnelle. Comme une bougie
qui, brûlant trop, se consume et finit par s'éteindre, le
cerveau va de la folie ou du délire à la démence. L'éré-
thisme entraîne aussi comme conséquence des perturba-
tions dans les fonctions de la volonté.
Chaque fois que se manifestent dans les cellules grises
des granulations de graisse qui se substituent à la sub-
stance normale, il y a déchéance de l'entendement.
Dans la sclérose, les troubles intellectuels sont constants :
c'est un affaiblissement graduel de la mémoire, de la
mélancolie, des déterminations non motivées, une impres-
25-2 PAKTIE PHILOSOPHIQUE.
sionnabilité excessive, parfois un délire ambitieux. (Poin-
caré.)
Jaccoud dit qu'en raison de l'affinité fonctionnelle
existant entre les couches optiques et le cerveau, les dépra-
vations intellectuelles qui ont été précédées de perturba-
tions sensoriales, peuvent coïncider avec l'intégrité de la
substance corticale grise. L'altération des couches optiques
suffit pour les produire et les expliquer. Mais les troubles
de l'intelligence qui ont apparu précédemment, ou qui
existent sans altération de la sensibilité, indiquent tou-
jours une modification matérielle ou vasculaire de cette
enveloppe corticale. Dans tous les cas de folie, comme
l'observe Rindfleisch, le microscope a découvert des alté-
rations dans les tissus cérébraux, ce qui a fait dire à un
savant aliéniste que la folie n'est qu'un mauvais travail
produit par une machine en mauvais état.
Tous les cas d'idiotisme révèlent un faible développe-
ment du cerveau. Parfois, cette atrophie cérébrale se
trouve déterminée par le développement excessif des os
du crâne, dont la grosseur empêche le développement du
contenu.
Les expériences faites par Fristch, Hitzig, Ferrier, Car-
ville , Duret et Broca, sur la localisation de certaines
facultés et de certains mouvements, prouvent que l'âme
est une fonction et non pas une entité distincte du corps.
M. Broca a démontré la localisation de la faculté du lan-
gage dans la troisième circonvolution frontale de l'hémi-
sphère cérébral gauche. Avant lui, on avait observé, dans
différentes autopsies, que la perte de cette faculté, l'apha-
sie, correspondait à une lésion matérielle (tumeur, apo-
plexie ou ramollissement) d'un lobe ou des deux lobes à
la fois du côté antérieur du cerveau. Ce savant fit remar-
quer que l'altération se limite à la troisième circonvolution
frontale gauche, et que, seulement dans des cas très-rares
et tout à fait exceptionnels, l'aphasie peut être la consé-
quence d'une altération produite dans la partie droite. On
DU CORPS ET DE L'AME. 253
reconnut "que d'habitude la maladie se déclare par le ra-
mollissement, à cause des embolies de l'artère sylvienne ;
la raison qui fait porter ce trouble sur la partie gauche et
non sur la droite, est bien simple : le côté gauche du cer-
veau correspond en effet au côté droit du corps, et comme
c'est le côté droit du corps qui prend le plus d'exercice,
c'est le côté gauche du cerveau qui se développe davan-
tage. Chez l'enfant, le lobe gauche est toujours le premier
à se développer ; chez l'homme, il acquiert plus de poids
ainsi que des circonvolutions plus considérables. Lors-
que, par une cause accidentelle, le lobe gauche s'atrophie
chez un enfant, l'enfant habitue le lobe droit à exprimer
ce qu'il conçoit, et il parle sous son impulsion.
Quand la circulation s'accélère dans le cerveau, les sen-
timents deviennent plus vigoureux, les idées se succèdent
avec plus de célérité, la volonté acquiert une plus grande
énergie. Si la rapidité de la circulation excède certaines
limites, le délire se déclare. C'est ainsi que Poincaré dit
avec beaucoup de raison qu'il n'y a qu'un pas de la poésie
à la folie. Une imagination poétique, le génie, supposent
un cerveau congestionné, et de la congestion on passe
très-facilement à l'inflammation.
Quand le cerveau ne reçoit pas de sang artériel, comme
ses éléments ne peuvent se renouveler avec le sang vei-
neux non oxydé, il survient des hallucinations, des ver-
tiges et la perte de la connaissance. Quand le sang est
altéré par la fièvre, sa circulation dans le cerveau produit
le délire. L'alimentation insuffisante, qui engendre un
sang incapable de réparer les pertes que les fonctions
intellectuelles occasionnent dans le cerveau, détermine
pareillement des hallucinations et d'autres troubles de
l'intelligence, issus toujours de la faiblesse cérébrale.
Dans la première période de l'éthérisation , le sujet
perd l'intelligence, la volonté, les instincts, toutes les fa-
cultés en un mot, moins celle de percevoir les sensations;
— pendant cette période, l'éther affecte les lobes céré-
25i PARTIE PHILOSOPHIQUE".
braux ainsi que les autres parties de l'encéphale , à lVx-
ception de la protubérance et du bulbe. L'animal perd
les sensations dans la période suivante, dès que s'éthé-
rise la protubérance annulaire.
Nous avons dit que l'opium, le hachisch, les boissons
alcooliques, le thé, le café, la mandragore, etc., altèrent
ou modifient les fonctions intellectuelles. Aujourd'hui les
effets excitants ou calmants de ces substances ont été
expliqués par les physiologistes anglais qui ont étudié les
réactions chimiques de ces agents sur la substance ner-
veuse et sur les globules sanguins, et le résultat que cette
altération produit dans les fonctions selon la structure de
l'organisation de la substance nerveuse.
Le changement que ces corps introduisent dans nos
fonctions animiques est dû à l'action qu'ils exercent sur la
substance protéique en général, et, en particulier, sur celle
des fibres et des corpuscules nerveux (1). Etant données
la structure et les fonctions des fibres et des cellules ner-
veuses, dès qu'une molécule de substance narcotique se
combine avec une molécule de substance nerveuse et la
frappe de paralysie, il se produit à l'instant une décharge
de fluide ou de mouvement nerveux. Cette décharge ou
ondulation se transmet au centre ; c'est pourquoi les
narcotiques provoquent une excitation avant de produire
la stupéfaction. La stupidité ne survient donc qu'à me-
sure que les molécules deviennent incapables de trans-
mettre les mouvements et après que les ondulations se
sont portées au centre : c'est le phénemène observé dans
l'ivresse. Mais si la substance qui provoque ces effets
sur les cellules et les fibres nerveuses a la propriété de
faciliter et d'accélérer la circulation du sang, et, par con-
séquent, de réparer la perte des matériaux du système ner-
veux, alors la quantité d'ondulations nerveuses l'emporte
(1) La théorie que nous exposons a été magistralement développée dans
l'ouvrage d'Herbert Spencer : Principes de Psychologie, Appendice, Effets
des unestkesicjv.es et des narcotiques.
DU CORPS ET DE L'AME. 25b
de beaucoup sur l'affaiblissement de la puissance trans-
missive des nerfs ; les cellules, dans ce cas, sont remplacées
à mesure qu'elles accomplissent leur ondulation respective
et quelles s'inutilisent, et toujours le médicament trouve
des cellules nouvelles à pouvoir inutiliser, de sorte que la
production d'ondulations nouvelles et d'excitation reste
permanente. De là l'exaltation mentale et la fluidité dans
les idées. C'est ce qui arrive avec le café et, dans un
moindre degré, avec le thé : ces substances sont exci-
tantes, pendant que les narcotiques sont calmants.
Après ce que nous venons de constater, il devient bien
difficile d'admettre cette entité distincte du corps, exis-
tant par elle-même et de toute éternité ; qui apporte chez
l'enfant les prédispositions, héritage de ses pères ; qui est
soumise à la loi de la sélection et de l'atavisme ; qui a be-
soin des impressions pour sentir les objets, pour former
des idées et pour avoir conscience des idées et des ob-
jets ; qui ne possède de notion, d'idée, de tendance,
d'habitude ou d'instinct, dont l'analyse ne retrouve les
éléments en impressions reçues de l'extérieur ou en
modes de fonctionner hérités d'êtres antérieurs dans la
série; qui divague et s'égare dans le sommeil et le dé-
lire ; qui devient chimérique si l'aliment ou la sensa-
tion lui manquent ; qui se modifie sous l'influence du thé,
du café, de l'opium, du hachisch, des liqueurs et en gé-
néral de tous les toxiques ; qui s'annule par l'irruption du
sang dans le cerveau ; qui décroit et disparaît à mesure
qu'on enlève certaines portions de la masse encéphalique ;
qui s'évanouit avec la substance nerveuse et revient avec
elle ; qui se manifeste toujours en raison directe de l'or-
ganisation de cette substance (et cette organisation est en
raison directe du degré que l'être occupe dans l'échelle
des organismes) ; qui reste en suspens quand le corps re-
pose, et, enfin, qui n'a pas conscience d'avoir été avant
de naître, et qui ne se manifeste pas cà nous après que
25G PARTIE PHILOSOPHIQUE.
l'être s'est désorganisé. Où se loge donc cette entité? qui
l'a vue ou qui jamais l'a perçue isolée? qu'est-elle donc?
Est-ce une substance immatérielle? Jamais la philosophie
moniste, si accusée de matérialisme par ses adversaires,
n'est tombée dans une affirmation aussi grossière que celle
des soi-disant spiritualistes. Matérialiser l'âme en une
substance ! c'est le produit d'une fonction intellectuelle
suffisamment primitive. Si Ton nous permettait l'expres-
sion, nous oserions dire que c'est là un concept sauvage.
La notion que la science nous fournit sur ce que, par une
erreur de langage, on a appelé l'âme, comme si c'était un
sujet, est colle d'une fonction, d'une manière d'être, d'un
composé d'actes divers simultanés et successifs, du ré-
sultat supérieur de l'organisation en relation continuelle
avec le monde extérieur.
Les philosophes et les savants qui affirment qu'il
n'existe pas de donnée certaine susceptible de nous mon-
trer cette entité derrière l'être ; que les fonctions intel-
lectuelles et morales, que les phénomènes du sentiment,
de la pensée et de la conscience, résident dans le système
nerveux, que tous ces phénomènes sont une fonction de
son mécanisme, en vertu de sa structure et de la substitu-
tion moléculaire qui s'accomplit en lui par la circulation
du sang; tous ceux qui étudient la science sans préjugés,
qu'ils soient historiens, psychologues, physiologues, patho-
logues, zoologues ou anatomistes, quelle que soit l'étude
à laquelle ils s'appliquent, tous ceux en un mot qui s'oc-
cupent de la recherche de phénomènes quelconques en
relation avec les êtres intelligents, sont d'accord pour four-
nir chaque jour des preuves nouvelles en faveur de cette
opinion. Et ceux, au contraire, qui affirment que l'âme
est une entité simple et distincte du corps, et qu'elle fonc-
tionne par sa vertu propre, n'ont jamais pu nous fixer ni
sur sa nature ni sur son siège.
Plus en conformité que certains autres idéalistes avec
le bon sens, Platon , voyant qu'il ne pouvait y avoir de
DU CORPS ET DE L'AME. 2!S7
fonction intellectuelle sans cerveau, fixa cependant son
siège dans cet organe. Aristote indiqua le cœur, en vertu
des souffrances qu'il endure clans quelques affections. He-
raclite, Gritias et la plupart des Juifs affirmèrent que
l'âme réside dans la masse du sang, puisque c'est sous
l'impulsion de cet agent que l'homme agit ou pense avec
plus ou moins de violence, avec plus ou moins de rapidité.
Epicure, considérant que la respiration communique l'ani-
mation et la vie, pensa que l'âme se cachait dans la poi-
trine. Ficinius vint, qui affirma de nouveau que c'était
dans le cœur, et Descartes dans la glande pinéale (!),
Sœmmering clans les ventricules du cerveau, Kant dans
l'eau contenue dans les cavités cérébrales. Ennemoser
dit que, puisque tout le corps possède l'animation, l'âme
doit être clans tout le corps. Plus près de la vérité, mais
considérant encore l'âme comme une entité métaphy-
sique, Fischer croit qu'elle a pour siège tout le système
nerveux.
De plus, il n'a pas manqué d'auteurs pour prétendre
que l'âme peut changer de place et se porter accidentelle-
ment dans le complexus solaire, ce croisement du grand
sympathique situé au bas ventre, auquel la gent supersti-
tieuse a attribué la faculté de lire l'écriture que l'on place
sur l'abdomen. Mais le résultat de toutes ces spéculations
est que les partisans du dualisme substantiel n'ont pu se
mettre d'accord sur le siège de l'âme, sur sa fixité ou sur
sa mobilité à travers le corps, pendant que les naturalistes,
au contraire, jugent tous que l'âme est une fonction dont
le foyer est le cerveau, et dont les moyens d'acquérir et
d'émettre sont les nerfs. Et que l'on ne vienne pas ob-
jecter qu'il est des matérialistes au siècle dernier, tels
que Diderot, par exemple, qui ont prétendu que la matière
peut sentir par elle-même, ou qui, comme Voltaire et
Locke, ont dit qu'elle pouvait penser, ou encore comme
Schopenhauer, qui, de nos jours, a défendu ces théories;
car nous répondrons que les sciences naturelles, et surtout
17
2o8 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
la physiologie et l'anatomie microscopique cérébrale com-
parée, n'existaient pas à cette époque, et que, de plus, les
naturalistes modernes ne se font pas solidaires de ces affir-
mations ; ils les réfutent, au contraire, en établissant
que le sentiment et la pensée dépendent de la complica-
tion et de la structure du mécanisme cérébral, et indi-
rectement de la délicatesse des organes récepteurs des
impressions, et qu'en aucune manière ce n'est la propriété
de la simple matière qui les forme, bien que la matière
influe plus ou moins, étant donnée la structure du méca-
nisme. Autant vaudrait affirmer que, dans le télescope et
clans le microscope, nous voyons les objets agrandis en
vertu des propriétés du cuivre et du verre, et non en vertu
de la construction de ces instruments et des formes adé-
quates à l'objet. Que l'on prenne un cristal plat et une
feuille de cuivre, et que l'on s'assure que l'aspect des objets
n'offrira pas de plus grandes dimensions que celles qu'il
offre communément, bien que les mêmes matériaux pro-
duisent d'autres effets avec une organisation convenable.
Tandis que la métaphysique n'a pu nous fournir de
théorie satisfaisante sur les phénomènes mentaux, la
psychologie positive, basée sur la physiologie (science
inférieure dans la méthode positive), va chaque jour nous
fournissant en plus grand nombre des explications sur les
faits psychiques. Elle nous enseigne que, grâce au grand
nombre de fibres blanches qui unissent les diverses
portions d'un même lobe , celles d'un lobe à l'autre,
et celles qui rattachent les corps striés et les couches
optiques à la superficie de la substance grise, le cerveau
est un organe répétiteur et multiplicateur. La structure
de l'enveloppe grise du cerveau est connue, et on a vu
qu'elle se compose d'une masse de cellules très-suscep-
tibles de mouvement, qui vibrent sous l'impulsion des
impressions diverses qu'elles reçoivent. En se mouvant
dans un sens, elles acquièrent la faculté de répéter le
même mouvement (quelquefois avec une intensité moin-
DU CORPS ET DE L'AME. -259
dre pourtant), lorsqu'elles y sont provoquées par une
cause analogue à la cause initiale. Ainsi se trouve expliqué
le phénomène de la mémoire. Ces cellules possèdent en
môme temps la faculté de se mouvoir plus facilement dans
un sens que dans un autre, ce qui explique les aptitudes
héritées ou acquises. Déplus, elles ont la faculté de vibrer
comme ont vibré les cellules analogues d'un être prédé-
cesseur de l'individu, ce qui explique les instincts. De sorte
qu'à l'aide de la psychologie positive, nous ne fournis-
sons que des explications fondées sur les résultats de la
science qui leur sert de base. On n'explique pas le phéno-
mène sur lequel on ne possède aucune donnée certaine,
mais on ne le déclare pas inexplicable à priori, et l'on ne
recourt pas à des entités improbables pour donner une
explication qui, du reste, ne satisfait jamais l'esprit.
Pourquoi admettre une cause de nos fonctions ani-
miques autre que la substance nerveuse? Tant qu'on ne
démontre pas que le penser, le sentir, le vouloir, ne
peuvent dépendre de l'organisation, il n'est ni logique ni
rationnel de hasarder l'hypothèse d'une entité distincte
qu'aucun fait , qu'aucune observation scientifique n'at-
testent, et que beaucoup contredisent.
Tous les arguments qu'on a invoqués en faveur d'une
entité spirituelle ont été forgés à des époques où l'obser-
vation comptait peu, et où les connaissances étaient
faibles ; ils partent tous de l'hypothèse gratuite qu'il existe
une matière inerte, laquelle forme notre corps, et que la
pensée doit provenir de quelque chose qui ne soit pas elle.
Aujourd'hui que l'on connaît la puissance de l'organisa-
tion, c'est-à-dire de la multiplicité des rapports, on peut
retourner contre l'adversaire tous les arguments qu'il a si
laborieusement accumulés.
III
DE L'IMMORTALITÉ
La négation de l'immortalité de l'âme, en tant que
celle-ci est considérée comme entité individuelle distincte
du corps et séparable de lui dès qu'il meurt, résulte de
l'affirmation même de l'unité de l'être humain , l'âme
n'étant plus qu'une fonction. Cette affirmation, pour
cela, touche-t-elle en rien à l'immortalité de l'homme?
Aucunement.
L'immortalité de l'âme, entité simple, affirmée par des
religions différentes, et celle du corps promise par les
chrétiens dans une région nouvelle et pour les temps qui
suivront le jugement dernier, n'indiquent, en quelque
sorte, qu'un égoïsme suprême, lequel s'est manifesté, ainsi
que nous l'avons vu dans la partie historique, aux épo-
ques pendant lesquelles l'homme menait sur la terre une
vie misérable et sans espoir. C'est même l'instinct de la vie
qui a fait accepter ces idées. Sous toutes les tyrannies, sous
toutes les dictatures, aux époques de misères et de dé-
sastres, l'homme a voulu vivre et jouir en d'autres temps
et d'autres espaces, ce que lui refusait sa condition d'ici-
bas. Dès que la terre est considérée comme une vallée de
larmes, comme la demeure des exilés, il est logique que
l'on désire aller vivre en d'autres régions.
Après la prépondérance des Brahmanes, les Hindous,
opprimés par la dure loi de la caste, adoptèrent le dogme
de la transmigration. A l'époque de la puissance théocra-
tique, l'Egyptien crut au tribunal des âmes présidé par
Osiris-Khent-Ament, et il ne désira rien tant que de se
DE L'IMMORTALITÉ. 2G1
confondre avec la troupe des divinités, afin de pouvoir
contempler Dieu face à face et s'abîmer en lui. Pendant
les premières dynasties il crut seulement au retour à la
vie. Ce fut pendant la captivité de Babylone, sous l'op-
pression tyrannique des monarques absolus, que les Hé-
breux conçurent leur théorie d'un règne messianique et
de la résurrection du corps dans un monde renouvelé.
Platon imagina l'immortalité de l'âme, au commencement
de la décadence de sa patrie livrée à l'influence des
cultes asiatiques. Les néo-platoniciens, au contact de tous
les dogmes de l'Orient en décomposition, développèrent les
mêmes idées au temps de l'Empire. Les chrétiens, cour-
bés sous le même despotisme, prêchèrent à la plèbe et aux
esclaves la résurrection de la chair, et ceux-ci l'acceptè-
rent, désespérant du droit et de la liberté. Cette théorie
domina chez les Barbares. Le moyen âge, en proie à la fa-
mine, à la peste, a l'ignorance, à la féodalité, ta la tyran-
nie ecclésiastique, aux misères de toute nature, porta
constamment ses regards vers une vie d'outre-tombe ;
mais quand, à l'époque de la renaissance, l'esprit humain
sortit de sa léthargie , cette croyance ne se soutint qu'à
l'aide du fer et du feu, comme en témoigne la douloureuse
histoire de l'Espagne sous la dynastie autrichienne.
Cette tendance ne se manifesta donc jamais que dans
les périodes d'oppression ; toujours elle fut le signe d'une
irrécusable décadence.
L'homme qui vit bien, qui peut accomplir son évolution
sans se heurtera de trop grands obstacles ou qui possède
les moyens de les vaincre, celui qui croit à la possibilité
du progrès et de la justice au sein même de l'humanité,
celui enfin qui est émancipé ou qui ne désespère pas de
pouvoir s'émanciper un jour, n'a nul besoin d'imaginer en
dehors de cette humanité un espace où il ira vivre après
avoir terminé sa carrière ici-bas. Chaque fois qu'un peu-
ple est libre et fort, chaque fois qu'il se dispose à la lutte
et qu'il espère en sortir victorieux, il rejette l'immortalité
202 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
que nous offrent les religions en échange de notre sou-
mission aux pouvoirs de la terre.
Ainsi, dans les temps modernes, époque de lutte pour
la liberté et pour l'émancipation, nous voyons apparaître
l'idée de l'immortalité de l'homme parmi ses semblables
et la négation de toute immortalité extra-terrestre.
Aujourd'hui, en effet, la lutte pour l'émancipation est
possible, puisque l'homme vit mieux et plus longtemps
qu'à d'autres époques. Mais comme cette affirmation peut
n'être pas évidente pour tout le monde, nous essayerons
de la démontrer en présentant quelques considérations
sur la quantité et la qualité de la vie.
La vie n'est pas égale pour nous tous en admettant
même une égale durée de l'existence, car elle ne peut se
mesurer par la durée de l'individu. Si l'on dit qu'un
homme a vécu plusieurs années, cela suppose évidem-
ment qu'il a eu tout ce temps-là pour vivre, mais non pas
qu'il ait vécu, au sens propre du mot, pendant ce laps
de temps. Supposons, en effet, un homme qui reçoit, par
exemple, vingt impressions diverses en un jour. Au bout
de sa journée il n'aura vécu que la moitié de celui qui en
aura reçu quarante dans le même laps de temps, et le
double, au contraire, de celui qui n'en aura reçu que dix.
Celui qui reçoit soixante impressions, dont plusieurs sont
égales ou semblables, n'aura pas vécu autant que celui
qui a reçu soixante impressions distinctes les unes des
autres. Celui-ci aura plus d'avis à émettre, il pourra avoir
plus de jugement que l'autre. Et, ce que nous disons des
impressions, nous pourrions le dire également des actions
internes et externes, c'est-à-dire des pensées et des œu-
vres. Ainsi, un vieillard qui aura atteint quatre-vingts ans,
plongé dans l'ignorance, n'aura pas vécu autant , que le
jeune homme de vingt-cinq ans dont l'esprit est éclairé,
car le jeune homme aura plus vécu en une année que le
vieillard pendant toute sa longue existence. Celui qui n'a
pas parcouru l'espace et le temps au moyen de la science,
DE L'IMMORTALITE. 263
celui qui est resté attaché à un endroit, se bornant à y
exécuter toujours les mômes exercices, n'a pas vécu au-
tant que celui qui a fouillé le passé, que celui qui a voyagé
ou accompli des actes divers. Nous vivons tous sur la
terre, plusieurs d'entre nous appartiennent à la même
société, possèdent les mômes conditions extérieures, sont
frappés par les mêmes événements, et, néanmoins, les
mêmes objets ne nous impressionnent pas tous également,
ils ne nous affectent ni au même degré, ni de la même
façon, et ces impressions ne produisent les mêmes con-
séquences ni comme nombre ni comme intensité. C'est de
ces effets, selon qu'ils nous impressionnent, selon les
conditions qui nous régissent et les facultés que nous
possédons, que dépendent la vie, nos sentiments, nos
pensées et nos actes. Le temps de notre existence n'est
donc nullement la mesure de notre vie ; car on ne peut pas
mesurer la vie par les révolutions de la terre autour du
soleil, mais uniquement par notre mouvement propre.
La vie est un mouvement, et nous vivons en raison di-
recte de notre mouvement interne et externe. Qui s'arrête
meurt, et l'on tue qui l'on arrête. Ainsi le droit à la vie
implique le droit à la liberté ; car notre vie ne dépend que
de la liberté, de la puissance et de la direction réfléchie de
notre mouvement en face de la Nature, attendu que nous ne
vivons qu'en vertu de la lutte que nous soutenons contre
elle, lutte sans trêve et sans repos. Si la fatigue nous sur-
prend, si noua suspendons le combat un seul instant, à
l'instant aussi nous succombons et sommes anéantis.
L'homme, la production la plus parfaite de la nature, sou-
tient un duel avec elle, duel à mort, car il ne vit qu'à con-
dition de dominer son adversaire. « Quelques êtres purs,
disaient les Perses, viennent seulement à son aide. » Ce
sont les animaux domestiques. Ce peuple posa le premier
la loi de la lutte pour l'existence.
Il en résulte que dépouiller un individu de la liberté, le
priver, par conséquent, des conditions de la lutte, l'enfer-
204 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
mer, le soustraire à toute communication avec le dehors,
c'est lui oter la vie, c'est le tuer.
Il en résulte encore que rien n'est aussi rationnel que de
lutter jusqu'à la mort pour la liberté, car vivre dans la
servitude c'est végéter dans la mort. L'esclave, le serf, le
sujet ou le prolétaire qui conquiert son émancipation,
c'est le mort qui revient à la vie, c'est le néant qui lutte
pour devenir quelque chose, pour arriver à être. Et cette
lutte s'offre toujours avec des avantages pour l'homme,
car s'il succombe ou s'il meurt, il reste ce qu'il était, et,
s'il triomphe, il obtient la récompense qu'il a recherchée.
Qui donc oserait nier aujourd'hui que l'homme combat
dans de meilleures conditions qu'aux siècles passés ; qu'il
dispose de plus de moyens pour se mettre en rapport avec
ses semblables, avec la terre entière, avec l'espace et avec
les temps écoulés? Qui donc affirmera qu'aujourd'hui
notre vie n'est pas plus étendue et plus active qu'elle n'é-
tait en d'autres temps pour nos pères?
Si nous disposons aujourd'hui d'une telle somme de
vie, c'est parce qu'en elle se meut celle de nos ancêtres,
c'est parce qu'en nous se résument toutes les existences
antérieures, c'est parce que l'homme, à un instant donné
de l'histoire, est la somme, l'ensemble vivant des êtres
qui l'ont précédé. On se convainc par la série des événe-
ments historiques que l'ensemble de l'évolution humaine
donne pour résultat le progrès, bien que, dans le détail,
on puisse relever des rétrogradations et des hésitations
partielles. Si, à une époque, il en succède une autre qui
semble inférieure, c'est qu'une époque supérieure va sur-
gir ; l'histoire fait aussi des pas en arrière comme pour
prendre son élan ; dans cette phase dont l'éclat semble
au-dessous de celui de la phase précédente, rien ne s'est
perdu de ce qui lui a été légué ; l'héritage est resté latent
pour renaître et se manifester bientôt. Partant de ce
principe, nous pouvons affirmer que chaque jour qui s'é-
coule nous procure une existence meilleure et plus Ion-
DE L'IMMORTALITE. . 26o
gue, de même que notre marche a gagné à chaque pas
dans le cours des temps. Les conditions de vie s'acquiè-
.rent par la lutte qu'il nous faut soutenir pour vivre ; ceux
qui les possèdent prévalent par sélection, et l'hérédité
les perpétue.
C'est en vertu de ces lois communes à tous les orga-
nismes que toutes les races humaines convergent pour
se communiquer mutuellement une plus grande somme
de vie intellectuelle, matérielle et morale.
L'Arya primitif vivait peu et mal ; toutefois il vivait
mieux que l'homme qui l'a précédé, pauvre chasseur,
humble pécheur ou laboureur, et presque sans civilisa-
tion, car aux efforts de celui-ci il ajouta les siens propres.
Les Sémites delaChaldée et de l'Asie Mineure et les Egyp-
tiens vécurent à leur tour plus que l'Arya, car les uns
avaient élargi les frontières du commerce , réglementé
l'échange, découvert un système de numération et un
alphabet, étudié les révolutions des astres, et les autres
possédèrent la géométrie et la chimie sacrée. Le Grec vécut
plus et mieux que l'Arya son ancêtre, que le Perse ou l'Hin •
clou, que l'Assyrien, le Ghaldéen, le Syrien, le Phénicien
ou l'Hébreu, et que l'Egyptien ; avec lui, le vaincu n'était
plus immolé à la férocité du triomphateur, et l'esclavage se
présenta comme une forme plus douce de la tyrannie que
la loi des races. Rome atteignit une somme de vie plus
grande que la Grèce ; elle s'annexa tout le monde connu
et proclama l'égalité des peuples en leur conférant le droit
de cité, c'est-à-dire la vie civile; elle rendit la liberté de
l'esclave possible et facilita à tous l'ascension aux postes
élevés de l'Empire. Vinrent ensuite les Barbares avec l'élé-
ment germanique ; alors la civilisation s'abîme dans un pro-
fond effondrement ; mais ce n'est là qu'une parenthèse,
qu'une halte sur la route. La civilisation, en effet, dispa-
rut-elle pour cela? Non; elle se tritura, elle se réduisit
en poudre, mais en acquérant de l'homogénéité ; et c'est
de l'homogénéité de la barbarie que jaillit l'homogénéité
266 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
de la civilisation moderne, cette civilisation à tendances
égalitaires, dans laquelle la liberté des uns ne se fonde
pas sur la servitude des autres, et dans laquelle la lumière
de la science n'a pas, comme celle du dogme, besoin de
l'obscurité ambiante pour briller à la façon des lampyres.
La renaissance démontra en effet que les Barbares n'a-
vaient pas passé en vain. L'antiquité ressuscita perfection-
née : Copernic et Galilée surpassèrent Archimède; la Grèce
n'avait pas eu Christophe Colomb, ni Rome l'imprimerie.
De sorte onb par acquisition individuelle, par adapta-
tion successive et par hérédité accumulée l'homme va ga-
gnant en vie et se perpétuant en dépit de la mort.
Ainsi l'homme d'aujourd'hui est ce que les séries con-
vergentes de ses ascendants ont été successivement dans
l'Histoire (1). Il est Arya, Perse, Accadien, Chaldéen, Sy-
rien, Phénicien, Egyptien, Grec, Romain, Hébreu, Celte,
Germain, Chrétien et Philosophe à la fois. Son âme est
le produit d'une stratification ; toutes les civilisations
sont présentes en elle. Ainsi, si nous analysons attenti-
vement notre intelligence, idée par idée, concept par
concept, prédisposition par prédisposition, faculté par fa-
culté, tendance par tendance, si nous séparons soigneu-
sement les vérités dont l'accumulation compose notre
science, tous les procédés de nos arts, les lois de nos cal-
culs et la manière d'être de tout ce que nous pensons, de
tout ce que nous sentons, de tout ce que nous faisons,
(1) 11 y a plus; dans l'homme se trouvent réunies, à demi effacées
maintenant par le grand nombre des générations superposées, les
âmes confuses, imparfaites, rudimentaires de tous les êtres qui lui
sont antérieurs dans la série zoologique. Les instincts animaux sont un
legs que l'homme a reçu d'organismes antérieurs qu'il porte latents en
lui et qui se manifestent parfois. L'éducation seule a pu les dompter
et le but principal de la civilisation est d'expulser cet héritage de notre
organisation. C'est à ce phénomène que de Maistre faisait inconsciem-
ment allusion lorsqu'il disait que, dans l'homme, il y a toujours la
bète. Nous pensons pouvoir nous y appesantir quelque jour et en faire
la démonstration dans une étude de psychologie comparée, sur la mé-
canique de l'intelligence.
DE L'IMMORTALITÉ. 267
nous y découvrirons fondues, combinées ou simplement
superposées, les âmes de chacun de ces types humains
dont l'ensemble compose la nôtre (1). Lorsque nous com-
parons l'action si restreinte que nos ascendants avaient sur
la surface de la Terre à celle bien plus étendue que nous
exerçons dans le temps et dans l'espace, nous nous sentons
pénétrés d'une immense gratitude envers ceux dont les
efforts nous ont fourni les moyens de vivre plus et mieux,
les procédés et les machines qui nous font obtenir plus de
temps et plus d'espace. Oui, nous qui vivons dans la
deuxième moitié du dix-neuvième siècle, en voyant ce que
nous devons à ces hommes sans lesquels nous ne serions
pas ce que nous sommes, sans lesquels nous ne vaudrions
pas ce que nous valons, nous devons nous sentir transpor-
tés de reconnaissance envers ces inventeurs qui ont défri-
ché pour nous le chemin de la vie. C'est du plus profond
de notre cœur que nous devons remercier celui qui, avec
un silex grossier, construisit le premier instrument con-
tondant ; celui qui le premier trouva le moyen de faire du
feu ; celui qui parvint à fondre le premier métal ; celui
qui produisit une mélodie sur un roseau percé de trous ;
celui qui entrelaça les fibres textiles des végétaux ; celui
qui carda la laine du mouton ; celui qui étendit et fit
sécher la peau d'un quadrupède pour s'en couvrir le
corps ; celui qui abattit un arbre, le creusa et construisit
ainsi le premier canot ; celui qui eut l'idée d'y ajouter un
mât avec une toile pour que le vent le pousse ; celui qui
eut la pensée d'appliquer la triangulation au calcul de la
surface d'un territoire dont une inondation barre les ap-
(1) Ceci explique ce que les gnostiques voulurent entendre par diffé-
rentes âmes dans notre corps. 11 est des individus chez lesquels sont
réunis et agissent les modes de fonctionner animiques de plusieurs de
leurs aïeux de caractères opposés et contradictoires, d'où résulte une
lutte intérieure etune divergence de caractère jusqu'alors inexplicable.
11 en est d'autres qui, avec l'âge, changent de caractère, ce qu'explique
révolution, caries atavismes peuvent changer selon la période de l'or-
ganisation de l'individu.
2G8 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
proches ; celui qui traça le premier une ligne idéale entre
deux astres pour s'assurer de la direction de leur marche
dans l'espace ; celui qui inventa le chariot pour transpor-
ter les fardeaux avec plus de facilité et moins de fatigue ;
celui qui, à l'aide d'un charbon, dessina sur le mur la sil-
houette d'un être chéri, afin de pouvoir y retenir son
image ; celui qui conçut l'alphabet et qui représenta cha-
que son simple par un signe déterminé ; celui qui ima-
gina les nombres afin de pouvoir fixer les relations des
choses ; celui qui trouva la manière de faire le verre ; l'in-
venteur de la cornue ; le constructeur de l'alambic et celui
du creuset ; l'inventeur du timon qui guide le navire, de la
boussole qui guide le pilote, de la carte géographique qui
fixe l'architecture de la terre, de la montre qui mesure
le temps, de l'imprimerie qui a accompli au sein de l'hu-
manité la communion sainte de la pensée ; celui qui,
broyant un jour du salpêtre et du soufre, paya sa curio-
sité de la vie, l'inventeur de cette terrible poussière qui
emporta la féodalité ; celui qui construisit le télescope
pour se rapprocher des astres ; celui qui découvrit la loi
de la force de la vapeur; tous ceux qui ensuite l'ont ap-
pliquée à la locomotion et à l'industrie ; ceux qui firent
connaître l'électricité et ceux qui l'appliquèrent à la trans-
mission de la parole ; celui qui reproduisit la nature à l'aide
de la lumière sur une plaque sensibilisée ; celui qui fit
servir à l'éclairage le gaz de la houille ; l'inventeur du mi-
croscope ; tous ceux qui, dans les temps anciens et mo-
dernes, ont prêché contre les lois iniques de la race, de
la caste, de l'esclavage, de la servitude ; ceux qui ont
inventé le syllogisme, l'induction, l'antinomie et la série ;
tous ceux enfin qui ont produit quelque chose de nouveau
ou qui ont perfectionné les inventions précédentes ; tous
ceux qui ont transmis un moyen d'observation, d'investi-
gation ou de découverte, une méthode pour penser ou un
instrument pour travailler ; tous ceux qui ont peint, qui
ont écrit ou qui ont édifié ; tous ceux qui, par l'expérimen-
DE L'IMMORTALITÉ. 269
tation et le calcul, ont contribué à former les mathéma-
tiques, la mécanique, la physique, la chimie, la zoologie,
la botanique, la géologie, la paléontologie, la cosmogra-
phie, l'anthropologie, l'histoire, la philosophie et toutes
les autres branches du savoir humain. Oui, tous ceux-là,
du plus profond de notre conscience et de notre cœur
nous les bénissons parce que c'est grâce à eux et à leurs
efforts que nous pouvons vivre en tous les lieux et en
tous les temps ; c'est grâce à leurs découvertes et à leurs
inventions qu'il nous est permis de nous transporter dans
les espaces et d'observer les millions de soleils et de sys-
tèmes en évolution perpétuelle ; c'est grâce à eux que
nous pouvons pénétrer la matière dans ce qu'elle a de
plus intime et surprendre clans les procédés de son orga-
nisation continuelle le secret de l'être et la mécanique de
ses combinaisons ; c'est grâce à eux que nous pouvons as-
sister pour ainsi dire à la formation de l'univers, à la soli-
dification de la terre, à la condensation de son atmosphère,
à l'apparition des organismes à sa surface, à la transfor-
mation et au progrès des espèces , à l'avènement de
l'homme, à l'évolution des sociétés humaines, aux pré-
ludes de notre époque, et comprendre ce que pourra de-
venir l'humanité dans des temps lointains. Oui, honneur
à eux si nos idées parviennent à être entendues, lues,
examinées et réfutées par une infinité d'êtres éloignés
de nous par l'espace et par le temps, par ceux qui vivent
au loin et par ceux qui sont encore à venir. C'est par le
génie de ces hommes que les distances se sont rappro-
chées, les barrières abaissées, les digues rompues, les
obstacles évanouis, c'est par eux que la nature s'est in-
clinée à notre profit. Grâce à leurs efforts, nous vivons
dans l'univers et nous sommes, pour ainsi dire, pres-
que infinis ; nous les résumons, nous représentons la
somme de leurs travaux réunis et un instant de plus
qu'eux dans la série des temps. Ces nobles ascendants ne
sont pas morts ; non, ils n'ont pas disparu ; nous les
270 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
voyons autour de nous, immanents dans tous les objets
qui nous impressionnent, nous les sentons palpiter en
nous-mêmes; ils forment partie intégrante de notre être
comme à notre tour nous formerons partie intégrante des
générations qui viendront après nous peupler la surface
de la terre.
0 vous, les sceptiques de l'humanité et de la science,
vous qui croyez ce qui ne peut être démontré et qui ne
croyez pas ce qui l'est, vous qui affirmez l'immortalité
de cette âme, substance insubstantielle, entité par soi,
concept incompréhensible, et qui niez toute solidarité hu-
maine, croyez-vous par exemple que Guttemberg soit
mort pour la terre? Non, Guttemberg n'est pas mort. Il
vit. Et où cela? Dans chaque imprimerie ; là palpite son
esprit immanent. Chaque imprimeur dans ses fonctions
est un autre Guttemberg, puisqu'il fait ce qu'il faisait ;
l'impulsion posthume de l'inventeur est là toujours pré-
sente, encore que son procédé ait été perfectionné.
Ce qui est vrai de Guttemberg l'est également de Py-
thagore, d'Aristote, de Socrate, d'Epicure, de Sénèque,
de Lucrèce, d'Abélard, d'Alphonse le Sage, d'Averroës,
d'Avicenne, d'Arnold de Villeneuve, de Bacon, de Galilée,
de Michel Servet, de Spinosa, de Hobbes, de Copernic,
de Shakspeare, de Cervantes, de Voltaire, de Papin, de
Newton, de Priestley, de Franklin, de Watt, de Fulton,
d'Arago, etc., etc.
Si quelque jour, ô générations futures qui palpitez en-
core à peine dans les pénombres du pressentiment, lors-
qu'une période glaciaire aura recouvert de neige l'Europe
jusqu'à Cadix, vous rencontrez, en pratiquant des explora-
tions à la recherche des restes des sociétés qui vous auront
précédées, nos crânes pétrifiés par l'infatigable action du
temps, songez que dans leurs cavités il a germé des idées,
il s'est conçu des inventions, il s'est forgé des théories
qui ont contribué à composer la somme de vie et de bien-
être relatif que vous avez atteinte et dont vous jouissez !
DE L'IMMORTALITÉ. 2
it
Songez aussi que nous avons avancé d'un pas dans la voie
du progrès, que nous avons fait pour vous ce que nos an-
cêtres avaient fait pour nous, que nous avons couvert le
monde d'un réseau de rails et de fils métalliques qui ont
mis tous les habitants de la terre en rapport; que nous
avons trouvé le moyen de transmettre notre voix à toutes
les distances, et de la fixer pour la reproduire a volonté
dans tous les temps ; que nous avons séparé l'Asie de
l'Afrique, afin de nous ouvrir un chemin plus direct vers
l'Orient; que nous avons perfectionné la navigation; que
nous avons appliqué et étendu la mécanique à plusieurs
fonctions pénibles, afin d'émanciper le manœuvre par la
machine; que nous avons amélioré la locomotion et le
mode de transmettre la pensée; que nous avons fondé
des sciences; que nous avons posé des lois, que nous
avons donné une direction nouvelle à la philosophie, que
nous avons généralisé Fart, que nous avons contribué à
l'organisation de l'industrie , que nous avons combattu
les superstitions dogmatiques et politiques, que nous
avons répandu l'instruction, que nous avons lutté pour
la liberté, que nous avons tendu à l'émancipation du pro-
létariat, que nous avons effacé les derniers vestiges de
l'esclavage en Amérique, et qu'enfin nous avons travaillé
sans cesse pour réaliser l'idéal toujours grandissant de
la justice.
Et - maintenant se trouvera-t-il encore quelqu'un
pour demander quelle est l'immortalité réservée à
l'homme?
A sa mort, au terme de son existence individuelle,
l'homme trouve l'immortalité ici-bas, sur la terre, au sein
même de l'humanité. Et c'est l'humanité qui recueille
toutes les actions de sa vie, de même que la nature re-
cueille tous les atomes de son corps. Rien de ce que pro-
duit l'homme, rien dans ses pensées, rien dans ses idées,
rien non plus dans ses actes n'est perdu. Ainsi la moin-
dre des vibrations vient se résoudre au sein de la nature.
272 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
Quand nous mourons, bien que notre corps se décom-
pose, nous restons dans l'Humanité en raison directe de
nos œuvres qui se propagent dans l'immense série de
l'impulsion humaine. L'idée, l'acte, la tendance parvien-
nent aux générations futures, ainsi que les fluctuations
de la mer viennent se répercuter sur le rivage, comme
les vibrations sonores d'un concert arrivent à frapper
notre oreille, comme les ondulations de la lumière affec-
tent notre vue pour si loin que nous soyons du foyer.
C'est ainsi que s'établit la vie de l'individu dans l'im-
mense vie de l'espèce. « Où sont les morts? » demande
Schopenhauer. Et il répond : « Ici, parmi nous. Malgré. la
mort, en dépit de la putréfaction, eux et nous sommes
unis. » Ainsi s'harmonisent ce que nous pourrions appe-
ler la perpétuité de la matière et la perpétuité de l'esprit,
l'une en produisant des formes chaque jour plus parfaites,
l'autre en fournissant des œuvres chaque jour plus consi-
dérables. L'hérédité des capacités engendre des êtres
chaque jour plus aptes à penser, plus susceptibles d'un
grand niveau intellectuel, car à la capacité et à l'aptitude
que chacun a reçues, il ajoute la perfection qu'il acquiert
lui-même par l'observation et le calcul. De sorte que, par
l'hérédité conservatrice et le progrès individuel, l'huma-
nité s'achemine graduellement vers la perfection.
L'immortalité de l'âme, en tant que substance distincte
du corps, n'a été que la pensée résultant de l'intelligence
primitive d'hommes accablés par l'infortune. La noble
immortalité de l'action, c'est-à-dire la perpétuation de
l'être parmi ses descendants, par ses idées ou par ses
actes, voilà la seule immortalité véritablement positive.
Etre immortel, c'est prolonger son existence par-delà la
courte durée de l'individu ; et l'existence, c'est-à-dire
notre manière d'être, ne se prolonge qu'en agissant, de
sorte que nos successeurs soient nos débiteurs, qu'ils se
sentent sous la puissance de nos actes et sous l'impression
de notre influence posthume.
DE L'IMMORTALITE. 273
Celui qui a vécu en communion avec ses semblables,
qui s'est mis en relation avec la nature, qui a compris le
grand ordre moral et qui est parvenu à la conception de
la justice, celui qui laisse après lui des enfants, des œu-
vres, ou des disciples, celui qui a travaillé à l'affranchis-
sement des esprits, celui-là ne meurt pas. Son immorta-
lité, au contraire, est telle que nulle religion n'est capable
de lui en procurer une semblable. Cette théorie trouve sa
confirmation chez la plupart des grands philosophes qui
ont écrit depuis la Renaissance.
ce L'essence de l'âme, dit Spinoza, c'est la connais-
sance ; plus donc elle connaît de choses sous le rapport
de l'éternité, et plus il subsiste d'elle-même... L'àme du
sage a la conscience d'elle-même et des choses, et jamais
elle ne cesse d'être. »
Schleiermacher vient après Spinoza et dit : « Au milieu
du monde fini se sentir un avec l'infini et être éternel à
chaque instant, voilà l'immortalité... Celui quia compris
qu'il est plus que lui-même sait qu'en se perdant il perd
peu de chose ; celui, seulement, qui a éprouvé un plus
vaste désir que le vœu de durer comme individu a droit
à l'immortalité. »
Fichte ajoute : « Je suis immortel par la résolution que
j'ai d'obéir à la loi morale. Je possède la vie future dans
la vie présente, puisque je vis de la vie conforme à l'ordre
moral. »
Nous rencontrons chez les philosophes contemporains la
même conception de l'immortalité. Quelques-uns diffèrent
quanta la forme, mais tous sont d'accord quant au fond.
Ainsi M. Renan s'écrie : « Nous vivons en proportion du
la part que nous avons prise à l'édification de l'idéal.
L'œuvre de l'humanité est le bien ; ceux qui y auront con-
tribué fulfjebunt sicut stellœ. Même si la terre ne sert un
jour que de moellon pour la construction d'un édifice fu-
tur, nous serons ce qu'est la coquille géologique dans ie
bloc destiné à l'édification d'un temple L'homme vit
18
274 PAUTIE PHILOSOPHIQUE.
où il agit. Cotte vie nous est plus chère que la vie du
corps, puisque nous sacrifions volontiers celle-ci à celle-
là Seulement le stupide et le méchant périssent tout
entiers. »
Effectivement, il ne survit quelque chose que du savant
et du juste.
Ecoutons Proudhon ; il s'adresse à l'archevêque de Be-
sançon dans l'étude de philosophie sur l'idée de la Justice
dans la Révolution et dans l'Eglise, et il lui dit : « Qu'est-
ce donc que votre immortalité peut ajouter à mon bon-
heur et à ma vertu? Ne suis-je pas dès à présent immor-
tel, pour parler votre style, puisque je suis dans le passé,
dans le présent, dans l'avenir, dans l'infini? Vous ne
sauriez me donner plus que le sublime, soit que j'aime ou
que je produise, soit que j'accomplisse les œuvres de la
justice. Or, ce sublime, je le possède ; il dépend de moi et
de l'usage que je sais faire de mes facultés ; votre immor-
talité ne le dépassera jamais. Si c'est là ce que vous ap-
pelez être immortel, je le suis ; s'il s'agit d'autre chose,
je ne vous comprends plus, ma pensée ne pouvant con-
cevoir, mon âme désirer rien au-delà du sublime. »
Auguste Comte disait quelques années avant Proudhon
que « l'Humanité se régénère à chaque génération nou-
velle, » et que « les créatures prises isolément ne sont que
ses organes ou ses serviteurs passagers. Cependant on
peut, par de grandes pensées ou de grandes actions, de-
venir son organe permanent ou persistant. L'homme pré-
sente, en effet, deux existences successives : l'une, qui
constitue la vie proprement dite, est temporaire, mais di-
recte ; l'autre, qui ne commence qu'après la mort, est per-
manente et indirecte. Ainsi, la vie corporelle, tempo-
raire, de tous [les grands hommes, n'est limitée qu'à un
très-petit point, tandis que leur vie permanente, incorpo-
relle, s'étend à l'infini, suivant l'accroissement de l'in-
iluence de leurs œuvres et de leurs actes. En ce sens, les
vivants sont de plus en plus sous la domination posthume
DE L'IMMORTALITE. 275
do ces morts, qui constituent la meilleure partie de l'Hu-
manité .»
« Telle est, ajoute le docteur Robinet, la noble immor-
talité que le positivisme reconnaît à l'âme humaine, c'est-
à-dire à l'ensemble des facultés morales, intellectuelles et
pratiques qui caractérisent chaque serviteur de l'Hu-
manité. »
Feûerbach, Vacherot, Taine, Strauss, Bûchner, Mo-
leschott, Schopenhauer, Hartmann, Spencer, produisent
les mêmes affirmations. Ainsi donc, tous les philosophes
modernes conviennent que la mort n'est qu'une métamor-
phose nécessaire à la perpétuation de l'espèce ; que l'âme
de l'individu est laconséquence d'une série de phénomènes
plus ou moins étendus et plus ou moins intenses, plus ou
moins supérieurs et plus ou moins inférieurs, et que notre
immortalité n'est pas hors de nous; mais qu'elle est, au
contraire, bien en nous et parmi nous, dans l'association
intellectuelle et morale de ceux qui furent avant nous et
de ceux qui viendront après. Par l'histoire et par la somme
dévie que nous possédons, nous sommes liés à ceux qui
ont vécu ; par nos actes, nous nous lions à ceux qui nous
survivent. C'est en ceci que consistent la récompense éle-
vée des morts et la consolation suprême des vivants. Nous
devons donc vivre pour les autres, car plus tard nous
vivrons dans eux et par eux, suivant la belle formule posi-
tiviste. Il résulte de cette immortalité positive que les
châtiments et les récompenses transportés par les reli-
gions dans l'espace, au centre de la terre, dans le corps
d'autres êtres ou dans d'autres planètes, trouvent leur
réalisation dans la vie présente, sur la terre et dans l'his-
toire. Chacun obtient donc l'immortalité qu'il mérite.
Ce qui détermine, en effet, cette immortalité, ce qui pro-
duit en notre faveur la prolongation de l'existence, c'est
dans une mesure exacte le degré de perfection auquel
nous nous sommes élevés. Il est pleinement immortel
celui qui réalise en lui la plus grande somme possible
270 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
d'idéal par l'Art, par la Science et par la Justice. Le bien
qu'il réalise par ses actes et les vérités qu'il conçoit dans
son intelligence sont rigoureusement ce qui le pousse au-
delà des limites de sa durée individuelle. La quantité et la
qualité de ses idées et de ses œuvres donnent la mesure
précise de son immortalité. Par un juste retour, tous ceux
qui se consacrent exclusivement à eux-mêmes en se déta-
chant de l'Humanité par la petitesse de leurs conceptions,
par la sottise de leurs procédés et la mesquinerie intéres-
sée de leurs actes ; tous ceux qui gaspillent leur existence,
livrés aux penchants grossiers, aux occupations futiles, à
l'assouvissement d'appétits brutaux ; tous ceux qui meu-
rent enfin après ne s'être préoccupés que de pratiques
égoïstement utilitaires, ceux-là sont bannis de la vie
éternelle.
De tels hommes, par aventure, seraient-ils dignes d'une
immortalité quelconque ?
Quant à ceux qui obtiennent de se survivre par le béné-
fice que leur procure une qualité isolée, comme ceux, par
exemple, qui s'immortalisent par leur talent ou par leur
savoir, sans vertu d'ailleurs dans les actes, sans amour
dans le cœur, sans foi dans l'avenir, en se prévalant sim-
plement de leurs facultés naturelles ou des moyens qu'ils
ont acquis pour tyranniser leurs semblables au profit de
leur individualité ou d'une classe privilégiée ; ceux-là, s'ils
passent à l'histoire, c'est pour y rencontrer le châtiment
qu'ils méritent; leur expiation à la face des générations
futures est proportionnée à la grandeur de leurs forfaits.
La situation politique qu'ils créèrent a beau les présenter
comme des héros, la religion à laquelle ils appartinrent
les transforme vainement en saints ou en demi-dieux ; un
jour cette politique s'écroule, un jour cette religion dispa-
rait, et alors la critique les arrache sans pitié de leur pié-
destal et les livre à l'ignominie des générations futures.
L'Humanité, qui a enfin pris conscience d'elle-même,
se rappelle aujourd'hui, et elle rectifie ce que jadis elle
DE L'IMMORTALITE. 277
comprit mal. Voyez comme ils ont été jugés par le tri-
bunal auguste de l'Histoire, dès la chute de l'empire
romain, ces Césars abjects de la capitale latine. Voyez si,
la période de l'absolutisme monarchique écoulée, Phi-
lippe II n'a pas soulevé toutes les consciences honnêtes.
Voyez si Torquemada ne provoque pas l'horreur de tous
ceux que ne subjugue pas le despotisme théocratique.
Calvin ne se lavera jamais du supplice de Servet ; Monck
sera éternellement méprisé pour avoir trahi la République
en Angleterre ; Pedro Arbues apparaîtra toujours comme
un homme poussé au crime par la foi catholique.
Lorsque ceux dont le nom se transmet à l'histoire ont
pour titre unique un désintéressement stérile, qu'ils se
sont détachés de l'Humanité par une erreur spéculative,
les sociétés qui leur succèdent, et qui n'ont reçu d'eux
aucun héritage, les considèrent avec une profonde indif-
férence. Que nous importent, par exemple, les noms de
ceux qui se sont sacrifiés pour Moloch, Baal Ammon,
Iagrenat ou Vitzlipoutzli? que nous importe cette litanie
de saints chrétiens qui menèrent dans la Thébaïde la vie
sans solidarité de l'homme sauvage?
Mais, de même que ceux qui furent injustement exaltés
seront expulsés des postes d'honneur que leur avaient fait
occuper leurs partisans dans le panthéon de l'Histoire, de
même plusieurs de ceux dont le souvenir nous a été
transmis comme un type de scélératesse et d'indignité
obtiendront réparation de la part des générations futu-
res, dès que l'influence de ceux qui ont ainsi travesti le
récit des événements se sera évanouie. Dans l'histoire
aussi, les âmes ont leurs limbes, où la critique va opérer
leur résurrection. Eschyle, Alcibiade, Aristagore, Démo-
nax et tous les Grecs qui s'opposèrent à la prépondérance
du divin sur l'humain ont été calomniés à l'époque de la
domination de l'absolutisme ; aujourd'hui, la critique his-
torique les a vengés. Il en a été de même pour tant et
tant de savants et de philosophes poursuivis jadis et
278 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
excommuniés par l'Eglise, et revendiqués maintenant par
les investigations scientifiques.
Il ne laisse pas d'exister des gens que ne satisfait pas
cette immortalité. Les disciples des écoles subjectives, qui,
bien qu'ils rendent à. la raison l'hommage qui lui est dû,
ne raisonnent que sur des principes admis à priori, ou •
les partisans du dogmatisme spiritualiste, protestent et
disent que ce genre d'immortalité ne donne pas satisfac-
tion à la nature humaine. Ils ont cru entrevoir l'infini
dans l'intérieur de leur conscience et ils croient que cette
abstraction, qui n'est que leur œuvre pure, est une des
qualités essentielles de l'âme humaine ; ils concluent à
sa durée perpétuelle.
Les uns dénoncent cette doctrine comme étant aristo-
cratique ; ils prétendent qu'elle consacre une exclusion et
un privilège : une exclusion à l'égard des âmes vulgaires,
auxquelles est déniée toute participation à la vie future ;
un privilège en faveur des âmes élevées et savantes. Ef-
fectivement, si l'on n'est immortel qu'en raison directe
de ce que l'on a senti, conçu ou exécuté, en raison do
l'intelligence et du dévouement, il est clair, il est évident
que les âmes vulgaires ou nulles, que ceux qui n'ont vécu et
produit que pour eux-mêmes n'obtiennent pas l'immortalité
de ceux qui ont accru leur intelligence et sacrifié leur per-
sonne au profit de leurs semblables. « Le ciel de M. Renan
serait une succursale de l'Institut », dit M. Garo, afin de
tourner en ridicule la théorie de cet illustre philosophe sur
l'immortalité de l'Homme. D'autres, qui prétendent dé-
montrer que cette doctrine est contraire à la tendance
démocratique du siècle , s'expriment également en ce
sens. Cette appréciation est-elle juste? Examinons-la.
Nul ne tentera, à coup sûr, de prouver qu'il soit injuste
que celui qui n'a rien produit ne possède pas, ni qu'il y
ait inégalité en ce que la récompense soit proportion-
nelle au sacrifice et le résultat acquis au travail exécuté.
L'inégalité, la grande injustice seraient de soutenir que
DE L'IMMORTALITÉ. 279
les individus de telle race, de telle secte, de telle école
ou de tel parti, de telle classe sociale ou de telle hiérar-
chie ne peuvent, quoi qu'ils fassent, parvenir à l'immor-
talité. Mais établir que chacun obtient selon ses œuvres,
ne saurait, il nous semble, consacrer ni inégalité ni injus-
tice. L'Egalité formulée par les philosophes, l'égalité de la
démocratie, c'est l'égalité de conditions pour arriver à
être, l'égalité en droits, et non pas l'identité des produits,
non plus que l'uniformité de la vie. Cette égalité à laquelle
nos contradicteurs font allusion, c'est l'égalité des mysti-
ques, l'égalité du communisme autoritaire, l'égalité qui
donne à celui qui fait grève autant qu'à celui qui travaille,
autant à celui qui consomme qu'à celui qui produit; c'est
l'égalité qui étouffe la personnalité humaine, qui conduit
à la misanthropie et à l'oisiveté ; l'égalité qui stérilise les
ressources; c'est l'égalité dans l'Injustice, c'est-à-dire
que ce n'est pas l'égalité, car sans Justice il n'y a pas
d'égalité possible. Quel droit pourra-t-on invoquer au-
jourd'hui ni jamais pour que le fainéant obtienne ce
qu'obtient celui qui travaille et produit? Quelle gratitude
pourront devoir les peuples à qui ne leur a rien légué?
Y a-t-il injustice à ce qu'il en soit ainsi? Montrez-nous et
démontrez-nous ensuite la raison pour laquelle un homme
vulgaire et nul peut prétendre à l'immortalité. Y a-t-il
rien de plus démocratique et de plus digne à la fois que
celui qui prétend à l'immortalité soit obligé de la conqué-
rir? Où trouve-t-on en cela trace d'aristocratie? où résident
l'exclusion et le privilège? L'aristocratie, l'exclusion et le
privilège ne se rencontrent que dans la théorie transcen-
dantale de la prédestination et de la grâce. Au contraire,
clans celle de l'Immanence, c'est la Justice qui préside ;
c'est au flambeau de la Justice qu'elle a été conçue. Que si
des protestations s'élèvent contre elle, elles trouvent leur
source dans l'égoïsme transcendantal irrité, mais non
dans les aspirations égalitaires et démocratiques.
D'autres attaquent cette idée au point de vue de la jus-
280 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
tico. «Quelle récompense, s'écrient-ils, offre-t-on aux êtres
qui ne sont ni éminents ni instruits, mais qui, cepen-
dant, sont honnêtes et justes? quelle récompense ob-
tiennent ceux qui souffrent pour la justice, ceux qui s'im-
molent pour la défense d'une idée généreuse, ceux qui
tombent victimes de la tyrannie? Si vous supprimez le
ciel, que restera-t-il aux malheureux prolétaires? Ah !
poursuivent-ils, ne leur ôtez pas la consolation suprême
du bonheur qui leur est réservé dans une autre vie, parce
que vous les plongerez dans le plus affreux des déses-
poirs ! » A ceux-là nous répondrons que de la nécessité de
la justice ne dépend pas l'existence actuelle de son règne.
Une idée n'implique pas l'autre. Tant de choses devraient
être qui ne sont pas, jusqu'au jour enfin où nous les fai-
sons ! Certains individus comme certaines classes sont
victimes des injustices sociales ; nous le reconnaissons.
Mais, par aventure, leur rend-on la justice par cela qu'on
les exhorte à la résignation, parce qu'on la leur promet
pour plus tard, dans un autre espace, après leur mort?
C'est pourtant à l'aide de cette théorie qu'on leur démontre
qu'ils sont victimes d'injustices proclamées nécessaires,
et qu'ils sont, par conséquent, indignes d'obtenir justice
en ce monde. D'où il suit que l'espoir d'une justice dans
une autre vie les rend indifférents au progrès universel
par la perfection du travail ; qu'au contraire, le travail
leur apparaît comme une peine, un châtiment, une con-
damnation ; qu'ils souhaitent la mort comme la seule
voie ouverte à leur émancipation ; qu'ils laissent se per-
pétuer toutes les oppressions, que la misère suit son
cours, et que le règne de leur émancipation ne fleurit ja-
mais sur la terre ni pour eux ni pour leurs enfants.
Ce ciel, dont la conception remonte au moyen âge, au
centre duquel brille un Dieu en trois personnes, autour
duquel sont disposés en cercles concentriques et hiérar-
chiquement rangés les anges, les prophètes, les patriar-
ches, les saints et les justes, tous immobiles, tous astreints,
DE L'IMMORTALITÉ. 281
l'éternité durant, à une béatitude suprême, ne peut plus
satisfaire la conscience des masses, qui, loin d'ambition-
ner la conception théologique de la justice transcendan-
tale, entité absolue, poursuivent ardemment la réalisation
prochaine, sinon immédiate, de la plus grande somme de
justice possible fondée sur les relations sociales: de cette
justice qui se réalise chaque jour davantage, et qui, à me-
sure que nous l'atteignons, recule ses frontières; de cette
justice qui, comme l'horizon, se découvre à mesure que
nous nous rapprochons d'elle, et dont l'idéal se manifeste
comme la raison d'être du progrès moral indéfini. C'est là
le ciel de notre époque ; il est là, parmi nous, devant nous.
Les déshérités comprennent aujourd'hui qu'il n'est point
juste qu'un travail fini obtienne une récompense indéfinie
au détriment du travail d'autrui ; ils conçoivent qu'il n'est
pas juste que celui-ci vive et jouisse de l'exploitation de
cet autre ou de sa propre oisiveté ; ils réclament donc le
produit ou la valeur intégrale de leurs œuvres, afin de
pouvoir participer à leur tour aux joies de l'existence en
raison directe de leurs facultés productives. C'est là le ciel
que le prolétariat découvre devant lui, qu'il conquerra au
prix d'efforts que rien ne saurait rebuter, et dans lequel il
pénétrera aujourd'hui, demain, ou plus tôt ou plus tard,
en brisant toutes les barrières qui s'opposeront à sa
marche triomphale.
La Beauté, que le Grec conçut dans ses dieux et dans
les espaces éthérés de l'Olympe ; la Justice, que le moyen
âge plaça dans une autre vie avec le Jugement der-
nier rendu par le Tout-Puissant ; le Savoir, que les néo-
platoniciens et les chrétiens considérèrent comme un re-
flet de la science de Dieu; toutes ces idées, l'homme les
réalise aujourd'hui graduellement dans sa personne ; c'est
pour ces fins qu'il travaille, qu'il lutte et qu'il souffre, pour
qu'un jour nous puissions réunir tous en nous une grande
somme de Beauté, de Science et de Justice et nous écrier :
Eurêka l Les portes du ciel nous sont ouvertes !
IV
CONSÉQUENCES PRATIQUES
Nous avons essayé de définir la mort ; nous avons éga-
lement essayé de définir le genre d'immortalité que
l'Homme peut atteindre; il nous reste actuellement à dé-
gager de ces investigations la partie morale, c'est-à-dire
la question pratique. Quelle influence exerceront donc
ces conceptions sur les mœurs et les actes de l'Homme?
Quelle relation s'établira entre elles et la dignité dans
la mort?
Mourir, nous l'avons déjà dit, ce n'est pas seulement
cesser d'être ou de vivre; c'est encore, et surtout, avoir
vécu ; ainsi, la mort sera d'autant plus heureuse que
l'existence aura été active et désintéressée. Celui qui aura
vécu asservissant les forces de la nature extérieure, sans
dualisme en son être, sans remords, sans opposition entre
ses actes et sa conscience ; celui dont l'existence, en un
mot, se sera écoulée conformément aux fins altruistes, en
développant en même temps toutes ses facultés, sans
obstacles subjectifs d'aucune sorte , celui-là obtiendra
une fin qui ne pourra être que digne et tranquille. Plus
l'homme aura pensé, plus il aura remué, découvert, établi,
répandu d'idées, plus il se sera rapproché de la réalisation
pratique de l'idéal de science et de justice, et plus la sé-
rénité de sa mort sera complète. Qui aura ainsi vécu sen-
tira à peine la mort; sa vie aura été un enthousiasme per-
pétuel, et sa mort tiendra encore plus de l'extase.
La mort est le point culminant de la vie; aussi, au
moment le plus brillant de l'existence, à l'heure où l'on
CONSEQUENCES PRATIQUES. 283
s'enthousiasme le plus vivement pour une idée, la vie se
confond-elle avec la mort. Et c'est pourquoi, dans l'ex-
tase de l'amour, on s'écrie que l'on meurt; c'est encore
pourquoi l'antiquité déifiait celui qui mourait dans toute
sa vigueur en combattant avec intrépidité contre l'ennemi
de la patrie ; qui mourait, ainsi que disaient les anciens,
dans la plénitude de ses jours. Ceux qui mouraient au
point culminant de leur entreprise, les héros, étaient dé-
clarés demi-dieux, pour indiquer qu'ils participaient du
caractère divin par leur immortalité et du caractère hu-
main par leur origine. Et comme une semblable mort est
le plus haut période de la vie plutôt que la mort, on ne
regrette nullement, lorsqu'on est grand par l'esprit ou
par le cœur, de mourir après la victoire dans la joie d'une
grande invention ou dans l'accomplissement d'un devoir.
Nous avons déjà dit que la vie ne peut être mesurée
par la durée. Il est des jours qui valent une éternité.
Nimirum hàc unâ die plus vixi, mihi quàm vivendum fuit.
disait Labérius dans une de ses pasquinades. Expression
hautement philosophique, bien que sortie de la bouche d'un
auteur comique. Dans ces moments, la mort n'inspire donc
pas de crainte ; elle se présente si belle et si calme, que
l'on peut presque dire qu'elle se fait désirer, parce qu'on
ne voudrait pas que le temps qui reste à vivre rabaissât
celui qu'on a vécu. La décadence est effrayante pour
celui surtout qui ne sait pas se retirer assez à temps de la
scène publique ; nous pouvons, pendant cette période,
détruire notre œuvre de nos propres mains. Mourir n'est
rien lorsqu'on a vécu, lorsqu'on a mené une grande
entreprise à son terme, lorsqu'on a rempli les devoirs de
la vie ou au moins lorsqu'on a aimé et qu'on laisse des
successeurs ; quand l'homme a atteint la plénitude de
l'être, il va exister dans d'autres individus auxquels par
la génération organique ou parla génération intellectuelle,
qui est infiniment supérieure à l'autre, il a communiqué
la vie. La mort n'est redoutable que lorsqu'on n'a pas
284 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
donné tout co que Ton pouvait donner, que lorsqu'on n'a
pas achevé révolution ou que l'on meurt sans liens avec
ceux qui survivent. Mourir dans la famille, mourir dans
la patrie, mourir dans l'humanité, c'est mourir dans la
béatitude ! Aussi les anciens, qui avaient entrevu ce que la
philosophie affirme aujourd'hui, savaient-ils mourir à
temps et avec dignité. L'Euthanasie appartient à l'âge de
leurs républiques. Diagoras mourut de bonheur dans les
bras de ses enfants le jour que, dans les jeux Olympiques,
il les vit couronnés tous trois et acclamés par le peuple.
Frappé à mort, Epaminondas arracha le dard de sa bles-
sure afin de mourir plein de la joie d'avoir gagné la
bataille et sauvé la liberté de sa patrie. L'antiquité est
pleine de ces exemples de héros terminant dignement
leur vie. Ils ont fièrement terminé leurs jours, tous ceux
qu'a possédés la fièvre sublime de la pensée, tous ceux
qui ont indiqué une réforme, tous ceux dont les efforts
ont fait triompher une révolution. Jean Huss, Giordano
Bruno, Servet, expirèrent sur le bûcher en s'apitoyant sur
leurs bourreaux. Danton meurt avec une dignité qu'au-
raient enviée les héros de la Grèce et les républicains de
Rome ; il avait puissamment contribué à la fondation
du droit moderne, il pouvait donc mourir tranquille.
L'amour, cette tendance à la prorogation de la vie, qui
porte deux êtres à se synthétiser en un troisième, pousse
les hommes, comme toute tendance de dévouement, à
ne pas craindre la mort. Que d'amants n'ont pas bravé
tous les dangers, celui de la mort même, pour passer
une heure aux pieds de leur maîtresse (1) ! Cette non-
crainte de la mort se constate aussi bien clans l'amour des
sens que dans l'amour platonique, que l'objet aimé soit
un être humain ou qu'il soit une personnification divine.
Thérèse de Jésus, cette femme sublime qui, parlant du
(1) Voir les beaux vers de Pétrone :
Qualis jiox fuit illa.
CONSÉQUENCES PRATIQUES. 285
démon, disait: « Le malheureux! il n'aime pas! » se
trouvait en ceci d'accord avec Héloïse, Lucrèce et Cléopàtre.
Les amours de ces grandes femmes, de nature pourtant
si diverse, se confondent sur ce point. Toutes quatre ont
considéré comme un bonheur de pouvoir mourir pour
l'objet de leur affection, la maîtresse de Marc-Antoine
emportée par la violence des sens, l'épouse du Christ
enflammée d'une passion divine, la savante amie d'Abé-
lard éprise du savoir de son amant, l'héroïne romaine
fière de l'honneur de son mari ; que leur importait donc
la mort, puisqu'elles l'affrontaient pour l'objet de leur
amour? C'est sous cette influence que le poëte du posi-
tivisme, Mme de Ackermann, s'écrie :
Durer n'est rien. Nature, ô créatrice, ô mère!
Quand sous ton œil divin un couple s'est uni,
Qu'importe à leur amour qu'il se sache éphémère, •
S'il se sent infini?
« Aimer, a dit une femme d'un grand talent, c'est s1 anéan-
tir l'un dans r autre. » Mais il manque quelque chose à cette
définition, il manque le pourquoi, le but de cet anéantis-
sement. — Aimer, c'est s'anéantir l'un dans l'autre; sans
doute, mais il aurait fallu ajouter : pour revivre dans une
troisième personne. Si l'amour, en effet, nous pousse jus-
qu'à l'anéantissement de notre personne, si parfois il nous
porte au sacrifice, c'est qu'inconsciemment nous sentons
que nous mourons pour donner la vie à d'autres. Donc,
lorsqu'il est stérile, l'amour, qu'il soit platonique ou qu'il
soit sensuel, est la plus énorme des aberrations.
Nous devons noter ici que l'amour tend à la mort plus
encore que le dévouement pour la Justice, pour la Patrie
ou pour la Science (1). Et pourquoi? Parce que l'amour
(I) Ainsi que nous l'avons vu dans la partie historique, l'amour, dans
les sociétés en décadence, dans les époques dominées par l'idée de la
mort, l'a emporté et s'est transformé en loi divine. Cette réciprocité
de l'amour qui tend à la mort et de la mort qui accroît l'amour peut
286 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
est urie passion dont la fin est purement individuelle.
Celui qui aime ne tend qu'à la possession de l'objet aimé;
il ne se sacrifie que pour lui, le reste du monde s'efface
et disparaît devant ses yeux. Gomme son objectif est
exclusif et par cela même difficile à atteindre, s'il ni' l'at-
teint pas ou s'il le trouve inférieur à l'idéal qu'il s'était
créé, toutes choses qui se produisent le plus souvent, alors
il veut mourir, car l'objectif de la vie, ce que nous consi-
dérons comme la seule félicité possible, s'est évanoui. Au
contraire, lorsque nous nous intéressons à un idéal de
justice ou de science, comme l'objet est progressif, comme
nous l'atteignons toujours sans finir de l'atteindre jamais,
comme le désir s'accroît à chaque possession parce que
cet idéal croit à mesure que nous le possédons et qu'à
mesure que nous l'atteignons nous voyons au delà, il
nous pousse constamment vers la vie, car nous désirons
vivre toujours afin d'en pouvoir réaliser une plus grande
somme. C'est pour ce motif que mourir pour la Science,
pour la Liberté, pour la Justice est infiniment plus grand
que mourir d'amour. C'est pourquoi la femme, être en
général plus égoïste que l'homme, auquel elle est infé-
rieure, préfère le premier idéal, celui de l'amour, au
second. Bien qu'il soit le désir de vivre dans l'objet aimé,
bien qu'il soit l'anéantissement du moi propre au profit du
moi d'un autre être, l'amour constitue toujours une pas-
sion égoïste si on le compare au dévouement à la Justice
et à la Science. Et. pour preuve, que l'on examine combien
en général la femme — à moins qu'elle ne soit une
femme d'élite — empêche l'homme qu'elle aime de se
sacrifier pour le triomphe d'une idée généreuse, ou au
moins en quelle pitié elle tient ce sacrifice (1). Ainsi donc,
s'expliquer ainsi : Si l'amour à ces époques exerce une telle prépondé-
rance, c'est parce qu'inconsciemment l'on tend à propager l'espèce
en particulier et la vie en général d'autant plus qu'elles sont plus me-
nacées de disparaître de la surface de la terre.
(1) Chez les femmes de génie, l'amour n'est pas simplement la pas-
CONSÉQUENCES PRATIQUES. 287
il y a une différence entre celui qui s'anéantit dans un
esprit et celui qui s'anéantit dans tous ceux qui ont été,
qui sont et qui seront sur la terre.
Comme, depuis la Révolution, l'homme a conquis une
plus grande somme de vie par l'extension des conditions
d'existence, nous pouvons espérer que, l'évolution conti-
nuant, la sphère de notre action s'agrandira, et que mieux
et plus longtemps nous vivrons, moins la mort nous pa-
raîtra redoutable.
En partant de l'idée que l'homme est simplement de
passage ici-bas sur la terre, que la terre n'est qu'une
vallée de larmes et que notre existence ne doit servir qu'à
nous préparer à jouir là-haut dans le ciel, l'ascète, qui est
le type le plus parfait du christianisme, s'isolait du monde,
se nourrissait mal, s'infligeait toutes sortes de mortifica-
tions et de supplices lents, de façon qu'il finissait par
succomber en priant Dieu rien que pour son âme, mais
sans accorder le moindre souvenir à ceux qui restaient
sur la terre. Si, par hasard, il s'en souvenait, c'était pour
leur demander des prières. Gomment s'en serait-il sou-
venu du reste, puisqu'il n'avait jamais eu de rapports
avec eux ?
Le christianisme a dit en effet à l'homme : Puisqu'il faut
que tu meures, puisque ton corps est périssable, vis pau-
vrement, ne procure aucune satisfaction à ce corps,
sion pour un homme ; il est l'adoration inconsciente et confuse de
quelque chose de collectif et de supérieur qu'elles voient ou qu'elles re-
cherchent en lui.
Jamais la rencontre d'un homme et d'une femme vulgaires n'a en-
gendré d'héroïques amours ni de grandes passions. Cléopàtre s'éprit de
César et de Marc-Antoine qui représentaient la république romaine;
die ne s'éprit ni d'un licteur ni d'un décurion. Lucrèce se suicida pour
venger le droit outragé. Entre mille condisciples, Héloïse choisit le
maître; elle ne l'eût certainement pas aimé s'il eût été vulgaire ou mé-
diocre. Ce qui dans le Christ passionnait Thérèse de Jésus, c'était sa
divinité; avec le feu qui enflammait son âme, elle se serait perdue pour
l'amour de n'importe quel homme si dans son époux elle n'eût pas re-
cherché le dieu.
288 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
mortifie-le par l'austérité, par les privations, éteins sa
sensibilité, que tes organes ne convoitent rien, subjugue-
les au contraire et refoule leurs besoins ; c'est ainsi et
seulement ainsi que tu parviendras au salut éternel. Tous
les écrits des Pères de l'Église proclament que l'idéal
c'est la pauvreté. Tous respirent le scepticisme de la vie
et exhortent à ne vivre que pour la fin d'outre-tombe.
L'anéantissement de l'individu, la mortification (de mors
et defacere), telle est la consigne sacramentelle du moyen
âge. L'état de perfection, c'est la stérilité forcée, c'est le
célibat sanctifié sous le nom d'état virginal, comme si rien
n'était plus en dehors de la raison que de priver un or-
gane de fonctionner selon ses fins naturelles. C'est pour-
quoi le parfait chrétien vit sans réciprocité, sans mu-
tualisme, sans expérimenter, sans analyser, sans faire
d'investigations, d'anatomie, de séries, sans remonter à
la synthèse pour réunir des éléments antithétiques sous
un caractère commun, sans inventions, sans méthodes,
en un mot, sans dompter la Nature pour la mettre à son
service. Son idéal a été Y imitation de Jésus-Christ, non pour
une fin de ce monde, mais pour mériter d'être avec lui
dans l'autre. Pour lui, en effet, la Nature c'était le Diable,
et aucun pacte n'était permis avec le Diable. Pour comble,
le chrétien concentré en lui-même crut que son isole-
ment n'était pas un obstacle à la sublime extase de l'amour
ou de la pensée, et que, sans relation avec les êtres hu-
mains, divorcé avec la Nature, il pouvait cependant la
trouver dans l'effort suprême du quiétisme. De là le
trouble cérébral de tant de saints tombés dans l'illumi-
nisme, la dégénération physique du type humain au sein
des cloîtres, le dépeuplement de la Thébaïde et de la
Mésopotamie au temps des ascètes, celui de l'Allemagne
et de la France après l'an 1000, celui de l'Espagne sous
le dernier Philippe et Charles II. De Là encore que l'ascète,
n'ayant pas vécu conformément au véritable sens du mot
et n'ayant pas laissé de trace de lui-même, envisageait la
CONSEQUENCES PRATIQUES. 289
mort avec terreur, alors même qu'il la désirait le plus
vivement.
Mais, dans les temps modernes, la philosophie a appliqué
la méthode inductive ; d'inspirée qu'elle était, elle s'est
faite investigatrice ; au lieu de s'élever sans cesse vers
le ciel, elle a fouillé les profondeurs de la terre. Réconciliée
avec la Nature, elle a vu que les hommes ne devaient pas
se soumettre à sa puissance ainsi que l'avaient fait cer-
taines sociétés de l'Orient, qu'ils ne devaient pas la fuir
non plus comme l'avaient fait les chrétiens, car la Nature
n'est pas plus dieu que diable, mais qu'ils devaient sim-
plement vivre avec elle en la domptant, en la pliant à leur
service. La conséquence de cette manière de voir a été
qu'intervertissant les termes du mysticisme, la philosophie
évolutionniste nous dit aujourd'hui: « Puisque vous vivez,
développez votre individualité et contribuez au dévelop-
pement de celle de vos semblables ; vivez chaque jour
mieux et davantage, en adoucissant votre égoïsme par la
pratique du mutuellisme, laquelle, en accroissant les avan-
tages de l'espèce, accroît également ceux de l'individu. »
Aujourd'hui, la philosophie conseille à l'homme d'éten-
dre son existence autant qu'il est en son pouvoir, de
répandre, pour ainsi dire, son âme par l'émission et la
propagation des idées, par la multiplication de l'action,
eh pensant, en inventant, en instruisant aussi et en civi-
lisant ceux qui sont encore plongés dans la barbarie, en
reproduisant l'œuvre des autres, en se reproduisant lui-
même ; la grandeur de l'âme, en effet, ne dépend que de la
quantité et de la qualité des impressions reçues ainsi que
du nombre et de la complication des rapports que notre
intelligence forme avec elles ; la vie, de la quantité et de
la qualité de l'action ; la moralité, enfin, de la direction
purement humanitaire des idées et de la conformité des
actes aux idées.
C'est dans ce but que l'Européen et l'Américain fondent
des colonies et étendent leur domination sur les con-
19
290 PARTIR PHILOSOPHIQUE.
tréea non civilisées; c'est dans ce but que, dans les États
les plus avancés, les citoyens s'assurent le droit qu'ils
possèdent sur toutes les manifestations de la vie. Pour
s'être opposés à l'évolution des peuples et des individus
sur lesquels ils exerçaient leur empire, l'Eglise a été
déposée et les césarismes se sont écroulés ; chez les peu-
ples en progrès constant, nous voyons successivement
disparaître les monarchies, pendant que s'organisent et
prospèrent les républiques édifiées sur leurs ruines.
Tel est le motif pour lequel l'Homme de notre civilisa-
tion est parvenu, après la Révolution française, à être si
supérieur à celui qui vivait courbé sous la dépendance
du dogme et du roi. Telle est la cause de la richesse des
nations. Lorsqu'il ne restera plus ombre du scepticisme
de la vie, que la tendance vers l'évolution continue se
sera emparée des peuples, quand les coutumes se seront
imprégnées de cette idée, lorsqu'elle sera parvenue à in-
spirer les hommes qui dirigent les sociétés, lorsqu'elle
sera devenue la norme de tous les codes, lorsque, dans la
plénitude de tous ses droits, l'Homme aura organisé ses
groupements sur les bases de la Justice, c'est-à-dire par
la réciprocité et le mutuellisino, alors, comme la lutte pour
l'existence se présentera dans de plus favorables condi-
tions, et comme la somme de vie obtenue au prix de tant
d'efforts sera plus grande, l'Homme, se rencontrant dans
la lutte face à face avec la Nature et non plus avec son
semblable, pourra passer sur la terre, la conscience tran-
quille, et terminer ses jours avec dignité.
Résumons-nous :
« Puisqu'il faut mourir, jouissons de la vie », disaient
les anciens; et l'idée do la mort les poussait vers le profit
individuel, tout au plus vers celui de la patrie. Ainsi,
Anacréon provoque l'homme aux plaisirs orgiaques en
lui faisant entrevoir sa tin prochaine. Le squelette, au
banquet de Trimalcion, invite les convives à la débauche.
Catulle engage Lesbie à jouir avant que se fanent les
CONSÉQUENCES PRATIQUES. 291
fleurs de sa jeunesse, car la mort, dit-il, met un terme à
tout. Dans un commentaire qu'il fait sur ces vers, Antoine
Muret observe que tous les poètes de l'antiquité ont excité
les jeunes gens à la jouissance, en se servant de l'argu-
ment de la brièveté de la vie. — Admonitu mortis puel-
lam ad fruendas secum voluptates cohnrtatur ; est mitem
hoc argumentum poëtis per familiare .
« Nous devons mourir, dirent ensuite les chrétiens
avides d'éternité ; pourquoi donc tant de soucis pour un
monde où nous ne sommes que de passage ? La vie n'est
qu'un souffle, vanité des vanités ; elle ne vaut pas la
peine que Ton s'occupe d'elle ; autant mourir aujourd'hui
que demain ; la vie éternelle qui nous attend, la gloire
du ciel, voilà ce qui est impérissable. »
L'idée de la mort, telle que nous la formule la philoso-
phie moderne, nous pousse à vivre, comme dans l'anti-
quité, mais non point pour un avantage exclusivement
individuel. Comme nous sommes convaincus que tout
dans le monde est relatif, comme nous n'aspirons pas
plus à la possession de l'Éternité qu'à celle de l'Absolu,
l'idée de la brièveté de la vie ne peut nous faire dédaigner
de vivre. Notre vie est éphémère ; c'est bien là sa condi-
tion essentielle ; mais, par cela même, nous devons en
profiter, nous devons être portés à lui communiquer plus
d'extension et d'intensité ; nous devons être égoïstes
pour nous développer et nous conserver nous-mêmes, et
altruistes afin d'étendre et de perpétuer nos actes au
bénéfice de nos semblables. L'idée de la mort aujourd'hui
ne peut que nous encourager au travail, à la pensée, à
l'étude ; elle ne peut que nous inciter à produire, à voyager,
à établir des rapports, afin de dérober à la Fatalité tout
ce que nous pourrons, afin de soustraire au domaine de
l'inconscience la plus grande somme de Nature possible,
afin que la Mort nous trouve ayant produit une quantité
de vie telle qu'elle ne puisse rien contre nous, comme
elle ne peut rien contre les grandes individualités dont la
2:.2 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
manière d'être survit à la destruction de leur organisme.
Mépriser la vie aujourd'hui comme au moyen âge,
parce qu'elle est passagère, c'est là un argument qui man-
que absolument de base. Et c'est à tort que l'on conclut
à la vanité de la science, de l'industrie, de l'art, de
l'amour, de tout ce qui est grand, de tout ce qui est beau
dans l'homme. Tout dans l'univers est transitoire. L'uni-
vers lui-même n'est qu'une continuité de moments, d'ac-
tualités. Changer, passer, voilà bien la loi de la nature.
Tout ce qui est n'a pas été avant le moment d'être, et dis-
paraît ensuite, c'est-à-dire change de forme. Aujour-
d'hui n'existerait pas si hier n'eût pas été, et sans lui
on n'atteindrait pas le lendemain. La floraison n'est qu'un
moment du végétal, qui a été semence enfouie dans la
terre, qui deviendra bois à brûler, qui pourrira peut-être
sous une couche de terreau. Tout affreux qu'il soit, le ver
à soie devient éclatant papillon; après sa mort, d'autres
insectes le dévoieront. Le jeune homme qui s'avance,
d'un pas que rien n'arrête, vers la vieillesse, n'a-t-il pas été
un enfant? Toute chose qui existe n'est telle que pour le
moment qu'elle traverse. Quelle folie si les êtres allaient
ne pas accomplir les rôles auxquels les destine leur or-
ganisation, sous prétexte que leur organisation n'est pas
durable! Il n'existe sur la vie qu'une théorie véritablement
philosophique, c'est celle qui à notre existence éphémère
donne un but élevé; c'est celle qui nous fait vivre afin de
créer la personnalité morale, qui nous fait dédaigner les
épreuves , qui nous pousse enfin à la lutte incessante
contre l'ignorance et les mauvaises conditions d'existence.
Poursuivre hardiment l'idéal, c'est là ce qui nous fait nous
surpasser nous-mêmes, car pour vivre il faut un but,
c'est-à-dire une idée qui vaille qu'on meure pour elle.
On comprendrait le mépris pour l'existence si elle
n'était pas un éternel devenir. Hartmann lui-même, après
avoir, grâce à son pessimisme, conclu au malheur de
l'existence, revient à la vérité, même en manquant à la
CONSEQUENCES PRATIQUES. 293
logique, quand il dit que nous devons poursuivre, de
toutes nos forces, l'œuvre de l'évolution, ne serait-ce
que pour épuiser plus rapidement le malheur !
L'Homme se trouve entre deux termes fatals, la nais-
sance et la mort. Il naît sans le vouloir, et d'ordinaire
il meurt sans que sa volonté intervienne. Tout ce qu'il
doit faire, c'est de tâcher d'obtenir que ces deux termes
soient aussi éloignés que possible l'un de l'autre, et, pen-
dant le temps qui les sépare, d'accumuler sur sa personne
la plus grande somme d'impressions, de faire et de recti-
fier le plus de calculs qu'il pourra, de se corriger des ten-
dances erronées ou perverses qu'il aura acquises, de
modifier celles qu'il aura reçues par héritage afin déléguer
à ses descendants (L)une nature meilleure, et de multiplier
son action au profit de tous. Celui qui aura agi ainsi rela-
tivement à ses facultés et à ses aptitudes, celui qui aura
harmonisé son avantage particulier avec celui d'autrui,
celui qui se sera constamment élevé vers un idéal toujours
plus élevé d'art, de science ou de justice, celui-là pourra
mourir tranquille, car il aura accompli sa mission sur la
terre. Au contraire, celui qui n'a pas aimé, celui qui n'a
connu d'autre mobile que l'intérêt du moment, celui qui
ignore le plaisir que procure l'accomplissement d'une
bonne action, celui qui a vécu engourdi dans un égoïsme
transcendental ou terrestre, sans mutuellisme d'aucune
(1) Il arrive souvent que l'individu ne peut dompter les aptitudes
héréditaires; il est fréquemment besoin, pour les vaincre, de l'effort con-
sécutif de plusieurs générations. On peut, en effet, lutter avec vaillance
contre les mauvaises tendances qui constituent dans l'homme une se-
conde nature ; mais, souvent, on sort vaincu de ce combat, et alors c'est
aux enfants à reprendre le duel en sous-œuvre; ils ne seront pas, en
effet, aussi impuissants que leurs pères, car, à leur tour, ils auront reçu
en héritage le résultat des efforts de ceux-ci et par conséquent une
nature déjà plus dominée. Ainsi, comme les maladies, les tendances
perverses peuvent être éliminées de l'organisme, et si, par hasard,
elles reparaissent plus tard, ce ne sera que comme un cas passager d'a-
tavisme.
294 PARTI K PHILOSOPHIQUE.
espèce, sans rayon d'amour dans le cœur, sans éclair
de justice dans Ja conscience, celui qui ne laisse après
lui ni -enfants ni œuvres, celui qui n'a pas contri-
bué par un seul acte au progrès universel, celui-là se
prépare une triste fin. Quand il sera couché sur son lit
de douleur et qu'il sentira les approches de sa dernière
heure, qu'il appelle un prêtre — comme dit Proudhon —
pour voir si au moyen des allégories religieuses il peut
comprendre la Justice et entrevoir l'infini afin de mourir
tranquille ensuite.
Dans le chapitre précédent, nous avons répondu à l'ar-
gument que Ton produit en faveur de la vie future, et qui
consiste à dire qu'elle doit exister, pour que ceux qui n'ont
pas obtenu de récompense en ce monde en obtiennent du
moins une dans l'autre. En se prévalant de cette théorie de
la récompense et du châtiment, on objecte que sans elle
la vertu sur la terre devient impossible. On dit que si la
théorie des philosophes modernes venait à se généraliser,
elle enfanterait l'immoralité ; que, sans la perspective d'une
récompense en faveur de la vertu et d'une peine contre le
forfait, le inonde entier roulerait dans le crime, que nul
n'agirait que guidé par l'égoïsme, que la terre se conver-
tirait bientôt en enfer, que, du reste, en supposant même
que le châtiment et la récompense n'existassent pas en
réalité, ils sont du moins à la fois un frein et un aiguillon,
c'est-à-dire une garantie pour la moralité des peuples.
Si cette assertion était fondée, elle ne tendrait à rien
moins qu'à détruire ce que la théorie que nous avons for-
mulée a de pratique ; nous nous voyons donc obligé de la
combattre ici.
La science démontre catégoriquement que, en tant que
moyen de réaliser la justice, la perpétuation d'une partie
de l'homme appelée âme, ainsi que l'imagina Platon, ou
de son entière individualité avec son propre corps, ainsi
CONSÉQUENCES PRATIQUES. 295
que l'avaient pensé les Égyptiens et les Juifs, n'est qu'une
chimère; la sociologie prouve en même temps que cette
conception n'exerce aucune influence favorable sur les
coutumes des adeptes.
A une époque de décadence comme celle de l'appa-
rition du christianisme, alors que le niveau moral avait
tant baissé, on comprend cette opinion de la justice chez
les propagateurs de la théorie d'une vie d'outre-tombe ;
ils la croyaient salutaire, car tout le monde vivait dans la
même atmosphère, et 1b niveau moral des uns ne différait
pas sensiblement de celui des autres.
Il n'est donc pas étonnant que Saint Paul ait dit « que
si les morts ne devaient pas ressusciter, lui et les >iens
seraient suffisamment insensés pour ne manger ni boire,
bien loin de s'exposer aux périls par la fermeté de leurs
convictions ». D'une part, en effet, l'état de la plèbe im-
périale réclamait des mobiles égoïstes, et d'un autre coté
un Juif de l'époque, comme Paul, ne pouvait recourir à
d'autres arguments. Quand il alla prêcher à Athènes, au
milieu des gens les plus illustres, sa théorie de la résur-
rection, il n'obtint pour résultat qu'un vague sourire de
son auditoire.
Mais cette argumentation ne possède aujourd'hui au-
cune valeur et ne produit plus aucun effet. Le sens moral
est plus élevé et personne ne considère comme moral un
homme qui, pour sauvegarder sa vertu, a besoin de mo-
biles égoïstes. Un homme juste doit pratiquer la justice
pour elle-même et non pas pour d'autres motifs.
Le joui1 ou il faillira, le jour où il doutera, celui qui agit
en vue de la récompense ou de la peine deviendra un
criminel effréné. Celui qui s'habitue, au contraire, aux
arrêts de sa propre conscience restera toujours juste,
parce qu'il porte en lui le châtiment ou la récompense de
ses actes. On n'enchaîne pas les maux de cette vie par la
croyance à un .autre avenir. L'immortalité catholique
est attachée à la foi dans le pardon; le coupable sait que
20G PARTIR PHILOSOPHIQUE.
Dieu peut lui pardonner le mal qu'il a fait à autrui. De
plus, l'homme n'est coupable que devant Dieu ; s'il pèche,
il n'est châtié que parce qu'il a manqué au précepte divin,
bien que son péché soit préjudiciable à l'humanité. 11 im-
porte donc très-peu au chrétien de faillir envers l'homme
s'il n'a de compte à rendre qu'à Dieu ; aussi le jour où le
crime lui est prêché au nom de son Dieu n'hésite-t-il pas à
le commettre.
Nous avons déjà vu ce que renferme d'antisocial une
théorie qui tend à la mortification de l'homme en déclarant
la vie méprisable et la personne humaine criminelle et
indigne par le fait de son origine.
L'homme agit mal ou il envahit le droit d'autrui par
nécessité, par instinct ou par ignorance de ce qu'il fait.
Quand il erre par défaut de jugement — et c'est le
cas le plus général — c'est qu'il croit bien faire; puisque
ces fautes ne proviennent que de l'ignorance, leur nom-
bre en sera d'autant plus restreint que les connais-
sances scientifiques seront plus répandues : si la faute
est une conséquence de l'hérédité, la seule répression
possible réside dans le développement de la raison et
de la conscience. Au bout de quelques années de lutte
avec lui-même, l'individu, en général conscient et pen-
sant, se domine et, s'il ne parvient pas à un empire
complet sur soi-même, il détruit du moins quelque
chose de l'hérédité perverse , de sorte que ses succes-
seurs auront moins de peine à se dominer. Si ce sont
des besoins pressants qui ont poussé l'homme à faillir, il
suffit de le placer dans des conditions qui lui permettent
d'y satisfaire sans recourir au crime. Dans ce cas, le mal
réside tout entier dans un défaut d'organisation sociale
auquel on peut remédier par l'étude. Ni le surnaturel, ni
la perspective d'une autre vie ne produisent d'effet en au-
cun de ces cas. Dans un état social où le produit obtenu
par chacun serait proportionnel à la qualité et à la quan-
tité de travail exécuté et par conséquent aux besoins, où
CONSEQUENCES PRATIQUES. 297
l'instruction serait générale, où tous les membres auraient
véritablement conscience de leurs actes, les crimes dis-
paraîtraient : il ne se commettrait du moins que des fautes
légères, fdles d'erreurs spéculatives. Plus les sociétés se
civilisent et plus elles s'humanisent , plus s'accroît la
somme de bien-être et de moralité. Dans les périodes pri-
mitives, où les races aujourd'hui civilisées croupissaient
dans un état de sauvagerie analogue à celui des Papous,
l'anthropophagie, la promiscuité et la bestialité consti-
tuaient la règle. Dans les civilisations chaldéo-assyrienne
et syrio-phénicienne, l'inceste était consacré et le sacrifice
humain individuel et collectif. Dans le polythéisme de
l'Asie Mineure et de la Grèce, la sodomie était tolérée,
l'inceste enseigné par la religion et l'esclavage sanctionné
par la loi. Dans le monothéisme judaïque on étendait la
mélédiction jusqu'à la cinquième génération, il était dé-
fendu de porter secours aux pestiférés, le vaincu consi-
déré comme coupable était anathématisé, des individus
enfin et des collectivités étaient égorgés au nom de Dieu.
L'échafaud et le bûcher caractérisèrent le christianisme du
moyen âge et de la renaissance. Mais bientôt, et à me-
sure que la société acccomplit son évolution et s'organise,
nous voyons ces crimes disparaître. Le degré de religion
est la résultante de l'état social dans lequel elle se pro-
duit. Plus l'organisation sociale est imparfaite, plus il y
a domination du surnaturel. « La morale commence où
finit le dogme, » a dit Kant. Ces crimes ne sont pas les
fils de la religion, comme on l'a prétendu; mais la reli-
gion ne les supprime pas non plus. L'étude de l'évolu-
tion des sociétés humaines démontre que le crime pro-
vient des mauvaises conditions d'existence dans lesquelles
l'homme se trouve physiquement et intellectuellement
placé et que la théorie surnaturelle coïncide et dispa-
raît avec elles. Ils se préoccupaient trop peu de la vie
future les citoyens de la Grèce et de Rome pour qu'elle
influât sur leurs actes, et nul ne niera cependant les exem-
298 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
pies d'honneur et de haute moralité qu'ils ont légués au
monde. Cicéroti lui-même, qui a écrit à l'aurore delà pé-
riode spiritual iste, dit que ses concitoyens n'avaient cure
de ce qui pouvait leur arriver après cette vie. Les tenta-
tives faites par quelques philosophes pour répandre les
doctrines de la vie d'outre-tombe n'altéraient en rien les
actes de la vie publique ou privée.
L'accomplissement du devoir, celui du bien ou du mal
dépendent de la conscience. Si nous savons que telle ac-
tion est malhonnête, nous ne la commettrons pas, quelle
que soit l'autorité de celui qui nous la prescrit, et si nous
savons que telle autre est juste, au contraire, et que nous
ayons le droit de la commettre, nul ne nous empêchera
d'aller à elle; si parla force matérielle on nous empê-
che de l'accomplir, nous protesterons dans notre for in-
térieur et nous conspirerons contre la force qu'on nous
oppose. C'est là l'œuvre de l'humanité dans tous les
temps.
Se livrer à un dogme qui dit à l'homme : Ceci est bon,
ceci est mauvais; à une Église qui toujours subordonne
la morale, rapport purement humain, à l'ai h ira lion di-
vine, l'acte de justice à l'acte de religion et même à la con-
venance du rite et de ses fonctionnaires, c'est par l'abdi-
cation de la conscience fausser la morale dans sa base,
c'est se déclarer impuissant à connaître la justice, c'est,
dans une société dont les membres ne sont pas aptes au
sentiment de la justice, rendre à coup sur la pratique de la
morale impossible.
D'autres objectent que le scepticisme de l'époque, que
les hésitations des derniers instants de la vie chez certains
philosophes sont les indices certains de l'immoralité de
la théorie positiviste. « Si l'homme aujourd'hui n'est pas
heureux, disent-ils, s'il hésite et s'il doute, c'est parce
qu'il a déserté la foi, voilà ce que reconnaissent plusieurs
à leur heure dernière. »
Il importe de considérer (pie nous vivons dans une
CONSEQUENCES PRATIQUES. 299
période de transition. Beaucoup d'esprits adoptent des
théories philosophiques dont ils ne pratiquent pas les con-
séquences sociologiques. De plus, nous supportons l'héri-
tage de plusieurs générations surnaturalistes, et lorsque,
par faiblesse cérébrale ou pour toute autre cause, la rai-
son s'affaiblit , l'hérédité triomphe et le fond surnatu-
raliste que nous portons tous en nous reparaît; les
connaissances acquises par l'étude s'étaient superposées
sur ce fond et l'avaient effacé, mais la science acquise
s'affaiblissant, il reprend le dessus. Ce phénomène d'hé-
sitation aux derniers moments de la vie s'est également
produit clans l'histoire, lorsque le paganisme agonisant
cédait devant l'envahissement des idées chrétiennes.
Le malaise, l'hésitation et la tristesse qui se manifestent
dans les esprits, le désespoir de certains qui, ne croyant
plus au passé, voient encore l'avenir trop ténébreux pour
espérer en lui, l'immoralité des autres, qui se sont affran-
chis de la Religion avant d'être assujettis à la loi du devoir
imposée par la conscience, sont autant de phénomènes
qui s'évanouiront le jour où les idées nouvelles auront
définitivement pris possession du monde. Un éminent
critique spiritualiste français, M. Caro, l'affirme en ces
termes :
« Plus tard, si ces systèmes devaient triompher, le con-
flit cesserait, et avec lui l'état violent et pathétique des es-
prits, favorable aux inspirations du poète. Si ces doc-
trines étaient la vérité, toute la vérité, il n'y aurait pas
plus de haine et de colère contre Jéhovah que nous n'en
avons aujourd'hui contre Jupiter. Il n'y aurait plus qu'une
philosophie, la physique — qu'une religion, la physique
— qu'une poésie, encore et toujours la physique ! La tris-
tesse même, la sombre inspiration de ces poèmes ne serait
plus possible. Elle ne peut être que le résultat d'une com-
paraison entre les dogmes nouveaux et les dogmes an-
ciens. On sait ce qu'on quitte, on s'effraye de ce qu'on va
trouver à la place. Voilà d'où naît ce trouble affreux de
300 PARTIE PHILOSOPHIQUE.
l'esprit. L'apaisement se fera, l'abaissement plutôt, irré-
médiable, définitif, si les nouveaux dogmes peuvent ja-
mais établir leur empire (1). »
Ceux qui opposent à la théorie positiviste l'argument
de la tristesse et du malaise des esprits, peuvent voir
qu'on ne saurait lui imputer ces conséquences, simples
résultats de l'état de lutte et de transition. Nous ne pré-
tendons pas que les idées, que les théories que nous
avons exposées rendent l'homme absolument heureux,
car nous savons que l'absolu n'est pas réalisable ; ce
que nous affirmons, c'est qu'elles sont conformes aux
enseignements de la science et que non-seulement elles
n'empêchent pas la justice de se produire sur la terre,
mais encore que, voyant que ce n'est qu'ici-bas qu'il doit
réaliser cet idéal, l'homme y tendra de toutes ses forces
afin de pouvoir en obtenir chaque jour une quantité plus
grande.
(I) Revue des deux inondes, 13 mai 1874 : La Poésie philosophique
dans les nouvelles écoles. Un poète positiviste.
LIVRE SECOND
LE DÉMON
ÉVOLUTION DE L'IDÉE DU MAL A TRAVERS
SES PERSONNIFICATIONS
LE DÉMON
ÉVOLUTION DE L'IDÉE DU MAL A TRAVERS
SES PERSONNIFICATIONS
L'homme des civilisations primitives tend à expliquer
les phénomènes naturels au moyen de l'anthropomor-
phisme ou du zoomorphisme ; si le vent siffle, si les
rivières coulent , si des rocs se détachent des monta-
gnes et roulent jusqu'au fond de la vallée, si l'éclair dé-
chire la nue, si le ciel s'empourpre à l'aurore, il attribue ces
phénomènes à l'influence de quelque être semblable à lui
ou semblable aux animaux qui l'entourent. Derrière cha-
que action naturelle, il entrevoit une volonté personnelle
comme cause immédiate ; derrière chaque objet de la na-
ture, il croit apercevoir une puissance corporelle occulte ;
mais son intelligence ne va pas au delà ; elle s'égare au
sein de cet immense chaos d'entités surnaturelles. Ces
entités sont les doubles moi des ancêtres, les ombres, les
images vagues dont il croit que l'existence se poursuit
au sein de la nature. Elles ne sont pas encore des per-
sonnifications des forces naturelles, caria personnification
exige des procédés d'analyse et d'abstraction, et ce tra-
vail est trop complexe pour des esprits primitifs; elles ne
sont que les simples auteurs invisibles des phénomènes.
Les esprits des amis sont les bons génies, ceux des en-
nemis sont les mauvais. C'est là le fond de la religion
primitive.
A ces époques reculées, le Mal est donc attribué à divers
30 i LE DEMON.
êtres antithétiques de ceux qui produisent le Bien, comme
chez les Accadiens, dont la théogonie, avec ses Utuq (1),
Alal (2), Gigim, Telal (3), Maskim (4) et Innin (5),
semblait être plutôt une démonologie, ou comme chez
les Teutons avec leurs lutiv.s et leurs fées. Plus tard,
la science sacrée subordonne les actions naturelles les
unes aux autres ; avec les phénomènes se subordonnent
également leurs causes hypothétiques efficientes, c'est-
à-dire les dieux et les diables, et, en généralisant, on ar-
rive à synthétiser en deux êtres suprêmes ou même en un
seul les séries ainsi formées. En deux, comme chez les Ira-
niens, avec Ahouramazda et Agromanyous; chezles Egyp-
tiens, avec Osiris etTyphon ; chezles Slaves primitifs, avec
le Dieu blanc et le Dieu noir. En un seul, comme chez les
Chaldéo-Babyloniens et chez les Phéniciens avec Baal ou
Bel; chez les Juifs, avec Iahweh. Dans ce dernier cas,
Dieu produit le mal comme le bien ; il le produit d'une
manière fatale et périodique, au moyen de son hypostase
fatidique, lorsqu'il est Baal-Moloch ; il le produit d'une
manière arbitraire lorsqu'il est le Iahweh qui tonne
contre son peuple. C'est ici que nous pourrions marquer
le point culminant de la religion. Dieu est tout. Non-
seulement il peut tout, mais encore il fait tout, le bien et
le mal ; bientôt, par nécessité, le monothéisme se décom-
pose encore. On ne conçoit pas que le Dieu unique produise
directement cette immensité de phénomènes naturels et
sociaux, dont plusieurs sont contradictoires. On cherche
alors des êtres intermédiaires entre le monde et lui. Pour
expliquer le mal, on dit qu'un être qu'il avait créé puis-
sant et bon s'est révolté et qu'il bouleverse la création et
le genre humain; pour le combattre, il faut donc que
(1) Ce mot signifie Diable.
(2) Le Destructeur.
(3) Le Guerrier.
(4) Celui qui dresse des embuscades.
(î>) Espèce de vampire.
L'IDÉE DU MAL. 305
Dieu envoie au monde une de ses émanations, qui est
l'Homme-Dieu. Deux groupes hiérarchiques d'êtres, ser-
viteurs des deux puissants adversaires, pratiquent le bien
ou le mal, poussent l'homme vers la vertu ou vers le
crime, comme s'il était un simple automate mû par deux
forces opposées. Mais peu à peu l'observation accumule
les données de l'expérience ; la méthode scientifique fait
alors son apparition; les rapports naturels entre tous
les phénomènes sont plus sûrement appréciés, et, grâce
à la formation d'un corps de doctrine indépendant
du dogme, les êtres chimériques, produits des supersti-
tions primitives du genre humain, s'évanouissent lente-
ment. Alors le Bien et le Mal sont considérés comme
étant de purs rapports. L'absolu est rejeté du champ de
la morale. Aux époques théologiques, certains phéno-
mènes entièrement distincts avaient été réputés comme
le produit du mal, tels que la nuit, le froid, la paresse, la
misère, les maladies, la mort, qui est le dernier des maux,
aussi bien que la beauté, l'art, les passions, la nature,
l'esprit de liberté et d'investigation, et jusqu'à la pensée
elle-même. Dans la période positive, on distingue le mal
inconscient, résultat de la nature, du mal conscient, c'est-
à-dire de l'injustice ; l'homme, en toute connaissance de
cause, lutte contre la nature tout en la mettant à contri-
bution pour se procurer le bien-être, et il lutte également
contre ses semblables pour atteindre le plus haut degré
de justice possible.
En résumé, nous pouvons dire que, jusqu'à présent,
chaque époque a eu son démon, c'est-à-dire la personni-
fication de ce qu'elle a pris pour le mal. Tantôt, cette
personnification a été multiple ; on a cru en plusieurs
principes méchants, il y a eu plusieurs démons. Tantôt, la
personnification du mal n'a pas été distincte ; confondue
avec celle du bien, elle a formé partie du mythe unique,
elle a été une de ses hypostases ou une de ses manières
d'être. Une seule personnalité omnipotente qui a été tout
20
306 LE DKMON.
par elle-même fut diable et dieu à la fois. Tantôt, enfin,
le Mal a obtenu une personnification particulière, dis-
tincte, antithétique de la personnification du Bien, et vivant
la vie des hommes ainsi qu'une personne réelle. Alors le
Démon a fait la guerre à Dieu, son adversaire direct.
L'époque moderne rejette ces personnifications, parce
qu'elle croit que le Bien ou le Mal sont de simples rapports
entre les êtres, et non pas le produit d'entités surnatu-
relles.
Nous allons suivre pas à pas l'idée du Mal à travers ses
personnifications diverses. Nous allons assister à ses évo-
lutions, voir les formes qu'elle revêt, essayer d'expli-
quer l'idée que chaque forme contient en soi, c'est-à-dire
la conception que chaque peuple a possédée du mal et le
jugement qu'il en a porté. Puis, nous pénétrerons au
sein de l'époque moderne où la philosophie brise enfin les
vieux moules dans lesquels la pensée humaine prenait
forme, et où les personnifications horribles s'évanouissent
sous l'observation comme de vains fantômes de la nuit
que dissipe l'aurore.
TYPHON
Après l'expulsion des Hyksos, le Mal, en Egypte, est per-
sonnifié par Set ou Typhon, être pervers par excellence.
Avant cette date, le Mal, parait-il, était symbolisé par un
dragon ou un serpent, mais il n'était pas uniquement
représenté dans un mythe ; il fallut le grand désastre
national de l'invasion des pasteurs nomades pour que les
Egyptiens conçussent un Dieu méchant et lui attribuas-
sent la toute-puissance. Quelques auteurs ont voulu assi-
miler le Set égyptien au Satan chrétien. Rien n'est
moins exact. Bien que tous les deux soient en effet une
personnification du mal, ils ne peuvent se différencier
davantage. Satan, dès le principe, fut un serviteur de
Dieu, chargé par lui d'accuser et même de tenter les
hommes. Set au contraire, avant de personnifier le Mal,
avait été un Dieu prévoyant, symbole de valeur et de force.
Dans le cours de son évolution, Satan, au moyen âge,
personnifia la Nature dans ses plus splendides manifesta-
tions; il fut la Raison qui éloigne l'homme de l'aveugle
croyance ; il fut l'esprit tentateur de la chair, l'investiga-
tion qui engendre le savoir humain, lequel prétend riva-
liser avec l'omniscience divine ; il fut enfin la liberté sous
tous ses aspects en lutte avec l'autorité et la hiérarchie. Le
Set égyptien, après sa chute, symbolisa au contraire la
partie négative de la Nature, son annulation, et si l'on
peut s'exprimer ainsi, sa mort; en morale, il personnifie
l'ignorance et la barbarie ; en politique, les invasions
étrangères des peuples dépourvus de civilisation.
:m LE DEMON.
Voici comment se forma le mythe et comment il se
transforma.
Un jour, plusieurs peuples de l'Asie pénétrèrent dans
la Basse Egypte pour s'en emparer. Le plus terrible des
fléaux s'abattit sur la patrie des Pharaons. La Basse
Egypte se vit inondée par un déluge de sauvages. Des
tribus nomades, habituées à vivre du produit mesquin de
leurs troupeaux ou de rapines, poussées par la convoitise,
se précipitèrent en masse sur les cités des bords du Nil,
qu'elles soumirent par la force brutale du nombre. Chaque
phalange de ces hordes barbares composait une nation,
chaque chef était un roi qui, pour soldats, comptait tous
ses vassaux. L'invasion barbare de l'Asie étouffa la civi-
lisation de l'Afrique comme une avalanche détruit la
végétation d'une prairie. Son impétuosité fut telle, qu'au-
cune barrière ne put la retenir. Les naturels du pays qui
refusèrent de prêter obéissance furent plongés dans la
servitude ou mis à mort. Sous le poids accablant de cette
population de pasteurs, la vieille Egypte se trouva étouffée,
attendant l'heure de la résurrection, comme les morts qui
descendaient à l'Amenti, emprisonnés par les démons
de Typhon, attendaient aussi la résurrection.
La tradition arabe appelle ces peuples des Amalécites;
sur les monuments égyptiens, ils figurent sous le nom de
Aamu qu'on donnait aux Sémites en général ; l'histoire
hébraïque les considère comme les ancêtres des Israélites,
et les légendes des Berbères comme des Philistins ou des
Phéniciens; mais le plus probable c'est que cette invasion,
connue sous le nom d'invasion des Hyksos, renfermait des
peuples de toutes ces provenances.
Le dieu de ces tribus était Sutech (1). Le roi Apophis
(quatrième roi-pasteur, selon Manéthon), souverain maître
de la Basse Egypte, le choisit comme dieu suprême, le
plaça au-dessus de toutes les divinités de l'Egypte et
(1) Papyrus Saliier, I.
TYPHON. 309
éleva en son honneur à Ha-uar (1) un temple colossal et
splendide dont les restes se découvrent encore près de la
ville qui s'appelle aujourd'hui Tanis ou San. D'après
Pleyte, le culte de Sutech et celui de l'un des antiques
dieux de l'Egypte appelé Sot, qui se pratiquait à Ombos, se
confondirent et par la suite n'en formèrent plus qu'un,
comme si les envahisseurs eussent reconnu leur dieu dans
celui-ci. Bientôt les princes s'honorèrent en s'appelant les
favoris de Set ou de Sutech. C'était Set qui purifiait les rois
et leur communiquait la force et la vie éternelle (2). C'é-
tait lui qui, avec Hor, les couronnait. Set-Noubti leur don-
nait la couronne de la Basse Egypte, pendant que Hor
leur remettait celle de l'Egypte Supérieure. Les rois à leur
tour se prosternaient devant lui, l'appelaient « dieu bon»,
«astre des deux mondes» (3) et «fils du Soleil». Ils lui
sacrifiaient de leurs propres mains de magnifiques of-
frandes, quelques-uns môme portaient son nom (4);
d'autres lui élevèrent des statues ; son image fut gravée
sur l'épaule et sur les pieds des colossales effigies des
rois (5), ainsi que sur la poitrine des sphinx. De toutes
parts on pouvait lire des inscriptions en son honneur,
dans les temples, sur les pierres funéraires, sur les obé-
lisques et jusque sur les scarabées. On poussa ce culte
plus loin, on considéra ce dieu comme la providence de
l'Egypte, comme le destructeur des armées étrangères, on
l'appela « le roi céleste » , « le grand dieu » , « le vigilant » ,
« le souverain maître de la victoire», et on le représenta
(1) Avaris.
(2) Papyrus 34o du musée de Leyde.
(3) Pour les Egyptiens, les deux mondes étaient la Haute et la Basse
Egypte.
(4) Sutechti de Sutech, Seti-Menephtah, etc., de même que d'autres,
faisaient précéder leur nom de Ra, habitude analogue à celle du christia-
nisme qui fait précéder le nom patronymique de celui d'un saint.
(5) Voir le colosse de Seti II, au Louvre, dont le pendant se trouve
au musée de Turin.
310 LE DÉMON.
comme Ra, dieu suprême tuant le dragon monstrueux,
symbole du mal (1).
Son règne fut un règne de bonheur et de prospérité. Les
étrangers eux-mêmes qui habitaient l'Egypte l'adoraient
comme leur dieu. Le peuple hébreu le vit briller comme
un soleil de bonne fortune ; certains auteurs affirment
même que c'est sous son influence que Moïse convertit
les Israélites au monothéisme (2). Mais tout déchoit en ce
monde, même les dieux! Le tour de la déchéance de Set
arriva aussi. La vingtième dynastie occupait le trône, lors-
que l'Egypte, ressuscitant par un vigoureux effort, expulsa
les Hyksos. Alors, par une réaction soudaine, Set passa
pour avoir été favorable aux dominateurs ; on le détrôna
pour avoir protégé les ennemis de la patrie. Le mépris
qu'il inspira à partir de ce moment surpassa la vénération
dont jusque-là il avait été l'objet. L'invasion asiatique fut
considérée comme la plus terrible des plaies d'Egypte. Et,
comme on croyait qu'il l'avait favorisée, on en induisit
qu'il ne pouvait être que le dieu du mal. Toujours les
dieux déchus deviennent des diables ! On dit aussi qu'à
la suite de l'expulsion des envahisseurs, Set s'était enfui
monté sur un àne , que, dans sa hâte d'abandonner
l'Egypte, il avait marché pendant sept jours sans s'arrêter,
et qu'en touchant la terre d'Asie, il avait eu deux fils
appelés Palestinus et Judœus, dont chacun représentait
un peuple (3).
A partir de ces événements, le culte du dieu fugitif fut
persécuté, ses statues renversées et brisées; son nom, ses
(1) Voir Pleyte, la Religion des préisraéliles, planche II, fig. 2, 3, 4, S,
et note 29 de la seconde partie, p. 221.
(2) Le dieu des Israélites qui, après Moïse, porte le nom de Ialuveh était
connu, avant lui, parmi les préisraéliles, sous celui de Schaddai, dieu
des pâturages, et plus tard sous celui de El, au pluriel Eloim. L'ana-
logie entre Schaddai et Set a fait croire à certains auteurs que le dieu
des Israélites était le Set égyptien ou qu'il en provenait.
(3) Plutarque, De Is. et Osir., xxxi.
TYPHON. 311
insignes, son image, ses inscriptions, tout ce qui le rap-
pelait enfin fut recherché avec fureur et proscrit, effacé ou
mutilé, tellement qu'à peine en resta-t-il le souvenir. Sur
les cartouches royaux son nom fut remplacé par celui
d'un autre dieu. Les prêtres égyptiens dirigeaient les
recherches et ils s'en acquittaient avec zèle; ainsi, sur
tous les monuments qu'ils ne pouvaient détruire ou muti-
ler, ils substituaient aux vieux noms et aux vieilles images
de Set le nom et l'image d'Osiris, afin que les généra-
tions futures ne pussent s'apercevoir d'un vide ni même
soupçonner son existence.
Lorsque les rois de la vingt et unième dynastie mon-
tèrent sur le trône, il ne restait plus en Egypte la moin-
dre trace du dieu, et. à partir de ce moment, on n'en
parla plus comme d'une divinité, mais bien comme d'un
être pervers que l'on représenta sous la forme d'un
reptile combattu par Hor, le dieu de la vie sur la terre, du
lever du jour, de la végétation qui s'épanouit, du soleil
nouveau qui brille dans l'espace. On lui donna des noms
d'une signification sinistre, Baba (1), Smu, Apap (2), et on
l'appela «le dieu malin qui se repaît de cadavres, qui
dévore les cœurs, qui terrasse les faibles » (3). Les jours
qui lui furent consacrés furent des jours néfastes; tous
ceux qui voulaient faire un maléfice l'invoquaient (4). Sa
(1) Rituel funcrevre, chap. xvir, ligne 67, vers. 128.
(2) Rituel funéraire, chap. xv, 7.
(3) M. deRougé, Etude sur le llilucl funéraire, Revue archéologique,
1860. Introduction et traduction des titres de divers chapitres du Rituel
et du chapitre xvn.
(4) Voici la formule de la terrible prière qu'on adressait à Seth : « Je
t'invoque, terrible invisible, toi qui détruis tout, toi qui produis le dé-
sert... Tu as été appelé celui qui renverse tout ce qui n'a pas été vaincu ;
je t'invoque par tes propres noms en vertu desquels tu ne peux refuser
ce que je te demande. Jôerbeth, Jopakerbeth, Jobalchoreth, viens à moi
tout entier, marche et terrasse celui ci ou celui-là par la gelée ou par
la chaleur, car il m'a injurié et il a répandu le sang phyôn dans sa mai-
son. » Reuvens, I, p. 39. Chabas, Papyrus Harris, p. 180.
312 LE DEMON.
figure était celle d'un serpent ou d'un aspic, et parfois
celle d'un cerf ou d'un due. Dans les constellations céles-
tes, aux quartiers d'hiver, on le représenta sous la forme
d'un hippopotame. On crut qu'il était le père du féroce
crocodile Mako (1). On lui attribua la création des déesses
mauvaises de la Phénicie, Anata et Astarté, qui conçoi-
vent et n'enfantent pas (2). On affirma encore que c'était
lui qui arrêtait le divin Osiris dans sa course, qui s'em-
parait de la lumière et qui répandait les ténèbres ; on as-
sura enfin qu'il régnait non-seulement sur les barbares
pasteurs de l'Asie, mais encore qu'il était le dieu des
nègres.
C'est alors qu'Osiris vint occuper la place laissée va-
cante par le départ de Set ; il régna avec Isis, sa femme,
déesse de la Nature, et avec Hor, son fils, emblème de la
vie. Osiris, Isis et Hor ont tous trois le même âge ; ils
sont contemporains ; ils composent ensemble la sainte
trinité de l'univers, laquelle n'est pas distincte d'Osiris,
mais est Osiris lui-même, qui s'engendre et se renouvelle
en sa personne. Mais Typhon voulut se venger, et, un
jour, aidé de soixante-douze démons, il s'empare d'Osiris,
l'enferme dans une caisse en bois qu'il fait sceller par les
siens avec du plomb fondu (3) et le jette dans le Nil, où le
dieu périt étouffé. En sentant le dieu mort dans le sein
de ses flots, le Nil se gonfle, mugit, déborde et de ses eaux
rougeâtres inonde les campagnes. Alors Set souffle sur
la terre sa froide haleine, il amortit l'éclat de la lumière
et dessèche les plaines.
En présence de cette mort du dieu, les êtres ré-
pandent tous des larmes ; les plantes elles-mêmes s'as-
socient à l'universelle douleur, elles languissent et meu-
rent. Le scarabée se cache sous les pierres, l'ibis prend
(1) Cbabas, Papyrus Harrif, vi, 8.
(2) Chabas, Papyrus Barris, m, 10.
(3ï Lefcbure, le Mythe osirien, p. 190.
TYPHON. 313
son vol vers des régions nouvelles, le crocodile s'enfouit
dans la vase du fleuve , et l'Egyptien désolé erre en
s' écriant : « Le dieu est mort! » Pendant ce temps.
Set, le malfaisant, frappe toute la nature de sécheresse.
Mais, clans son désespoir, Isis s'est mise à parcourir la
terre, appelant à grands cris son divin époux ; elle le ren-
contre enfin à Byblos, où les eaux ont porté le coffre qui le
renfermait.
En arrivant en Phénicie, la caisse s'était arrêtée sous
un pin ; immédiatement, cet arbre s'était développé sous
l'influence de la force du dieu qu'il abritait, et il s'é-
tait transformé en un cèdre gigantesque (1). Puis, on
l'avait coupé et transporté au palais du roi de Byblos
pour en faire une colonne qui soutint sa toiture, le ciel,
et reposât ses bases en enfer. Bientôt Isis apprend tous
ces détails d'Anubis ; alors, elle touche la colonne de
la main et en fait sortir le coffre et le cadavre de son
époux qu'elle s'empresse d'aller cacher dans l'épaisseur du
bois sacré.
Mais tous ses efforts sont vains; Set l'a aperçue; il
reprend le cadavre et le coupe en quatorze morceaux
qu'il éparpille avec rage autour de lui. Isis recherche ces
morceaux et les trouve tous, moins un ; celui qui man-
que est l'organe qui la rend féconde! Alors, reconstrui-
sant le corps, elle met à la place du membre absent un
spadice de sycomore, et Orisis ressuscite dans toute sa
majesté; immédiatement, il envoie son fils Hor à la re-
cherche de Set avec ordre de le tuer ; et, avec l'aide de
Thot, le temps, Hor bat son ennemi, mais il ne peut par-
venir à le mettre à mort ; après quoi, il règne dans le ciel,
brillant dans l'espace azuré, tandis qu'Osiris règne dans
les régions inférieures (2).
Telle est lalégen de mythologique. Quel en est le sens?
(1) Deveria, Catalogue, p. 147.
(2) Plutarquc, De Is. el Osir.
314 LE DEMON.
quelles idées renferme-t-elle ? C'est ce que nous allons
examiner.
En Egypte, la végétation se développe pour ainsi dire
toute seule, avec peu d'efforts ; il suffit que l'homme ou les
oiseaux déposent la semence dans les champs sur les-
quels le Nil a répandu son limon pour qu'à la saison sui-
vante les plantes poussent drues et vigoureuses. L'Egyp-
tien voyait ainsi se développer le végétal sous l'influence
du soleil qui féconde les graines dans le sein de cette terre
simplement préparée par la nature; il voyait les animaux
se cacher à une époque et reparaître à une autre ; il voyait
les inondations périodiques du Nil se reproduire chaque
année avec une exactitude pour ainsi dire mathématique.
Les eaux descendaient rougies par la terre, elles se répan-
daient à travers les campagnes, puis elles se retiraient, et
le limon déposé par elles se séchait. L'inondation durait
ainsi soixante-douze jours, pendant lesquels le soleil pa-
lissait; jusqu'à la saison suivante, l'astre bienfaisant ne
recouvrait plus ni son éclat ni sa vigueur. Alors, l'Egyptien
se figura que le soleil ou Osiris était un dieu intermittent
et que, l'hiver, il était tué par Set avec l'aide des soixante-
douze jours d'inondation. Les végétaux qui croissaient
après l'inondation contenaient la force du divin Osiris et
étaient symbolisés par le conifère de Phénicie. Isis, la
Nature passive, représentée par la Lune, évoquait Osiris ;
alors apparaissait le soleil du printemps, qui faisait surgir
la végétation; c'était Hor, qui, triomphant de Set, s'élan-
çait radieux dans le ciel pour y établir son royaume. Ce
drame se renouvelait tous les ans en Egypte, et, à chaque
saison, sur l'immense théâtre de la Nature. La lutte
d'Osiris-Hor contre Set se reproduisait non-seulement
chaque année, mais encore chaque jour. La nuit et le jour,
la lumière et l'obscurité, étaient le résultat du triomphe
de l'un ou de l'autre adversaire.
Pour les Egyptiens, le ciel était une nappe d'eau qui
enveloppait la terre, formant ainsi une sorte de voûte. La
TYPHON. 31ci
terre était plane. Au-dessous d'elle, s'ouvraient les régions
inférieures, désignées sous le nom d'Amenti, un équiva-
lent d'Enfer. C'étaient les demeures des dieux typho-
niens. Les morts y passaient pour ressusciter ensuite, de
même que le soleil disparaît le soir pour se lever le len-
demain ; les esprits malfaisants de Set leur disputaient
le passage de môme qu'à Osiris. Ceux qui subissaient
bien les épreuves ressuscitaient, et leur intelligence bril-
lait à côté des dieux lumineux qui accompagnaient
Osiris. Ceux qui les enduraient mal, ceux qui se présen-
taient en état d'impureté, étaient immolés et dévorés en
musse par « le bassin du feu ».
Ra, c'est le soleil. Pendant le jour, il parcourt l'océan cé-
leste monté sur sa barque et suivi d'une infinité de dieux
et d'esprits lumineux qui sont les intelligences des purs
qui ont bien vécu sur la terre et sont sortis triom-
phants des épreuves de l'enfer. Lorsque arrive l'heure
du coucher, le soleil entre en enfer par la bouche d'Occi-
dent. Alors Ra devient Osiris, et il engage un combat
avec Set, qui, sous la forme du serpent Apophi, veut le
retenir dans sa course. Comme ceux qui ont succombé sur
la terre, il subit les épreuves d'outre-tombe auxquelles le
soumettent les démons de Set qui habitent les replis de
l'enfer. Mais Osiris triomphe, de même que les morts en
état de pureté, et alors il s'élève resplendissant comme
Dieu le Fils, Dieu le ressuscité ouHor. Les rayons éclatants
de ses yeux pénètrent les âmes et fortifient tous les êtres ;
il remonte par l'issue d'Orient avec sa barque qui s'aban-
donne au courant des eaux célestes.
Pour l'Egyptien, le dieu qui ordonna le monde lança
une provocation aux forces malfaisantes de la Nature en
relevant les eaux de la voûte céleste, en faisant flotter
dans leur sein les dieux resplendissants des astres, en
faisant couler les rivières et surgir les végétaux; aussi
ces forces luttent-elles sans trêve pour détruire l'œuvre
divine.
316 LE DÉMON.
Les ennemis de la lumière et de la vie, présidés par
Apophi ou Set sous la forme d'un serpent, menacent
continuellement Tordre de la nature et le détruisent cha-
que jour. Mais, afin de résister à cette action destructrice,
Dieu crée nouvellement chaque jour et chaque prin-
temps.
Le dogme égyptien a transporté cette conception philo-
sophico-religieuse du terrain des abstractions métaphy-
siques sur celui de la Nature, et il l'a symbolisée ainsi que
nous l'avons dit.
Typhon est, en définitive, la personnification de tout ce
qui est pervers clans le monde moral et de tout ce qui
est nuisible dans la nature. Lorsque les rayons du
soleil, tombant perpendiculairement sur la terre, la des-
sèchent, la stérilisent, et racornissent les végétaux, c'est
Set-Typhon qui manifeste son existence en retirant l'eau
pour empêcher la fructification, en haine du divin Osiris,
qui, en dissipant les ténèbres amoncelés par son ennemi et
se levant glorieux à l'horizon, rafraîchit la nature et la fer-
tilise. Typhon, c'est encore la mer insatiable qui s'ef-
force, sans y parvenir jamais, d'engloutir leJNil. Le vent
qui brûle les plaines échauffées déjà par les ardeurs
solaires, qui soulève des tourbillons étouffants de pous-
sière mêlés de sable, obscurcissant le soleil et troublant
la pureté de l'atmosphère, c'est encore Typhon. Le froid
hiver, et l'ombre de la terre qui voile la lune en s'interpo-
sant entre cet astre et le soleil, ce sont ses maléfices. Typhon
est l'ennemi d'Isis, protectrice de l'agriculture, des sciences
et des arts ; lui qui est l'erreur et l'ignorance s'attache à
détruire les effets de la doctrine sainte offerte par la déesse
aux mortels. Il est l'ennemi qui vient du Nord et du Midi,
le Sémite et l'Ethiopien. C'est lui qui à l'esprit ravit la
raison, au corps la santé, à l'Etat la paix publique, à la
patrie son indépendance, qui dépouille l'atmosphère de
la lumière, la terre de l'eau et des fleurs qui la parent.
Habitant du vide, puissamment terrible, il est l'invisible
TYPHON. 317
ravageur qui détruit tout et qui, bien que vaincu chaque
jour, reproduit chaque jour le mal, aussi invincible au
fond que son adversaire Osiris-Hor, le navigateur de
l'océan céleste.
Telle est l'idée que l'Egypte se faisait du Mal (1).
(1) L'idée métaphysique de ce mythe nous est fournie par des écri-
vains grecs. Malgré l'interprétation des hiéroglyphes, il serait aujour-
d'hui bien difficile de préciser, d'après les textes originaux, si, à des
époques plus anciennes, on ne trouverait pas d'autres interprétations
du dogme.
Il
AHRIMAN
La terre ne produit qu'en échange du travail qu'on lui
consacre. Abandonnée à elle-même, elle cause plus de dom-
mages qu'elle ne donne de profits. L'air, le soleil et l'eau
engendrent des ouragans, des tempêtes, des inondations
ou des sécheresses. Or, l'homme est obligé de vivre sur la
terre, exposé à l'air, aux rayons du soleil et en communica-
tion avec l'eau sous mille formes diverses, rosée, vapeurs,
nuages, pluie, grêle, neige, fleuves, rivières, lacs, marais
ou mers. Il faut donc que l'homme lutte contre la terre,
l'air et l'eau. Mais l'homme, ce pygmée, comment pourra-
t-il combattre ces Titans de la nature ? C'est ainsi que
l'Iranien, au temps de Zorùastre (1), se posait le problème
de la vie. Quelle solution lui donna-t-il?
Par nature et par conviction, le Perse aimait le travail.
Le climat le soutenait beaucoup dans ces dispositions,
ainsi que la cosmogonie qu'il s'était formée pour expli-
quer la création de l'Univers. L'atmosphère qui l'entourait
(1) On croit que Zarathoustra ou Zoroastre est un personnage mythi-
que et que sa vie est une légende brodée à des époques postérieures à
celles où on le fait vivre. On ne sait de positif sur lui que son nom,
et il ne reste de ses œuvres que ce que l'on dit être sa doctrine. On peut
consulter, sur ce point, dans les Mémoires de l'Académie des sciences
dis f'ays-llas, t. XI, année 1867, ce que dit Kern: Ocer het woord
Zaralhustra en den mylhischen persoon van deesen naam. Quant aux
trois recueils qui composent YAvesla, ce sont des morceaux d'une valeur
très-distincte et qui appartiennent à des âges divers. Certains d'entre
eux sont suffisamment anciens pour nous donner l'esprit des croyances
iraniennes, sinon dans leur forme précise, du moins de façon à ce que
nous en possédions l'idée. D'autres fragments plus modernes sont mêlés
AHRIMAN. 319
était tiède en été, froide en hiver, et, dans la Bactriane,
l'hiver est long. Le soleil était son plus puissant auxi- ,
liaire dans la lutte qu'il soutenait pour dominer les élé-
ments; il était le premier d'entre eux à se déclarer en sa
faveur. La lumière répand la vie pendant que l'obscurité
donne la mort. Que la terre est froide quand le soleil se
cache! — La lumière, dit-il, est le principe bon, et les
ténèbres le principe mauvais. — * Par la généralisation de
cette pensée, il s'aperçut que lumière était synonyme de
chaleur, de force, de travail, d'action, de vie, de prin-
temps et qu'obscurité l'était de nuit, de sommeil, d'oi-
siveté, de faim, de mort, d'hiver, en un mot de limite, de
négation. Il raisonna davantage et il vit que la lumière
dispersait les ténèbres, que le travail détruisait la paresse ;
que le jour dissipait la nuit, et le printemps l'hiver; que
la mort enfin reculait devant la vie, et il dit : L'Univers
est une immense antithèse formée d'un principe méchant
et d'un principe bon. Celui-ci, qui était impassible à l'appa-
rition de l'homme sur la terre (1), lui vient toujours en aide,
à des formules étrangères ; c'est à la sagacité, à l'esprit critique de celui
qui les étudie de faire la distinction. Voici le tableau synoptique des
morceaux connus de YAvesta ainsi que la matière dont ils traitent :
Avcsta, auteur hypothétique : Zoroastre. Contient :
, T. ... , „ , , { Vedidad ou livre contre les démons.
LeVcndidad bade, \ ,r
, .x . s Yaçna.
écrit en zend. I7. ,
* Vtspered.
Le YeHh-Sadé, écrit en zend.
Le Boundéhesh, écrit en pehlevi, langue vulgaire persane, de l'époque
des Sassanides.
(i) Le principe bon s'appelle en zend Ahouramazda ou Ahoura; le grec
disait Orornazis, le persan moderne dit Ormuzd; quand il entre en
lutte contre Angromainyous, il se nomme Çpenta-Mainyous, qui veut dire
«l'Esprit qui accroît ». — Voir Spiegel, Commentaires sur VAvcsta, 11,480.
Ahoura dérive, selon Darmesleter, de l'Asoura, dieu du ciel, qui était le
principal dieu indo-iranien, la première des sept divinités célestes. Dans
l'Inde, il devint Varouna pendant que les autres devenaient les Aditas. Et
dans l'Iran, il devint Ahoura, et les autres, les Amcshaçpentas. Cet Asoura
est, du reste, analogue au dieu du ciel de toutes les races indo-germa-
;{-20 LE DÉMON.
et, sons l'influence de leurs efforts communs, l'antre, le
principe méchant, Angromainyous (1), qui n'est créateur
que par antithèse, par opposition, qui, s'il crée, le fait pour
détruire ce qui est créé (2), ce principe s'évanouit gra-
duellement, perd à tout instant de sa force, recule et se
convertit enfin en principe bon. L'armée à" Angromainyous
déserte ainsi chaque jour et va grossir les rangs de l'armée
d'Ahoura. De sorte qu'Angromainyous lui-même, le prin-
cipe mauvais, inactif, paresseux, froid, obscur, mortel, se
convertit en Ahoura, c'est-à-dire en activité, en travail, en
chaleur, en lumière, en vie. Ni l'un ni l'autre de ces prin-
cipes n'était bien personnel et encore moins anthropo-
morphe (3).
niques , au Zeus et au Jupiter des Grecs. ( J. Darmesteter, Ormazd el
Ahriman.)
(1) Dans le mazdéisme, Angromainyous, le principe du mal, signifie
« l'Esprit qui étreint, l'Esprit d'angoisse ». 11 ne dérive pas d'un être
unique et concret antérieur au mazdéisme ; il se constitua d'un élément
indo-iranien, c'est-à-dire des démons de l'orage personnifiés dans le ser-
pent qui lutte contre le feu au sein de l'atmosphère, et d'une influence
iranienne. Le serpent, se trouvant l'adversaire d'Ahoura, se modela à
l'envers de lui et devint un Ormuzd retourné. Les historiens grecs l'ap-
pelèrent Âhrimanéos.
(2) Spiegel, Eranische Aller Ihumskunde, t. III, p. 121-126.
? (3) Bien plus tard, le Boundchesh formula de cette manière la lutte du
principe bon et du principe méchant:
Ormuzd connaissait l'existence d' Ahriman, il savait qu' Ahriman pro-
duirait le mal au sein de la création jusqu'à la fin des siècles. 11 créa
donc les êtres nécessaires; pendant trois mille ans, ils furent dans les
régions spirituelles, incorruptibles, immobiles, sans atteinte. Ahriman,
qui, dans son ignorance, n'était pas instruit de l'existence d'Ormuzd,
bondit des abîmes et vint dans la lumière. Quand il vit la lumière
d'Ormuzd, il s'élança avec rage pour la détruire. Mais, lorsqu'il s'a-
perçut de la force de son adversaire, il s'enfuit dans l'obscurité des ténè-
bres, et là il créa les démons, créatures de meurtre, et s'élança à leur
tète vers la lutte. Ormuzd descendit et lui offrit la paix. Ahriman le crut
impuissant et refusa. Alors Ormuzd récita les vingt et une paroles de
rAhouna-Vairya.Au premier tiers du récit, Ahriman se tordit dans un accès
de terreur; au second tiers, il tomba à genoux; au troisième, il s'en-
gloutit dans les ténèbres et resta dans ie trouble pendant trois mille ans.
AHRIMAN. 321
Telle était la croyance des populations iraniennes après
Zoroastre et avant l'institution de la monarchie absolue,
de l'esprit de conquête et du magisme à l'aide duquel les
corrompirent les Mèdes. Le soleil était toujours favorable
au Perse. Ce n'était pas ce soleil de Babylone et de l'Asie
méridionale qui produisait la santé aussi bien que la peste,
et la vie autant que la mort. Loin de brûler le Perse, il le
réchauffait doucement et l' aidait à mettre la terre en valeur.
Il était son coopérateur fidèle, non pas son ennemi. Aussi,
la division du soleil en Baal et en Moloch, en Soleil bien-
faisant et en Soleil funeste, que pratiquaient les Syriens
et les Chaldéens, n'avait aucune raison d'être parmi les
fils de l'Iran.
Fortifié par de pareilles croyances, le Perse se livrait
aux travaux de la terre avec foi, avec amour, et, à la fin
de l'année, il rentrait la récolte, « la fille de la lumière et de
Pendant son trouble, Ormuzd forma le monde. Les démons vinrent
dire à Ahriman : « Lève-toi, père, car nous allons combattre Ormuzd
et le monde. » Après plusieurs sollicitations de leur part, Ahriman se
leva, se mit à la tète des démons, marcha contre la lumière et regarda
le ciel; les démons y répandirent l'angoisse. Il prit un tiers du céleste
espace, et, comme un serpent, il sauta sur la terre, la perça et y
pénétra. Puis il créa les plantes vénéneuses, les animaux nuisibles,
l'obscurité, le besoin, la douleur, la faim et la maladie. 11 mêla la fumée
au feu afin de l'obscurcir. Ses démons poussèrent les planètes obscures
pour frapper les brillantes étoiles fixes afin de perforer le ciel et d'y pé-
nétrer. Et la création entière s'assombrit. Pendant quatre-vingt-dix jours
et quatre-vingt-dix nuits, les célestes Izeds luttèrent dans le mondecontre
Ahriman et ses démons. Enfin la victoire se décida en faveur d'Ormuzd,
et les lzeds jetèrent les démons en enfer, au centre de la terre, là où
Ahriman la perça. Le ciel fut entouré d'une muraille pour le préserver
des attaques d'Ahriman Depuis lors, Arhiman fait la guerre à toute
la création bonne au moyen de la création méchante. Boundéhesh,
2, 10 sq., 3, 10 sq., 9, 13 sq. 1 1, 9 sq.) On rencontre dans toute cette
légende des traces manifestes d'anthropomorphisme, mais il convient de
remarquer qu'elle est tirée du Boundéhesh, \i\re moderne écrit en pehlevi,
à l'époque des Sassanides, et par conséquent bien différent des livres
zendes. C'est à cette légende qu'on se réfère quand on assimile, à tort, le
Satan chrétien, d'origine tout hébraïque, à l' Ahriman iranien.
21
322 LK DÉMON.
l'action », juste récompense de ses labeurs. Comme, après
la lumière, c'était à lui seul qu'il en était redevable, il se
sentait orgueilleux de la terre qu'il avait cultivée et des
plantes qu'il avait fait croître en les arrosant. Son travail
avait transformé l'Iran on un véritable paradis, au sein du-
quel il proclamait la Justice non-seulement en faveur de
lui-même, mais encore en faveur des êtres inférieurs et
même des corps inanimés. Ici, c'est le désœuvré qui est
l'injuste, parce que c'est lui qui, par son oisiveté, refuse à
chaque chose ce qui lui esl dû. C'est sur lui que retombe
la malédiction des enfants pauvres, des animaux domes-
tiques qui ont faim, des végétaux qui ont soif, des terres
desséchées et même de l'eau qui coule et se perd inuti-
lement. Ecoutez leurs plaintes. L'eau lui dit : « Guide-
moi, je vais visiter la plante ; si tu m'abandonnes, je
m'égarerai en route, je déborderai, j'envahirai les champs
et les couvrirai de sables et de pierres ; et si je ne puis
rompre mes digues, je deviendrai croupissante et t'en-
verrai la peste funeste. » Et des crevasses de la terre aride
s'élèvent ces gémissements : « Donne-moi de l'eau, car la
soif me dessèche ! » A son tour, la plante, qui se fane et dont
le feuillage jaunit, se plaint do l'oubli auquel on la con-
damne ; elle se penche remplie de tristesse vers l'arbre son
voisin, dont les rameaux défeuillôs se lèvent au ciel
comme des bras décharnés qui implorent justice. Mais
quand l'homme a distribué de l'eau aux végétaux, c'est un
concert de bénédictions qui lui parviennent. Les plantes
se redressent fraîches , vertes et vigoureuses , leurs
boutons s'entr'ouvrent, une floraison splendide étale de
toutes parts ses couleurs tantôt délicates et douces, tantôt
vives et brillantes, et dégage une atmosphère de parfums,
chœur odorant qui réjouit l'homme de sa pénétrante sen-
teur, en récompense du travail dont il s'est montré prodi-
gue. Les arbres se couvrent de feuillage et forment un
dôme verdoyant sous lequel il vient se reposer aux heures
de loisir ; ils produisent des fruits savoureux qui rafraîchis-
AHRIMAN. 323
sent ses lèvres et réparent ses forces. Chaque jour la
terre lui offre une production nouvelle, et, en coulant à
ses pieds, l'eau laisse échapper un murmure de recon-
naissance et réfléchit sa noble image au fond de son
miroir tremblant.
Tout encourage l'Iranien au travail. Le cuir lui dit:
« Fais de moi un fouet, image de l'éclair qui frappe le
serpent du nuage, et je frapperai de mort les serpents qui
t'attaquent. » Le fer lui dit : «Fais de moi un poignard
et je te délivrerai des bêtes féroces, de cette armée
d'Ahriman qui est ton ennemi; fais de moi une pioche etje
t'ouvrirai le sillon où tu déposeras la semence qui se trans-
formera demain en plante. » Le bois lui dit : «Fais de moi
une massue et j'écraserai la tète du dragon, du chacal, du
serpent, ou convertis-moi en porte et je te garantirai la
nuit contre le démon siffleur du vent furieux. » La pierre lui
dit : « Utilise-moi pour construire une muraille, je te ser-
virai de rempart contre celui dont tu crains l'agression,
ou pour édifier une maison, et je t'abriterai dans mon
sein. » Et, dans la maison, le feu (1) lui dit, dans son bril-
lant langage : « Sois heureux et content à jamais ! Que tes
bœufs se multiplient ! Que les jeunes s'accouplent ! Qu'il
te soit donné d'obtenir ce que tu désires ! Ce sont là mes
souhaits en reconnaissance des branches sèches avec les-
quelles tu m'alimentes si pieusement (2). » Et ainsi de
suite, la Nature se met tout entière à son service; elle
lui demande de la faire passer dans les rangs de l'armée
du Bien, afin de combattre l'armée du Mal, pour servir
Ahoura contre Angromainyous. L'Iranien qui n'est pas
sourd à ces prières travaille, et Ahouramazda grandit de
toute la puissance que perd son adversaire.
(1) Le culte du feu fut aboli par Z >roastre ou à son époque; mais,
lorsque les Iraniens se dépravèrent au contact des Mèdes, ce culte reparut
en Perse. Dans le mazdéisme, le feu est un être semblable aux autres,
aidant l'Iranien, et non pas un dieu auquel on rend un culte.
(2) ZendrAvesta, t. 1, p. 212.
3-2 i LE DÉMON.
Dans l'Iran, celui qui refuse an honneur h qui y a
droit, ou celui qui repousse une demande juste esl consi-
déré comme voleur (1). Celui qui manque à sa promesse
reçoit un dur châtiment (2). L'ivresse, l'avortement volon-
taire sont également punis. Qui nie l'aumône est frappé
d'anathème ; qui manque de générosité est montré avec
horreur (3). Les enfants nés en dehors du mariage sont
très-largement protégés par la loi (4).
. Quand un étranger touche le sol de la Bactriane, il est
parfaitement reçu. Nul ne lui demande : D'où viens-tu?
On exige simplement de lui qu'il contribue au travail
commun. Il est juste d'ajouter qu'on le fait participer
aux bénéfices. Si c'est une femme ou un enfant, la com-
munauté les entretient. Comment manquerait-on à ce
devoir, lorsqu'on recueille pieusement l'animal pacifique
qui s'est éloigné de son troupeau ou de son étable? La
munificence du Pers'e s'élève plus haut encore. Quand
l'eau a arrosé les plateaux élevés, il lui dit : « Va produire
la vie, va rafraîchir les pays chauds que tu rencontreras
plus bas. Transforme en jardins les terres que tu tra-
verseras ; car, si tu t'en vas , les nuages , en crevant
au-dessus de nous, sauront bien te remplacer. »
Cette manière d'être du Perse étant donnée, quel de-
vait être son ennemi? L'ennemi de l'agriculteur labo-
rieux, c'est le pasteur nomade et vagabond, cet enfant du
désert, sans patrie, sans propriété, fainéant, contem-
platif, et voleur par instinct, qui, avec ses bêtes, ravage le
champ du laboureur et détruit le double de ce qu'il utilise.
Le pasteur tartare conduisant un troupeau de petits che-
vaux à demi sauvages qui galopent à travers ses terres
ensemencées, piétinent ses moissons et écrasent ses épis,
voilà donc son ennemi déclaré. C'est contre lui, contre
(1) Fargard IV, 1-3.
(2) Fargard III, 118; IV, 129.
(3) Fargard XV, 36-48; XVI, 30-35.
(4) Fargard XV.
AHRIMAN. 32o
ce centaure moitié homme, moitié cheval, fils maudit du
Touran, qu'il lui faut aiguiser ses flèches (1). C'est là le
soldat d'Ahriman. Toute une armée d'animaux impurs et
de végétaux malfaisants et vénéneux lui viennent en aide :
l'ivraie, le champignon, le chardon, le loup, le chacal, la
taupe, le serpent, le scorpion, la sauterelle, la grenouille
et mille autres insectes ou reptiles (2) ; ce sont surtout
les hideux reptiles qui sont les amis du fils du Touran.
Avec quel sentiment d'horreur le Perse ne regarde-t-il
pas ces dieux diaboliques, jaspés de vert, de jaune et de
noir, couverts d'écaillés, dans les veines desquels circule
un sang froid, dont la bouche distille un venin mortel,
qui se cachent et rampent dans la vase épaisse des marais,
compagnons inséparables de la peste et de la lèpre, fils
des pays arides et malsains de l'Asie inférieure et de
l'Afrique, de cette terre habitée par des hommes qui re-
vêtent la couleur des ténèbres ! C'est là qu'on les adore, là
qu'on pratique leur culte, au fond des souterrains creusés
dans l'intérieur des temples. C'est là qu'on leur rend les
hommages dus aux dieux. Là s'élèvent en leur honneur
des autels d'or aux pieds desquels brûlent perpétuelle-
ment l'encens et la myrrhe.
Mais ce n'est pas seul que l'Iranien combat contre
l'armée d'Angromainyous. Ahoura lui prête l'appui de
toute une cohorte d'amis fidèles qui partagent avec lui
les fatigues de la lutte.
Si, pour détruire l'harmonie de la création, le malin
possède à son service Ako-Manô, l'esprit malfaisant, Andra
qui est chargé de répandre le chagrin et le péché, Çaourva
qui inspire la tyrannie aux rois, et le vol et l'assassinat
aux hommes, Nàonhaithya, Tauru et Zaïrica, le Perse,
à son tour, pour combattre ces sept génies du Mal, dis-
(1) Le Shah-Namch donne tous ces curieux détails.
(2) Tous ces animaux d'Angromainyous sont désignés sous le nom
générique de Krafstra.
326 LE DÉMON.
pose des sept Ameshaçpentas (1) ou génies supérieurs du
Bien, vertus protectrices du travail, qui sont: la Science,
la Bonté, la Pureté, la Valeur, Y Affabilité libérale, et les
génies de la Vie, le Producteur et le Yivificateur. La pre-
mière de ces vertus, celle qui les résume toutes en soi,
c'est Ahouramazda lui-même. Pour combattre les daêvas
d'Angromainyous, démons qui ne cessent de bouleverser
la Nature et de s'opposer à la régularité de ses mou-
vements, l'homme s'appuie sur les Yazatas ou génies
subordonnés aux sept Ameshaçpentas qui, disséminés à
travers l'univers entier, veillent à la conservation et au
fonctionnement régulier de tous ses organes, et réparent
les désastres produits par les démons. Après les Yazatas,
viennent les Fravarshis on Ames ailées, esprits humains
■qui sont les séries de nos actes, qui pèsent sur nous, nous
soutiennent dans le travail et relèventnos forces et notre
courage (2). Puis, viennent encore les animaux purs qui
jamais n'abandonnent l'homme, tels que le cheval blanc
qui foule aux pieds le reptile ei l'écrase (3); l'aigle qui
fond sur le serpent, le saisit entre ses serres puissantes,
l'enlève dans les airs, le déchire à coups de bec et le laisse
(1) Les sept Ameshaçpentas ou puissances du monde constituent une
antique croyance commune aux peuples aryas et protosémites. Chez
les protosémites, la huitième puissance est Bel, qui résume et synthé-
tise toutes les autres. Los Ameshaçpentas, du reste, ne sont que des dé-
doublements d'Ahouramazda ; ils coexistaient en lui et formaient une
classe antérieure aux membres à nom propre. Les noms vinrent ensuite
remplir les cadres. Ils sont quelque chose d'analogue aux Beni-Eloim des
Israélites, qui étaient contenus dans Eloim. Ils s'en écartent et pren-
nent nom plus tard en coexistant avec Iahweh, comme les Ameshaç-
pentas coexistent, après s'être individualisés avec Ahoura.
(2) Dans le mazdéisme, les Féroucrs ou Fravarshis sont la forme spi-
rituelle de l'être, indépendante de sa vie matérielle, et antérieure à son
moment actuel. Son culte est analogue, en quelque sorte, au culte indien
des ancêtres, ou des Pitris. (J. Dabmesteter, Ormazd et Ahn'man,
p. 130 et 131.)
(3) Zend-Avesla, t. II, p. 288.
AHKIMAN. 327
enfin retomber au fond de la mer; le chien, qui veille la
nuit sur la maison et sur le troupeau, attaque le chacal et
le loup, et, de ses hurlements, avertit l'homme du danger
qui le menace, lui et ses bêtes; le grand musc fait pour
combattre le ver intestinal ; le hérisson qui détruit les
fourmis traîneuses de blé; et le coq qui le réveille au
matin en saluant la lumière (1).
Le Perse sait que, dans ce1 éternel combat, il n'a rien
à espérer d'un être supérieur, qu'à lui seul incombe toute
la peine, qu'Ahoura ne fait qu'avancer ce qu'il avance
lui-même, qu'il est suffisamment secouru en recevant de
lui la lumière et la vie. Le héros perse ne succombe pas
sous le poids de la Fatalité ; c'est la Fatalité, au contraire,
qui est détruite par les effets de son incessant labeur.
Aussi, la tragédie est-elle absente de la littérature persane.
Dans la Bactriane, ce n'est pas la Fatalité qui domine
l'homme ; l'homme ne l'honore pas; elle est vaincue par
le travail et par la justice en combattant Angromainyous
qui la synthétise. C'est pourquoi la littérature persane ne
se compose que de poëmes et d'hymnes, sortes de chants
qui fortifient l'esprit et versent l'espérance clans le cœur.
On n'extermine Angromainyous qu'en le convertissant
en principe contraire; travailler, créer, se mouvoir, c'est
le combattre, car la fainéantise et la misère fuient celui
qui se meut, qui travaille et qui crée. Au commencement
du monde, Angromainyous était presque tout, et Ahoura-
mazda presque rien. Lorsque Ahoura, c'est-à-dire la lu-
mière, créa le monde (2), Angromainyous, qui n'était que la
simple antithèse de la création, se trouva d'abord très-
puissant, puisque la création était peu avancée et que les
forces tendaient vers la destruction de ce qui était. Mais,
avec les progrès delà création, les principes destructeurs se
convertirent graduellement en principes organisateurs.
(1) Boundéhesh, 48-1S; Vendidâd, 13 ; ibid., 18-34 sq.
(2) Au commencement étaient la lumière seulement et la parole in-
créée, dit au prophète la voix n'en haut.
328 LE DEMON.
Alors, par suite des efforts de l'homme, Ahouramazda acquit
un développement graduel, de sorte qu'un jour viendra
où, l'univers étant parvenu au plus haut degré d'organi-
sation, Ahouramazda sera tout. A ce moment, son adver-
saire aura complètement cessé d'être, car le mal n'est
pas éternel (1).
Quelle différence, quel abîme entre cette conception et
celle du Satan du moyen âge ! Aux yeux de l'Eglise,
Satan, personnification du mal, c'était la Nature, inculte
ou cultivée, le mouvement, l'action, le travail, l'idée en
même temps que la femme, la chair, les passions. Au
point de vue du mysticisme, le monde était irrémédiable-
ment méchant ; nul n'y pouvait être bon qu'en renonçant
à vivre dans son sein. C'est pourquoi Satan prit un si
grand développement. L'ascète lui abandonnait tout
le champ et se contentait de s'enfuir devant lui, en se
repliant sur lui-même, en immobilisant même son esprit,
de peur de lui en offrir l'accès. Il voyait partout son
image! Si Satan commence à disparaître aujourd'hui,
c'est que la personnification contraire commence égale-
ment à s'évanouir.
Ahouramazda, gagnant chaque jour du terrain dans la
Bactriane par l'effort organisateur de la Nature et de
l'Homme, convertissait enfin Angromainyous, et les morts
ressuscitaient et prenaient place parmi les vivants, et la
Terre, baignée de lumière, se transformait en paradis. Le
noble Iranien saluait déjà, bien qu'à travers les obscurités
du mythe, l'aurore de la philosophie de l'évolution. Il voyait
l'âge d'or se déroulant devant lui et non clans le passé. Il
apercevait le ciel ici sur la terre, et non pas au-dessus de
lui ni dans une autre vie. Il pouvait se tromper en croyant
à la possiblité de la réalisation du bien absolu, mais il
(1) Ainsi qu'on peut le remarquer, le dieu des Iraniens était un dieu
in ficri comme celui de certains panthéistes modernes, de Renan, par
exemple.
AHRIMAN. .129
marchait certes dans la bonne voie. L'Iranien combattait
donc avec espoir, parce qu'il puisait des forces dans la sé-
curité que lui procurait sa croyance dans le triomphe final.
Si Zoroastre a existé, il a été le plus grand prophète
qu'il ait été donné aux siècles de contempler. Chaque jour,
à chaque pas qu'il fait, nous voyons l'homme métamor-
phoser le mal en bien. Tout ce qui nous entoure, toutes
ces inventions, honneur du genre humain, qu'enregis-
trent à l'envi la science et l'industrie, ne sont en somme
que « diables convertis en anges », comme aurait dit un
Perse. Oui, diables convertis en anges, par exemple,
l'air qui, à l'aide de la voile, transporte le navire à travers
l'immensité des eaux; qui, à l'aide des ailes du moulin,
transforme le froment en farine; qui, h l'aide de la co-
lonne barométrique, nous indique à l'avance les varia-
tions de l'atmosphère; la vapeur qui met en mouvement
les pistons de la locomotive, de mille machines di-
verses servant à une infinité d'industries, et l'hélice du
vaisseau qui vogue vers les plages lointaines ; l'électricité
qui, en un instant, transporte les idées et les nouvelles
d'un pôle à l'autre ; le plomb qui forme les caractères
d'imprimerie, lesquels renferment en eux-mêmes tous les
mots et toutes les idées, grâce à Une division élémentaire
qui leur permet de se combiner à l'infini; le métal qui
coule du creuset et prend une forme utile selon les des-
seins de celui qui le fond ; la nitro-glycérine, nouvelle
mixture de la foudre, que l'homme lance à son gré pour
faire sauter tout ce qui s'oppose à son passage. Et diables
convertis en anges également, tous ces poisons de jadis,
devenus aujourd'hui médicaments actifs entre les mains
des médecins, grâce à la chimie qui a enseigné que leur
puissance est bonne ou mauvaise en raison des quantités
administrées; et enfin tout ce que l'homme a transformé,
assemblé, combiné, séparé ou modifié pour s'asservir les
éléments, les soumettre à l'action de son calcul et les uti-
liser.
33 LE D ON.
Si, avec son ignorance sacrée, l'Eglise n'eût pas établi
que tout ce qui appartient au monde est diabolique; si,
conséquemment, elle eût dit qu'au diable et à renier
revient ce qui est inculte, sauvage ou indomptable, et
par suite que l'oisiveté accroît les forces du diable, que
celui-ci disparait sous les eiforts continus de la science
et du travail, si elle se fût exercée à remuer des idées et à
faire des expériences au lieu de prononcer des exorcismes
en latin, si elle eût brûlé du charbon et non pas de l'en-
cens, la société aurait à coup sûr atteint des hauteurs qui
lui sont encore inconnues. Mais le dieu de l'Église n'est
pas la lumière, il n'est pas en communication constante
avec la création ; la parole de l'homme l'importune ; on
ne peut l'entendre que lorsque l'homme se tait. Ainsi
le saint silence fut imposé au croyant. Et, malgré ce si-
lence, le dieu ne parla pas, il avait envoyé sa parole une
seule fois, et c'était assez. Le Verbe divin ne pouvait avoir
qu'une émission unique. Le Verbe en permanence, leVerbe
continuel, c'était le Diable, qui faisait concurrence à Dieu.
Tant qu'il ne fut pas dominé par le principe d'une di-
vinité suprême et absorbante, l'Iranien ne s'appliqua qu'à
combattre le mal dans la* nature, pour étendre le bien sur
la terre. Il ne s'armait que pour se défendre en cas d'at-
taque. C'était non pas un soldat insatiable de conquête,
mais un vaillant travailleur.
Mais le mazdéisme s'avance vers un ordre hiérar-
chique régulier. Les dieux coexistants avec Ahoura per-
dent leur autonomie; leurs actions se subordonnent à la
sienne. Les anciennes indépendances divines abdiquent
leurs pouvoirs entre les mains du premier Amcshaçpenta.
L'idée contenue dans le nom de Datai' (créateur) évolue
lentement et tend à conférer à Ahouramazda l'autorité
unique. Les grandes existences autochthones et distinctes,
les dieux qui naissaient en vertu de leur propre nature,
dérivent alors d'une seule origine, de la sienne, et jusqu'à
AHLUMAN. 331
Mithra, tous ses frères de jadis deviennent actuellement
ses enfants (1).
Après les dieux, c'est au tour de l'homme. « C'est
lui, dit Darius en parlant d'Ahouramazda, qui créa le
mortel (2). » L'homme, qui n'avait pas été créé par Ahoura,
devient donc son fils. Puisque Ahoura était considéré
comme le créateur de l'univers entier, puisqu'il avait créé
Mithra et les Ameshaçpentas, il devait avoir aussi créé
l'homme (3).
Cependant, une partie des puissances de l'univers ne
se soumettent pas. Les dieux peuvent bien se subordonner
à Ahoura, mais les démons demeurent ses adversaires,
et, conduits par Angromainyous, ils combattent en tous
lieux.
Devenu créateur et par suite souverain de la créature (4),
Ahouramazda domine l'homme en même temps que les
dieux. Bientôt la monarchie céleste tend à se repro-
duire sur la terre. Celui qui jadis était chef d'une tribu
aspire à devenir le roi, non pas de quelques peuples, mais
de toutes les nations, de toutes celles du moins qu'il croit
pouvoir asservir. Il se sent animé de la même passion ab-
sorbante que la Divinité. Le dieu arrache la pioche de la
main du Perse et l'arme d'une épée. Pour s'opposer aux
irruptions et aux envahissements des Sémites, celui-ci cn-
(1) J. Daumesteter, Ormazd cl Ahriman, p. 84, 85. Cette tendance ne
produisit pas tous ses résultats logiques. Dans cette phase de l'évolution
du Mazdéisme, on trouve encore des croyances antérieures : Mithra et
Ahoura sont parfois encore frères, Ahoura est père des Ameshaçpentas,
et en même temps le premier d'entre eux.
(2) Ces paroles se lisent sur une inscription gravée par Darius sur le
granit de l'Elvend, à Ecbatane. On peut la voir encore. Consulter
Spiegel, Die altz persischen Keilinschriften, p. 44.
(3) D'après le Mazdéisme, Ahoura, comme les dieux aryens, crée le
monde en l'organisant, en lui donnant une forme. Personne ne demande
qui a créé la suhstance primitive, ni même si elle a été créée.
(4) Les Gàthàs proclament en lui le souverain de l'univers (Anhéus
ahurem). Yaçna, 31, 8.
3^2 J.E DEMON.
vahit à son tour ses voisins. Là lutte qu'il aimait, la lutte
du travail, est abandonnée pour celle des armes; il part
pour la guerre, il déploie l'étendard de la lumière, et des
armées de chérubins, de Yazatas, de BYavarshis et de
Ameshaçpentas le suivent planant dans les airs, les ailes
resplendissantes, environnés de flammes et brandissant
leurs glaives de feu (1). Rien ne l'arrête dans sa marche
triomphale ; la valeur qu'il manifestait au travail, il la mon-
tre également au milieu des combats. A son approche,
les soldats de l'Assyrie et de la Ghaldée, lâches comme des
femmes, tremblent éperdus derrière leurs murailles (2).
0 Sémites, ouvrez-lui le passage jusqu'à Babylone, car il
est invincible !
Le Perse ne marcha cependant pas seul à la conquête. Il
s'était adjoint, dans ses entreprises guerrières, les Mèdes,
déjà corrompus par leur commerce avec les fils du Touran.
Les Touraniens de la Médie croyaient que, comme il est
clément par essence, le principe bon n'a pas besoin d'être
adoré ; que c'est au principe méchant qu'il importe de
rendre hommage, afin qu'il ne s'acharne pas contre l'hom-
me ; et ils adressaient des prières et offraient des sacri-
fices aux puissances infernales et ténébreuses. Ils assimi-
lèrent donc Ahouramazda et ses anges lumineux à leurs
génies bienfaisants, et Angromainyous et ses démons à
leurs génies malfaisants. Imbus de ces idées, ils finirent
par croire qu' Angromainyous était aussi puissant qu'Ahou-
ramazda; que tous deux, contemporains d'origine, procé-
daient d'un vague principe antérieur appelé Zervan Akè-
raiie (3) et qu'An gromainyous disparaîtrait en retournant
avec Ormuzd vers celui dont ils étaient sortis tous deux
avec toute la création (4). Les Iraniens, qui déjà avaient foi
en Ahouramazda comme pouvoir suprême et qui croyaient
(1) Ezéchicl, I, 6-13.
(2) Jérémie, Ll, 30.
(3) Spiegel, Eranische Aller ihumskunde, t. II, p. 33o-33S.
(4) Lenormant, Essai de commentaire sur Bérose, p. 156.
AHRIMAN. 333
que son contraire n'avait pas voulu se subordonner à
lui, eurent peu de peine à admettre qu'Angromainyous
était un principe moins auguste qu'Ahouramazda, mais
aussi puissant pour le mal que celui-ci l'était pour le bien.
11 leur en coûta donc peu d'adopter le magïsme, et bien-
tôt les mages devinrent les intermédiaires entre eux et les
puissances divines.
Le Perse, déjà vicié à la prise de Babylone, se corrompit
complètement en étendant sa conquête. Le chef de tribu,
devenu monarque absolu, imite servilement ses prédé-
seurschaldéens, comme plus tard Théodoric, qui s'empara
de Rome, chercha à copier l'organisation impériale des
Césars. De même aussi, ses soldats adoptent les mœurs
babyloniennes, comme les Barbares adoptèrent celles de
l'Empire tombé sous ses coups. Le Perse qui domine la
civilisation de l'Euphrate ne ressemble plus en rien à l'Ira-
nien de la Bactriane ; le soleil de l'Asie Mineure l'a énervé.
Si, là, il vainquit Ahriman, il est ici vaincu par lui et il lui
sacrifie. Le génie du mal dispose du puissant concours de
la femme, et la femme est conseillée par Belzébuth, le
serpent protecteur de la luxure. Il marche à la con-
quête associé à la race impure des Mèdes et ce contact
le dispose à la corruption des Chaldéens. Il n'est plus ni le
forgeron robuste, ni le cultivateur laborieux, ni le brave
chasseur du temps jadis. C'est un autre homme. Il se cou-
ronne de la tiare ; il peint en bleu ses cheveux et sa barbe ;
il dore ses ongles et ses dents ; il se parfume le corps avec
le baume de Génézareth ; il brûle l'encens de Gerdefan ;
il hume le cinnamome et la myrrhe ; des franges d'Assur
retombent sur sa poitrine; la pourpre de Tyr couvre ses
épaules ; il s'habille avec des vêtements aux couleurs d'Iris ;
il sépare de plumes de paon, de blanches peaux d'Isedo-
nie, de pendants d'Ecbatane, de colliers d'escarboucles et
de saphirs, de bracelets d'or et d'ébène; lorsqu'il monte à
cheval, ses serviteurs le couvrent du parasol de l'Inde et
étendent sur son passage des tapis de l'Egypte et des étoffes
334 LE DÉMON.
de Babylone. Il ne boit plus l'Haoma (1) ; il l'a remplacé par
le vin de Ghalyban, et il possède cent femmes. Il a échangé
la torche contre l'éventail de plumes. 11 n'est plus FAsha-
van, le fils pur de la lumière. Il n'est plus invincible.
0 Grecs, vous pouvez l'attendre maintenant à Marathon
et à Salamine; pour peu nombreux que vous soyez, la
victoire est à vous !
(1) L'Haoma était extrait d'une sorte d'Asclcpias, ou Sarcostème
vimnalis.
III
BABYLONE
Il arrive dans la naturt que, lorsque les causes qui ont
produit une variété au sein d'une espèce, ou rendu un or-
gane inutile au corps d'un être quelconque, ont cessé
d'agir, bien que l'espèce se transforme ou que ledit organe
ne serve plus à l'être, il subsiste néanmoins des vestiges
de la variété ou de l'organe inutile. Quelque chose d'a-
nalogue se produit dans les sociétés humaines. Lors-
qu'une religion succède à un 3 autre, des restes de la
religion disparue subsistent conformément à la loi de
l'inertie et viennent se mêler à celle qui a triomphé, ou
coexister avec elle.
Il convient en second lieu de considérer que les mono-
théismes ou les polythéismes hiérarchiques chez lesquels
prédomine un dieu, succédant aux fétichismes ou aux
polythéismes non hiérarchiques, sont des religions trop
savantes et trop abstraites pour le peuple. Celui-ci conserve
les dieux antérieurs transformés, pour vivre lus intime-
ment avec la divinité. Ces dieux absorbants e' jmnipotents
sont trop grands pour que le peuple puisse croire qu'il les
possède chez lui, avec lui, pour lui.
C'est ainsi que nous trouvons en Babylonie, à l'époque
de sa splendeur, une religion officielle savamment ordon-
née, et, en même temps qu'elle, confondue avec elle, la
magie populaire, qui a ses racines au fond des croyances
de la population touranienne primitive.
En Egypte, la magie était née de la dégénérescence
d'un culte converti par les masses en un polythéisme qui
336 •-!•- DÉMON.
touchait au fétichisme. En Ghaldéé, au contraire, en uni-
liitnl lesdivers fétichismes dont se composait la religion pri-
mitive, la religion officielle organisa et réglementa même
la magie qui devint un culte. C'est pourquoi, à l'époque où
Babylone présente une religion savamment organisée,
nous rencontrons deux espèces de magie, Tune, supérieure
ou théurgique, par laquelle le magicien tend, à l'aide de la
connaissance de Dieu, à s'identifier et à s'unir à la Divinité
même, et l'autre, populaire, bienfaisante ou malfaisante,
selon qu'elle sert à délivrer des maléfices des démons ou
à déchaîner ceux-ci.
Avant de nous occuper de la religion définitive des Chal-
déens, nous remonterons un peu à la religion primitive
des peuples accadiens, afin d'y découvrir les origines de
l'idée du mal et le mode de personnification de cette idée,
avec les pratiques qu'elle détermina et qui constituèrent
plus tard la magie populaire en Babylonie.
Les Accadiens croyaient que la terre ressemble à une de
ces petites embarcations sphéroïdales, la coquille renver-
sée, qui flottaient sur les eaux de l'Euphrate. Au-dessus,
s'étendait l'immensité du ciel, plaine d'azur qui roulait
appuyée sur le sommet de la montagne de l'Orient. Entre
les deux, se tenait suspendue l'atmosphère, c'est-à-dire
la région des nuages , que fend la foudre lancée de
la voûte azurée par les planètes afin de déchirer le
voile de ténèbres qui parfois s'interpose et leur cache la
terre. Les bords de cette section de sphère qui formait la
terre sont baignés par l'eau qui l'environne; l'eau en
jaillit et y retourne avec les fleuves en mouvement con-
tinu. Les trois régions, région céleste, région terrestre et
région souterraine, sont gouvernées par trois esprits su-
périeurs ou dieux. Le ciel a pour seigneur Anna, qui n'est
pas un être distinct du ciel même, mais qui repré-
sente son animation, son mouvement, son état dyna-
mique, ainsi qu'on dirait aujourd'hui. Encore que cet es-
prit ne soit pas supérieur en catégorie à ceux des autres
BABYLONE. 337
régions, il semble qu'à l'origine il ait été considéré comme
dieu suprême, selon quelques orientalistes dont l'opinion
se base sur l'interprétation des livres magiques (1).
Ea est le dieu de la terre; son nom signifie demeure,
c'est-à-dire la terre même. A l'origine, Ea ne se différen-
ciait pas non plus de la terre, mais bientôt on l'en sépara
par abstraction, et on en fit un être entièrement distinct
de la région terrestre, le maître des continents, de l'atmos-
phère et des eaux, l'Esprit qui pénétrait et animait toutes
choses. Puis, sur l'observation que tout ce qui pénètre clans
la terre, qui circule à travers sa masse, qui tombe de l'at-
mosphère et fait croître la végétation, c'est l'eau, on crut
que l'eau était la demeure du dieu, le véhicule de son es-
prit ; on la consacra et l'on dit que le dieu s'engendrait
perpétuellement dans son sein. L'onde Rio, était sa mère,
qui s'agitait pour l'enfanter continuellement. Il n'avait pas
de père, il était son propre père. Sa forme était celle d'un
énorme poisson à face humaine (2). Plus tard on lui donna
une épouse, la féconde Davkina, la croûte terrestre qu'il
fertilise sans cesse. Alors le dieu-poisson fait le tour delà
terre monté sur un navire mystérieux pour lui envoyer de
tous côtés les eaux fécondantes (3).
Moul-ge et Nin-ge représentent le dieu et la déesse de la
région souterraine. Quand on disait Nin-ki-gal, c'était la
déesse de toute la terre qu'il fallait entendre, de la région
supérieure à la fois et de la région souterraine; les limites
de l'empire des dieux de la superficie étaient peu distinctes
de celles de l'empire des dieux de l'intérieur (4).
(1) Ils s'appuient sur ceci, que son signe est le même que celui du dieu
suprême dans la religion définitive de Babylone.
(2) C'est l'Anou de la mythologie chaldéo-babylonienne; les Grecs le
nommèrent Garnies.
(3) On prétend que c'est le Noé des Juifs. Les Chaldéens l'appelèrent
aussi Nouah.
(4) Il nous est très-difficile de comprendre ces mythologies de l'Orient,
à nous hommes occidentaux de ce siècle. Nous apercevons, nous, des li-
22
358 LE DÉMON.
Le soleil diurne esl désigné sous le nom dé (ktd, el con-
sidéré comme le Ris d'/ltftta. Dès qu'il descend aux enfers
par la porte d'Occident, On l'appelle Nin-dar el il dervienl
le fils de Mo>t/->/<\ seigneur des régions profondes. Cha-
que jour, en l'absorbant, l'enfer le rend soleil nocturne,
et le ciel le reconstitue diurne t\r< qu'il s'élance des ténè-
bres pour regagner les espaces supérieurs. Le soleil est
l'ennemi juré des ténèbres. Il pénètre en enfer par la bou-
che de Moul-gc, la montagne d'Occident, pour rejeter les
ombres qui retiennent prisonniers les trésors dn centre
de la terre. À son aspect, les ténèbres s'enfuient épouvan-
tées par la porte Opposée et viennent nous envahir. Alors
le soleil laisse dans la profondeur de ses espaces ses
rayons, autres dieux qui sont l'éclat des pierres précieuses,
des émeraudes. des grenats, des diamants et des rubis, et
les reflets des métaux. L'or est son fds aîné, il est son
image, il possède sa couleur et son éclat, et, comme lui, il
est inaltérable (1). Une fois son OMvre libératrice accom-
plie, il sort de renier par la porte d'Orient, s'élance à la
poursuite des ténèbres pour les rejeter également de la
superficie terrestre, et de nouveau les ténèbres s'enseve-
mites partout; nous trouvons tout défini, tout tranché, tout individua-
lisé, et nous portons dans notre manière de penser l'hérédité de dix-neuf
sièclesde divorce avec la nature. Mais, à ces époques reculées, l'homme
vivait plongé dans la nature, il la sentait avec une intensité qui nous
est inconnue, à nous qui sommes plus concentrés dans l'observation sub-
jective. Rien alors n'était encore clairement delini, rien n'avait de limites
étroitement fixées. L'esprit n'était pas bien distinct de la matière, ni
l'àme du corps, ni le dieu de la nature, ni le conscient de l'inconscient,
ni même la substance organique vivante de la substance inanimée ; on
distinguait peu le nom de la chose ; tout était confondu et tout chan-
geait selon le lieu et selon le temps; rien n'avait une individualité dis-
tincte et nette. Aussi nous faut-il faire de très-grands efforts pour saisir
ces théogonies, et mouler en quelque sorte leur conception dans notre
langage; après de pareilles synthèses, on se sent souvent pris de ver-
tige.
(I) De là vient que les métaux et les pierres précieuses ont été conver-
tis en talismans contre les démons.
BABYL0NE. 339
lissent dans les profondeurs par la porte d'Occident afin
<lc s'emparer encore des trésors déposés par le soleil. Cette
scène se renouvelle tous les jours. Le soleil poursuit éteiv
nellement les ténèbres, et les ténèbres fuient éternelle-
ment devant lui.
Les livres magiques décrivent l'enfer en disant que c'est
Y endroit où ri existe plus le sentiment ; le fond de l 'intérieur ;
le lieu où ne réside pas la bénédiction ; la tombe ; le temple
redouté (I). Tous les morts descendent dans cet enfer; il
n'y a ni châtiments ni récompenses ; les tristesses du pays
immuable sont égales pour tous. C'est sur la terre que les
hommes reçoivent les récompenses. Avec les ténèbres qui,
de l'enfer, viennent envahir la terre quand le soleil des-
cend dans les antres profonds, sortent les démons qui y
demeurent, les fan tûmes et les vampires, qui sont les
ombres des morts, et qui errent toute la nuit pour tour-
menter les mortels. Les esprits bons qui résident dans
les enfers n'en sortent jamais.
Mais les démons n'existent pas qu'en enfer. Ils errent
dans le monde entier. On compte les démons du vent,
ceux du désert, des abîmes, des forêts, de la montagne,
des maladies et ceux qui habitent notre corps et l'agitent.
Nous parlons ici, bien entendu, des démons malfaisants.
En opposition avec ceux-ci, il y a les démons bienfai-
sants, bien que moins nombreux, ce sont les mas (génies)
et les lammas colosses qui peuvent être bons en même
temps que mauvais. Les divers genres de démons mal-
faisants sont :lcs utouq(2), démons inférieurs, qui traver-
sent le désert et vont se placer sur la cime des montagnes ;
(1) W. A. I. ZV. 24, 2. Nous empruntons les textes qui correspondent
à ces lettres des Cuneiform Inscriptions of Western Asia, de Rawlinson,
aux traductions que V. Lenormant donne dans ses ouvrages : la Magie
chez les Chai liens, la Divination et la Science des présages, Letti es
assyiiologiques et les Premières Civilisations, t. II. De même pour ceux
que nous citons dans la suite de ce chapitre.
(2) Ce mot signifie aussi un démon en général.
.V,0 'l-E DÉMON.
Ya/ol, démon destructeur ; les yigim(l), qui errent à travers
le désert et pénètrent avec le vent dans les villes; le telal,
démon guerrier; lemaskin, qui dresse des embûches. 11
v a encore les sept démons des régions sidérales , les
sept fantômes de flamme, les sept génies des sphères de feu
comme on les appelait, qui sont en perpétuelle opposition
avec les sept esprits des espaces planétaires gouvernant
l'univers. Ce sont eux qui font les éclipses, qui incendient
la queue des comètes, qui précipitent les étoiles et produi-
sent le malheur. Il y a les sept démons de l'abîme (2), qui
habitent les régions souterraines et sont les plus terribles.
Ils sortent des antres profonds de la montagne d'Occident
et pénètrent par l'Orient, marchant ainsi au rebours des
astres et portant le trouble partout avec eux. Ce sont eux
qui produisent les tremblements de terre, qui renversent
les maisons et donnent le sort mortel aux hommes. Ils
n'ont ni femmes ni enfants ; ils ne sont ni masculins ni
féminins ; ils n'aiment pas, et par conséquent sèment l'i-
nimitié sur leur passage. Le jour, ils se cachent dans les
profondeurs de la terre, et, par lui seul, le dieu Feu lui-
même est impuissant contre eux. Du centre de* la terre
s'échappent aussi les fantômes (3), les spectres (4) et les
vampires (5). Ceux-ci visitent l'homme pendant la nuit;
ils revêtent des formes épouvantables. Mais les pires dé-
mons qui poursuivent les mortels de leurs attaques sont
les démons des maladies, et parmi eux, celui de la fièvre,
celui de la céphalalgie, celui des congestions, celui de la
peste, qui est fils de la superficie terrestre et de l'abîme, etc.
On peut encore citer les incubes et les succubes, démons
des pollutions nocturnes, qui abusent du sommeil pour
(i) On ne connaît pas encore la signification exacte de ce nom dans
nos langues indo-européennes.
(2) On croit que ceux-ci sont les maskins.
(3) Hapaganme.
(4) Rapaganmea.
(d) Rapaganmekhab. Ceux-ci sont les ombres des morts.
BABYLONL". 341
soumettre les femmes et les hommes à leurs embrasse-
ments et à leurs caresses (1).
L'imagination des Accadiens peupla la création de ces
êtres malfaisants, et, par contre, elle se mit à multiplier
les êtres bienfaisants, leur assigna des rangs, un sexe et
les crut capables de se reproduire. Ils se croyaient tour-
mentés, en certains cas, et protégés, en d'autres, par ces
êtres enfantés par leur propre imagination. Tout ce qui
leur arrivait de bon ou de mauvais, ils leur en attribuaient
le mérite, et se procuraient ainsi une explication des évé-
nements, se croyant le jouet des êtres invisibles qui peu-
plaient la création. Semblablement à l'Arya, les heures
qu'ils redoutaient le plus, c'étaient celles de la nuit où
sortaient les ténèbres ; comme l'Hindou, ils adorèrent le feu,
qu'ils tenaient pour un principe élémentaire et pour la
cause suprême du mouvement cosmique. « C'est lui, di-
saient-ils, qui pousse le sang dans nos veines, c'est le feu
qui nous donne la vie, puisque, aussitôt que nous mourons,
notre corps se glace. La chaleur et la flamme (2) sont ses
deux manifestations ;a.vecl'une, tout s'anime ; avec l'autre,
la lumière se répand au sein même des ténèbres. » Et ils
adressaient (3) au feu ces paroles : « 0 Feu viril, héros
masculin, qui parcours la voûte céleste, toi qui remplis
l'immensité de tes émanations, toi qui fonds et qui mêles
le cuivre et l'étain, toi qui purifies l'argent et l'or, toi qui
la nuit fais trembler les méchants (4), toi qui vivifies, toi
qui chasses la peste, ô fécond, ô brillant pontife suprême
(1) On les appelait Gelai et en assyrien LU ou Lilith. La Lililh
joua plus tard un grand rôle dans le Talmud. Elle figure aussi dans
les livres des prophètes qui l'avaient admise déjà au nombre des
démons.
(2) Bil-gi et Iz-bar.
(3) Les Accadiens procédant de terres plus au nord que la Babylonie,
on comprend qu'ils adorassent le feu que les Chaldéens ne considéraient
pas comme propice.
(4) A. Z. V. 14, 2.
342 LE DEMON.
de la surface de la terre (1), anéantis la méchanceté ! » Et
le dieu Feu répond au milieu des rayonnements du foyer :
« Je suis la flamme d'or, la grande flamme qui s'élève des
roseaux... Je suis la flamme de cuivre, la flamme qui
élève ses langues ardentes; je suis le messager de Silik-
Moulouhki; que le dieu, que les génies favorables entrent
dans votre maison (2) ! »
L'Accadien considère le feu comme supérieur au soleil,
parce que le feu lui prête son concours aussitôt qu'il
l'implore. Il l'appelle à volonté, et le feu paraît à l'in-
stant même, tandis que le soleil ne le visite que périodi-
quement et que jamais il ne l'assiste la nuit. Bien qu'à
un degré moindre, l'Accadien pratique cependant le culte
du soleil, attendu qu'il en reçoit des bienfaits. De ses
rayons le soleil ressuscité disperse chaque jour les êtres
noirs sortis de l'enfer. Et l'Accadien, élevant son regard
vers lui, lui adresse cette invocation : « 0 soleil, ô toi qui
brilles dans les cieux, toi qui toujours maintiens ta face
du côté de la terre sans jamais la détourner, sans jamais
nous montrer le dos (3), toi qui répands la lumière sur
nous comme un manteau éblouissant, toi qui nous envoies
la rosée, qui dissipes la tristesse, toi, vaillant guerrier, qui
combats les fantômes, juge régulateur des heures, prends
soin de nous, protége-nous ! »
Puis, il s'adresse à l'eau qui vivifie, qui rafraîchit, à
cette eau qui environne la terre, qui est la demeure du
dieu-poisson, et il lui dit : « Eau sublime, toi qui coules
dans le lit du Tigre et entre les rives de l'Euphrate, et vous
qui allez vous jeter et vous confondre clans l'Océan, eaux
bénies, eaux fécondes, eaux éUncelantcs, miroirs du so-
leil, pendants du ciel, dites à votre père Ea, ainsi qu'à
votre mère Davkina, réponse du grand poisson, qu'ils bril-
(1) W. A. T. IV. col. 2, 1,4-2.
(2) Un des moyens d'interdire aux démons rentrée d'un lieu, était de
le faire occuper par des êtres favorables.
(3) W. A. I.'IV. 20, 2.
BABVLONE. 343
lent et qu'Us fructifient afin que la bouche criminelle, que
la bouche nuisible ne puissent produire aucun effet < ï) ! »
Mais Eu ne répond rien. Alors l'Aceadien a recours à Anna,
l'esprit du ciel, et Anna ne lui répond pas mieux. Ea et
Anna sont trop haut placés pour pouvoir communiquer di-
rectement avec lui. Un intermédiaire, SilihfMouloukhi^ dieu
qui n'est la représentation d'aucun élément, vient alors à
son secours; il prie le divin Ea de prêter l'oreille aux
prières de l'homme, et l'h-jinme reçoit le bienfait qu'il sol-
licite. Puis. l'Accadien s'adresse à l'esprit du ciel et à l'es-
prit de la terre pour qu'ils le protègent, certain qu'il est
que l'intercesseur obtiendra d'eux ce qu'il demande, et il
les supplie de se souvenir de ceux qui « mettent obstacle
à sa prospérité; du sorcier qui fait des images ; de la figure
malfaisante ; du mauvais œil; de la langue criminelle ; de
la nourrice dont le lait devient aigre, dont les seins se
flétrissent et s'ulcèrent, et qui périt de ces ulcères ; de la
femme enceinte qui avorte, dont le fœtus se gâte ou ne
prospère pas ; de celle que le mari n'approche jamais ; de
l'esclave dont le maître dédaigne les charmes ; de celui qui
meurt de faim ou de suif; de celui qui. ayant faim dans
une fosse, est condamne à manger do la terre; de celui
qui laisse après lui une mémoire infâme; de celui qui ne
peut se lever pour avoir trop mangé ; de celui qui se noie
dans la rivière ; de celui qui tombe malade au commence-
ment d'un mois incomplet (2); de l'aliment qui réduit le
corps à l'état de squelette, ou de celui qui est restitué après
avoir été- mangé' ; du liquide qui gonfle le buveur; du vent
pestilentiel qui souffle dans le désert : de l'abattement pro-
(li La bouche criminelle, la tangue ma1 faisante, la lèvre méchante,
IV I mauvais, dans les formules accadiennes, indiquaient des mots ou
des regards qui, lances involontairement ou même à de-sein, possédaient
la vertu de déchaîner les démons. 11 existait des formules, qui semblent
des litanies de malédictions, au moyen desquelles on pouvait à volonté
porter préjudice à n'importe qui.
(2) C'était là une époque néfaste.
341 LE DEMON.
duit par l'absorption du poison ; de la stupeur qui enchaîne
méchammenl ; de la chute des ongles ; de l'éruption pustu-
leuse ; de la Lèpre qui envahit la peau ; de la fièvre chaude ;
des ulcères qui répugnent et qui rongent ; de l'inflamma-
tion des entrailles; de la peste violente; de la tristesse
qui assombrit; de la maladie du cœur; de la dyssenterie
maligne ; du cauchemar nocturne ; de la chaleur suffocante ;
de la soif qui favorise l'esprit de la peste ; des douleurs cé-
rébrales qui perforent la tète comme ferait la corne d'un
taureau, qui la rongent comme ferait une fourmilière, qui
la gonflent comme une tiare, qui font éclater les parois du
crâne comme si c'étaient les ais d'un navire pourri ; en un
mot, de tous les désordres du ciel, et de la terre. » Et il ter-
mine ainsi : « Esprit du ciel, souviens-toi de tout ceci ! Sou-
viens-toi de tout cela, esprit de la terre ! » Silik-Mouloitkhi
accueille les prières de l'homme et il les transmet à Ea en
le priant de fournir à l'homme le remède inconnu de lui.
Pour chaque maladie, la formule de la demande est dis-
tincte, aussi bien que le remède. Ainsi, pour les maux do
tête, Silik-Mouloiikhi dit : « Mon père, le mal de tête est
sorti des enfers ; donne le remède à cet homme qui l'i-
gnore ! » Et Ea répond : « Mon fils, tu ne connais pas le re-
mède; je vais te l'apprendre, parce que ce que je sais tu
peux le savoir aussi. Approche ta lèvre sublime de ces
eaux; de ton souffle, fais les briller dans toute leur pureté.
Secours l'homme, fils de son dieu, et que la maladie se
dissipe, comme se dissipe la rosée de la nuit sous les bai-
sers du soleil. » Et Silik-Mouloiikhi suit la prescription,
trace l'image de l'homme, et la maladie disparaît.
Parfois l'homme s'adress.e au feu pour qu'il le délivre des
esprits de l'abîme; mais le feu est impuissant contre eux ;
alors il s'adresse à Silik-Mouloukhi, qui va à Ea pour en
obtenir la formule suprême capable d'enchaîner les esprits.
Cette formule est un nombre mystique; par sa vertu les
esprits restent enchaînés. Le nombre possède une grande
influence sur les esprits ; bons ou mauvais, tous ces êtres
BABYLONE. 34o
ont le leur; aux génies bienfaisants correspondent les
nombres entiers, aux malfaisants les fractions. Les es-
prits bons aident toujours l'esprit du ciel et celui de la
terre, le soleil et le feu ; ils occupent le foyer abandonné
par les démons, font sentinelle à la porte des palais, sur le
seuil des maisons, à l'entrée des rues ou en haut des mu-
railles. Ils ont parfois à lutter avec les démons, qui ne
veulent pas abandonner les corps humains ou leurs de-
meures, mais ils triomphent toujours. Et lorsque l'homme
les implore à l'aide de la parole magique ou du nombre
qui leur est consacré, ils accourent à lui. ou ils s'éloignent
tristement s'il prononce quelque formule qui les rende
impuissants contre les esprits méchants déchaînés.
On les évoque aussi ou on les conjure au moyen de di-
vers talismans, tels que des bandes ou des pierres gravées
avec des chiffres, des lettres ou des images. Là où l'homme
trace leurs images, le génie et le colosse sont toujours
présents ; partout où veille le bon colosse, le démon mal-
faisant s'enfuit. Un moven encore de mettre le malin en
fuite, c'est de peindre ou de graver son horrible image.
En se voyant sur la muraille, le malin se retire précipi-
tamment, car son hideux portrait l'épouvante.
Lorsque les dieux veulent châtier les hommes, ils ne
leur envoient pas des maux, ils donnent simplement la
liberté aux démons. C'est alors que l'homme souffre ; mais,
s'il se met en prières, il ne manque jamais d'interces-
seur; le dieu donne la formule, et au même instant
l'homme se trouve délivré.
Ainsi qu'on peut le remarquer, ce système parait res-
sembler à celui des Iraniens, mais seulement quant à la
forme, dans le dualisme qu'il affecte. Dans le mazdéisme.
la nature tout entière combat dans un sens ou dans un
autre; ici ceux qui combattent, ce sont les esprits; la nature
est passive ; ce sont eux qui déterminent toutes les actions
naturelles et humaines. Là, l'homme triomphe à force de
luttes et de travaux; ici, à elles seules, les prières produi-
316 LE DEMON.
sent tout le bien, et les malédictions tout le mal ; la parole,
le nombre, les image? ont le pouvoir que l'action a chez
les Perses. Là, le mal, c'est la paresse, c'est l'inaction,
c'est l'injustice; le bien, au contraire, c'est le travail,
c'est l'industrie, c'est le droit. Ici, chez les Accadiens,
il n'existe pas de bien en dehors de la santé, du bien-être
et delà piété, et pas de mal en dehors de la maladie et de
l'impiété. Ainsi, bien que dualistes en la forme, bien que
fondées sur la lutte de la lumière et de l'ombre, ces deux
religions sont au fond complètement distinctes.
La race sémitique qui émigra en Ghaldée fit évolution-
nerles dieux. Sa religion était analogue à la religion sy-
rio-phénicienne ; pendant quelques siècles, elle se dressa
en face de celle des Accadiens, mais elles en vinrent toutes
deux à se confondre graduellement, et, à l'époque de
Sargon Ier (2000 ans avant J.-G.) (1), la religion sémite
avait complètement absorbé sa rivale et l'avait asservie
en moulant quelques-uns des dieux accadiens sur ceux
qu'elle avait conçus dans les astres (2), La religion ac-
cadienne, telle que nous l'avons décrite, ne fut plus alors
qu'une religion inférieure et devint la magie babylo-
nienne (3). L'unification des deux cultes fut une véritable
œuvre de systématisation.
Tous les dieux furent subordonnes 1rs un> aux autres
(1) Lknop.mant, la Magie chez Ici Chaldéens, chap. iv, p. 132.
(2) Muut-qe s'identifie à Bel; Nin-gelal. à Bf.lit ; ffln-dar, à âdar,
dieu de la planète Saturne ; Pakou, à Nebo, dieu de Mercure; En-Zouna,
à Sin, dieu de la lune ; Tjskhou, à Istaii, déesse de Venus; Im, ù Bim, dieu
de l'atmosphère; Qud, à Samas, dieu du soleil; Anounnu-ijo . aux Anoin-
naki, les esprits de la terre ; Davkina conserve son nom ; lui devient
Nouah; sa mission reste la même.
v3) Les prêtres magiciens se divisaient en trois ordres : Kharloumim,
Hakamtm et Asapfrim, c'est-à-dire les eonjuratuurs, les médecins et les
theosuphes.
BABYLONE. 347
et formèrent de véritables hiérarchies. Une fois organisée,
la religion de la Babylonie fut un culte positif rendu à
la lumière, mais en sens contraire du culte des Perses.
A Babylone, en effet, l'objet lumineux fut plus adoré que
la lumière elle-même. Les Babyloniens pratiquaient le
culte du soleil, de la lune et des astres parce que ces corps
célestes leur envoyaient la lumière. L'idée de la lumière
seule, isolée, indépendante, abstraite de l'objet lumineux,
n'était pas accessible à leur esprit. « La lumière nous
donne la vie, disaient-ils ; elle émane des astres ; donc, les
astres déterminent nos actes. » Et ils établirent que
l'homme dépendait directement des corps célestes et
que dans chacun d'eux résidait une divinité lumineuse
en relation avec l'humanité. Le culte des Perses n'était
pas une adoration ; celui-ci l'était au contraire entière-
ment.
Le soleil, sur les bords de l'Euphrate, répand une
étouffante chaleur; c'est Moloch, le dieu du feu, qui se
révèle par sa puissance, calorifique plutôt qu'éclairante.
La nuit, on peut enfin respirer ; il s'élève en effet une
brise tiède ; le Ghaldéen croit que les étoiles lui envoient
la nuit afin de lui permettre de respirer l'air frais et pour
qu'elles puissent à leur tour resplendir librement sur le
fond sombre de la voûte céleste ; il veille donc la nuit
sur les bords de l'Euphrate pour contempler les dieux
lumineux qui le protègent.
L'Accadien rendait plutôt un culte au feu. A lui, fils de
terres plus septentrionales, le feu était utile en hiver. Son
action, qui était terrible en Chaldée, devenait bienfaisante
au pays du Touran. Mais l'Accadien était moins intelli-
gent que le Sémite et moins savant que lui ; il ne cultiva
que la terre et créa une religion primitive et un culte naïf.
tandis que. plus observateur par nature, le Ghaldéen se
livra à l'étude du ciel, séria ses observations, créa l'as-
tronomie et les mathématiques, et, à l'aide de ces con-
naissances, il organisa un culte hiérarchique qui, de
348 LE DEMON.
la dernière des manifestations divines dans la nature,
s'élevait, en les subordonnant les unes aux autres, jusqu'à
un Dieu suprême. Puis il subordonna jusqu'à l'humanité
et jusqu'aux phénomènes sociaux ù la Divinité dans ses
manifestations diverses. Par l'observation des mouve-
ments des corps célestes, il aperçut certains rapports
qu'il crut liés à d'autres phénomènes naturels, et comme,
en vertu de la corrélation qu'il avait établie entre le ciel
et la terre, tous ces phénomènes devaient produire des
événements humains, il se mit avec ardeur à en péné-
trer le sens. C'est sous cette influence qu'il construisit la
cité selon le plan qu'il avait tracé de la sphère céleste (1).
Aux portes de ses palais il plaça l'image des colosses de sa
mythologie cosmique, afin que ces génies descendissent
garder ses demeures. Le lien qui unissait l'homme aux
dieux attachait aussi les dieux à l'homme, et une des
manières de faire apparaître ceux-ci quelque part, était d'y
placer leur image. Il donna à ses maisons la forme de tours
superposées dont la dernière se terminait en terrasse.
Il plaça son lit sur cette terrasse, afin que, durant son som-
meil, ses divinités lumineuses le transportassent en songe
au sein des régions sidérales (2). Après avoir étudié la
voûte céleste et en avoir indiqué la carte, il donna un
nom aux douze constellations du Zodiaque et leur attribua
la forme de douze êtres que leur disposition rappelait plus
ou moins fidèlement à l'esprit ; c'étaient pour la plupart
des animaux célestes qui allaient s'abreuver aux flots de
la Voie lactée, grand fleuve de liquide cosmique dont les
systèmes solaires sont les molécules.
Il croyait que les astres correspondaient aux êtres de
la terre ; et, comme ceux-ci étaient socialement organisés
par hiérarchies, il établit ces mêmes hiérarchies au ciel
parmi les esprits planétaires ; ainsi les espaces ne tardè-
(1) Diodore de Sicile, t. II, p. 96.
(2) Philon le Juif, De somnis.
BABYL0NE. ■ 3i9
rent pas à avoir leurs animaux, leurs esclaves, leurs
citoyens, leurs grands, leurs guerriers et jusqu'à un sei-
gneur, le soleil, qui les gouvernait en souverain. Ces caté-
gories ont leurs fonctions propres comme celles de la terre.
Ainsi, il est des étoiles conseillères, servantes, satrapes,
courriers, etc. Elles ont aussi un sexe ; elles s'approchent
ou s'éloignent les unes des autres ; elles s'aiment ou se
détestent. Elles entretiennent des relations sociales comme
les hommes, elles se font la guerre comme eux, elles
se poursuivent, elles s'enfuient, elles se dérobent, elles
émigrent, ou aussi elles se réunissent, s'associent, for-
ment des états, font des révolutions, célèbrent des fêtes,
etc. Enfin, chacune, selon la couleur et l'intensité de salu-
mière, possède sa volonté propre, sa manière d'agir parti-
culière, son génie, en un mot son idiosyncrasie. Ce que
font Bel et Bétit, le couple suprême, les autres divinités
masculines et féminines des planètes le répètent ; elles
s'aiment comme eux : si le dieu meurt, la déesse, abîmée
de tristesse, se désole et pleure sa mort jusqu'à la résur-
rection de son amant céleste.
En raison d'idées mystiques relatives à la valeur des
nombres et analogues à celles que devaient adopter plus
tard les pythagoriciens, les prêtres de Babylone, comme
les Accadiens, firent correspondre chaque nom de dieu à
un chiffre déterminé (1). Pour deviner les événements, ils
se livraient à l'étude attentive du cours des astres, ils ad-
ditionnaient ou ils retranchaient les nombres produits par
leur groupement, et, à l'aide de ces calculs, ils construi-
saient leurs figures géométriques ou prononçaient leurs
exorcismes, croyant qu'ils arrêtaient les esprits des astres
dans leurs mouvements ou qu'ils les contraignaient à
exécuter leurs desseins. Tout ceci était logique : le Chal-
déen, en effet, croyait, ainsi que nous l'avons dit, que le
lien qui unissait l'homme au dieu attachait également le
(1) Lenormant, le Déluge et r Epopée babylonienne, p. 30.
350 • LE DÉMON.
dieu à l'hnmmo, et il pensait ffiio ce lien était un chiffre,
un mol nu une image, Gomme ions les Sémites, il se figu-
rait que le sujet rie pouvait être séparé de sa représenta-
tion plastique sans qu'il en souffrît quelque chose, comme
si cette représentation en formait partie intégrante ; il
croyait que le nom déterminait la chose, et que la rela-
tion n'avait de valeur qu'en vertu de son signe concret, le
nombre. Quoi d'étrange, par conséquent, avec un tel point
de départ, qu'il se figurât pouvoir conjurer ou détermi-
ner les événements a sa convenance et produire le mal ou
le bien dès qu'il avait trouvé la figure, le mot ou le chiffre
qui était le lien mystérieux entre la terre et le ciel ?
La corrélation entre la sphère céleste et l'humanité pro-
duisit lin résultat politique. Le soleil, roi des cieux, puis-
qu'il était le premier astre du firmament, correspondait
au monarque. De même qu'il n'y a dans le ciel qu'un seul
astre qui régit tous les autres, de même un seul roi doit
être au-dessus de tous les autres. Les rois de Babylone se
croient les élus du soleil, comme ceux de Perse se crurent
les élus d'Ormuzd. Bientôt leurs actes sont considérés
comme des émanations de la divinité sidérale, et eux-
mêmes s'adjugent le nom de vicaires des dieux. Le droit
divin établi sous cette forme primitive comporte pour con-
séquence immédiate la justification de la conquête. Les
monarques de Babylone prétendent donc conquérir le
monde pour soumettre les peuples et leurs rois au joug de
leurs divinités, dont ils s'attribuent le pouvoir exécutif sur
la terre. Tous ceux qui résistent à leurs Volontés sont
conséquemment tenus pour ennemis de Bel et traités
comme tels ; on les écorche vifs ou on les empale après
avoir « violé leurs fils et leurs filles » . A l'origine, l'autorité
n'a été que l'hommage rendu par l'homme à la supériorité
brutale de la nature; c'est la fatalité faisant sa dernière
manifestation dans les sociétés humaines.
Comme les. actes qui s'accomplissaient au ciel se réflé-
chissaient sur la terre, et que les dieux cosmiques étaient
BABYLONE. 351
ardemment amoureux, il arriva que l'Amour ne farda pas
à descendre sur le monde. L'objet des amours du soleil.
Bel ou Tammuz, était Mylitta, la dresse tellurique ; la
végétation, ainsi que les êtres animés, furent considérés
comme le produit de ce couple suprême (1). L'amour des-
cendit des hauteurs célestes en s'imposant comme une loi
divine. La jouissance terrestre ne fut qu'un reflet de la
concupiscence supra-sensible de l'univers.
Il convient d'observer que tous ces dieux des mytholo--
gies sémitiques ne potsèd 'ut pas de personnalité bien
tranchée; ils ne sont pas encore complètement anthropo-
morphes; ils ont quelque chose de vague qui ne peut être
réduit à une formule concrète: leurs contours flottent
aussi bien que la matière dans laquelle ils sont plongés;
ce n'est qu'avec elle qu'ils prennent forme, et ils affectent
les formes par elle affectées. L'individualité des dieux
grecs leur fait défaut ; ils se confondent les uns dans les
autres ; il est assez difficile parfois de distinguer s'il s'a-
git de deux dieux, ou simplement d'un dieu ;i deux faces.
Les uns sont voluptueux par intermittence ou sinistres,
les autres masculins ou féminins; d'autres fois les sexes
se confondent en leur personne, et ils deviennent her-
maphrodites. Il en est qui, de divinités telluriques. devien-
nent sidérales ; certains se décomposent en triades ; enfin
quelques-uns n'ont ni formes ni fonctions bien connues.
La confusion métaphorique du langage des théogonies sé-
mitiques est un indice certain de l'indétermination des
idées qu'elles renferment. En effet, une conception claire
et définitive entraîne toujours une expression exacte.
Myr-Mylitta, la déesse de Babylone, représente la na-
ture avide de reproduction et amoureuse du soleil qui la fé-
conde. Elle prend le nom de Taa1mth1 lorsqu'elle pleure,
dans les longues pluies d'automne, et lorsqu'on hiver elle
se recouvre d'un lourd manteau de neige, Elle se révèle
(I) Gesenius, p. 62, et Diortore de Sicile, liv. I, p. 1 1 .
332 LE DEMON.
aux mortels par la face livide de la lune, quand elle poind
entre les déchirures du voile épaisde nuages qui la dérobe
à la vue. Elle devient Zirbanit, lorsqu'en avril elle se
réveille de son long sommeil d'hiver sous les baisers ar-
dents de son amant cosmique. Alors, elle sent tressaillir
les semences de tous les êtres qu'elle porte dans ses flancs.
Elle se pare de toutes les splendeurs d'une végétation su-
perbe, et, folle d'amour, elle éclate en une immensité de
fleurs brillantes, dont les parfums embaument l'air tiède
et lumineux qui l'entoure. Les poissons fourmillent dans
le sein de ses eaux verdoyantes ; l'ardeur s'accroît chez les
voluptueux ramiers qui nichent dans les sombres cyprès ;
au milieu de cette fête universelle, elle reçoit son amant
couronné de rayons d'or qui la féconde, et elle devient
la mère et la nourricière de toutes les créatures. Telle est la
grande déesse de Babylone, la bonne déesse médiatrice,
analogue à l'Istar assyrienne, à l'Isis d'Egypte, à l'Aschéra
chananéenne, à la Cybèle de Phrygie, à la Baalath de By-
blos, à la Tanit de Garthage et à la Diane d'Ephèse.
L'unité de régime dans le ciel et la monarchie à, ten-
dances conquérantes sur la terre appelaient l'unification
des races. Pour constituer cette unité, Babylone, incon-
sciemment, recourut à ses préceptes du culte de l'amour
émané des dieux cosmiques. Pour mêler les peuples, pour
s'assimiler les races, elle leur donna la chair de sa chair:
cité commerçante par excellence, elle les convia à une
monstrueuse foire d'amour où s'accomplit la promiscuité
du sang. Elle fit irradier dans ce but des routes conduisant
dans tous les pays, elle ouvrit ses portes à tous les peu-
ples et elle leur offrit ses femmes dans les temples, comme
elle offrait au marchand de la caravane ses marchandises
dans ses riches comptoirs.
Toutes les femmes de Babylone, la tète ceinte de la
cordelette symbolique , venaient donc s'asseoir dans
l'enceinte sacrée du sanctuaire et attendre les pèlerins
de l'amour attirés de tous les pays de la terre par le
BABYLONE. 333
renom de leur beauté. De l'esclave la plus misérable jus-
qu'à la plus grande dame, aucune ne laissait d'accomplir
ce devoir considéré comme sacré. Celles qui, orgueilleuses
de leurs richesses, dédaignaient de se mêler au vulgaire
troupeau, vêtues de luxueuses tuniques, parées de somp-
tueux bijoux, se faisaient traîner dans des chars couverts,
suivies de nombreuses servantes, au temple de la bonne
déesse. Là, à l'ombre des myrtes sacrés, elles se rangeaient
par files, laissant entre elles comme des rues au milieu
desquelles les dévots pouvaient circuler à leur aise pour
bien voir et choisir. L'étranger passait, il laissait tomber
une pièce de monnaie sur les genoux de celle qu'il préfé-
rait, en lui disant : « J'invoque pour toi la déesse Mylitta, »
et la femme se levait à l'instant et suivait. Nulle ne pou-
vait retourner chez elle sans avoir été l'objet d'un choix •
nulle ne pouvait repousser celui qui l'avait choisie. Que
le présent qui lui était fait fût splendide ou qu'il fût infime,
elle était tenue de l'accepter. Que celui qui l'avait préférée
fût un esclave ou un satrape, un Egyptien, un Perse, un
Hellène, un Phénicien, un Assyrien, un Juif ou un Ethio-
pien, elle lui appartenait. Prêtresse de Myr-Mylitta, elle
livrait son corps dans cette pàques d'orgie pour accom-
plir un sacrement, le sacrement impur de la communion
de la chair (1) : Babylone était la coupe où venaient boire
et s'enivrer les nations (2).
Or, cette orgie n'était pas seulement annuelle ; elle se
reproduisait souvent dans les temples de Zirbanit ; là, le vin
coulait à flots, les parfums brûlaient sur les autels (3),
les hiérodules, le corps nu jusqu'à la ceinture (4) et ivres
des fumées de l'encens et de la boisson, se livraient à tous
les transports de l'érotisme. La table du festin et celle du
(1) Hérodote, liv. I, § 199, et Strabon, Géographie, lib. XVI, cap. i,
§20.
(2) Jérémie, u, 7.
(3) Rawlinson, the Five Greal Monarchies, chap. ni, p. 29 et 30.
(4) Rawlinson, thc Five Greal Monarchies, chap. m, p. 22.
23
354. LE DÉMON.
sacrifice se confondent dans l'histoire, la cassolette aux
parfums fut le premier encensoir, l'ivresse préluda à la
foi, la chasteté fut précédée par l'omnigamie.
La raison inconsciente et collective de ces pratiques,
c'était l'unification des races; la raison consciente et in-
dividuelle était tout autre. La femme de Babylone se
livrait à tout venant dans la cité sacrée parce qu'elle se
considérait comme l'épouse de Bel; en se donnant à qui
adorait le dieu, à qui était identifié avec lui, c'était à Bel
lui-même qu'elle se donnait. Aussi le grand prêtre en
choisissait-il une entre toutes, la plus belle, et la trans-
portait-il en haut de la dernière plate-forme du temple de
Bel, où sous le tabernacle sacré se trouvaient un lit et une
table d'or. La femme élue passait la nuit dans cet endroit,
et le dieu descendait pour la posséder lui-même (1). Au
jour suivant, déclarée prophétesse, elle demeurait dans le
temple et fournissait à ceux qui l'interrogaient les réponses
que le dieu lui avait communiquées durant son sommeil.
A l'avenir elle ne pouvait plus appartenir à aucun homme,
car elle était sacrée (2).
De tels cultes devaient procurer une grande prépondé-
rance à la femme. De Mylitta, la grande déesse, qui,
comme nous l'avons dit, est la nature passive ou la terre
humide, et qui originairement était la matière chaotique,
procédaient le soleil et toute sa cohorte céleste. Le soleil,
étant né plus tard n'était qu'ordonnateur ou Demiourgos.
Chaque jour le Chaldéen le voyait remontant de la monta-
gne d'Orient, et il lui semblait que la terre l'enfantait. La
terre étaitdonc pour luila mère du soleil. Puis, en s'élevant,
cet astre la baignait de sa lumière et la fécondait ; de là la
sanctification de l'inceste. Le divin Bel était l'amant de sa
mère, et tous les êtres devenaient les enfants de cet amour
incestueux. 11 ne faut pas chercher d'autre signification aux
(1) Cullimore, Orientais Cylindcrs, n09 71, 7G el 109.
(2) Hérodote, liv. I, § 181 et 482.
BABYL0NE. 355
amours de Sémiramis et de Ninyas, de Sémélé et de son
fils Bacchus, d'OEdipe et de Jocaste sa mère. Par consé-
quent, la nature mère du dieu solaire lui était antérieure
et, en une certaine façon, supérieure. Lui attribuer le sexe
féminin et l'entourer d'un culte aussi pompeux, c'était
forcément procurera la femme une grande considération.
On représentait la grande déesse sous la forme d'une
femme nue debout sur un lion ; le lion était le symbole du
soleil ; elle l'avait sous ses pieds en signe de puissance.
D'autres fois elle se tenait debout sur un char traîné par
deux lions. On l'a fréquemment rencontrée sous cette
forme dans l'Asie Mineure.
Les légendes et les monuments témoignent de la liberté,
de la considération et de l'influence dont jouissaient les
femmes babyloniennes, et qui étaient inconnues de l'an-
tiquité en général et principalement des peuples asiati-
ques. Les récits sur Sémiramis et sur Nitocris, bien que
purement fabuleux, et les figures d'Istar qu'on rencontre
sur les cylindres démontrent manifestement l'importance
publique de la femme chaldéenne. M. Rawlinson dit
très-justement à ce propos que, s'il n'en avait pas été
ainsi, les femmes n'auraient certainement pas obtenu tant
d'importance dans les représentations plastiques, non
plus que tant de place dans les histoires mythiques (1), at-
tendu que ces deux formes sont en somme les deux
seules par où s'est traduit le caractère de ces époques.
Les représentations artistiques ont toujours été les
images fidèles de l'époque qu'elles ont reproduite ; tou-
jours leurs types ont nettement défini la société qui les a
vu surgir. Les dieux éygptiens ont le sourire mélancoli-
que, la tranquillité résignée de l'habitant de ces pays
chauds ; plusieurs s'offrent sous la forme d'un ani-
mal, parce que, sur les bords du Nil, l'amour de la nature
était si large, que jusqu'à l'animal tout était sacré. Les
(I) Rawlinson, the Fivc Gteat Monarchies, 1. 111, p. 21 et 22,
536 LE DÉMON.
déesses grecques, d'une beauté admirablement propor-
tionnée, représentaient bien cette société clans laquelle
tout jusqu'au divin, prenait forme humaine. Au moyen
âge, époque d'expiation et de pénitence, époque où la
matière est vouée au mépris, les christs sont émaciés et
livides, leur charpente osseuse se distingue sous la peau
qui la recouvre ; les vierges sont pâles et pleureuses, et les
saints, mortifiés par les tourments, lèvent les yeux au ciel
où ils ont leur demeure. Pendant la renaissance, au con-
traire, les saints prennent de belles formes, on les revêt
de soie et de brocart; les christs acquièrent une muscula-
ture herculéenne; les vierges deviennent gracieuses et
souriantes; celles de Raphaël sont de sensibles Italiennes,
celles de Murillo des Andalouses célestes ; et, pour célé-
brer le retour vers la Nature , les peintres aiment à
représenter, dans sa toute-puissance, le Père éternel qui
l'a créée.
On peut appliquer cette loi aux divinités assyriennes
et chaldéennes. Les représentations de la grande déesse
couronnée de la mitre, aux cheveux flottant sur les épaules
et tombant jusqu'à la ceinture, au visage hautain, aux
seins orgueilleusement dressés, aux larges yeux, aux sour-
cils finement arqués, à la lèvre inférieure charnue, à la
bouche gracieusement entrouverte, ici nue et vêtue ail-
leurs, tantôt les pieds posés sur un lion, et tantôt traînée
dans un char attelé de deux de ces animaux, une fleur et
parfois des oiseaux à la main, souvent armée de la lance
et du bouclier, — ces représentations ne sont que des
anthropomorphismes, c'est-à-dire des divinisations des
altières femmes de l'Asie Mineure et de la civilisation
de l'Euphrate , qui démontrent manifestement la pré-
pondérance obtenue par la femme en Chaldée. Telles
devaient être, en effet, les femmes sémites, images
vivantes de Vénus Mylitta, au tempérament de feu, tou-
jours ardentes, insatiables, inassouvies, toujours harce-
lées par une inaltérable soif d'amour que les forces d'un
BABYLONE. 357
homme étaient impuissantes a éteindre. Leurs désirs
effrénés devaient renfermer quelque chose d'indéfini, d'in-
commensurable, qui aboutissait au panthéisme de l'amour
et rendait nécessaire la possession de tout l'autre sexe.
Ce n'était pas un homme, en effet, qu'elles aimaient,
c'était l'homme. Leur passion franchissait les bornes
de l'individualité; filles de la grande déesse, elles étaient
la représentation du sexe ; leur amour tenait de la gran-
deur du Tout, leur désir des ardeurs du Soleil, leur père,
et leur volupté de la magnificence de la Terre, leur mère.
Ce sont ces femmes qui causèrent la perte du Perse
et du Juif, comme, plus tard, elles devaient causer celle
du Grec et du Romain. Ce sont elles qui propagèrent la
loi de l'Amour en prêtresses de la divinité, et comme des-
tinées par la nature à accomplir l'unité des races. Mais
on n'avait pas obtenu ainsi l'unité physique. Poussée
donc par la loi des contrastes, l'Humanité tendit par la
voie de la chasteté à l'unification morale; la matrone de
l'Euphrate disparut devant la vierge de la Judée, et ce fut
une femme qui personnifia aussi l'idée inverse. L'amour
charnel, inspiré par la fécondation de la nature, avait
provoqué la tendance contraire, et bientôt l'on vit appa-
raître, inspiré par un idéal d'outre-tombe, l'amour chaste
et stérile dont la réalisation consiste en une perpétuelle
virginité; amour en Dieu aussi, mais en Dieu esprit et
non en Dieu nature. A une tendance en un sens, l'Hu-
manité, comme si elle était régie par la loi du pendule,
répond ainsi par une autre tendance en sens contraire.
Toute thèse contient son antithèse ; et celle de Zirbanit
fut Marie.
Nous avons vu qu'à Babylone, comme chez les Acca-
diens, le mal qui accablait les hommes provenait des es-
prits célestes ou des démons infernaux, de ces démons qui
étaient les ombres des méchants, s'échappant du pays des
ténèbres pour tourmenter les mortels sur la terre. Mais,
358 LE DÉMON.
en dehors de ces causes, il en était d'autres encore aux-
quelles on attribuait les maux qui pèsent sur les vivants.
Gomme le raconte Bérose , la théogonie babylonienne
enseigne que la création fut précédée d'une époque où tout
était eau et ténèbres ; du sein de ces eaux surgirent spon-
tanément une quantité d'êtres irréguliers; chacun d'eux
était pourvu des membres d'un autre; c'est ainsi que cer-
tains avaient deux tètes, une d'homme et une de femme;
d'autres possédaient les deux sexes ; certains quadrupèdes
étaient munis de quatre ailes ; il y avait des hippocen-
taures, des taureaux à tête d'homme, des chiens à quatre
corps et à queue do poisson, des chevaux cynocéphales,
des serpents à tête humaine. C'était, en un mot, le règne
de la confusion des formes au sein du chaos. Une femme,
du nom d'Omorca , présidait à cet universel désordre.
Pour rétablir l'ordre, Bel la coupa on deux morceaux; la
lune et le ciel étoile sortirent de la moitié supérieure, la
terre et la mer de la partie inférieure. Les monstres qui
vivaient dans son sein disparurent. Bel fit alors jaillir
du sang de sa tète, et le répandant sur la terre, il créa
les hommes qui, par suite de cette origine, possèdent
l'intelligence divine. Ensuite, il divisa les ténèbres, et
les êtres ténébreux, ne pouvant supporter 1 éclat do
la lumière, périrent. Enfin, il établit l'ordre dans la
création, et, depuis lors, il brille resplendissant dans
l'espace.
Nous voyons ainsi qu'à Babylone on crut que le mal
précéda le bien, que le désordre vint avant l'ordre, celui-
là personnifié dans un être féminin, celui-ci en un dieu
non pas créateur, mais ordonnateur seulement de l'uni-
vers qui souffrait dans une condition non adéquate.
Les textes cunéiformes parlent encore de la lutte entre
un monstre nommé Tiamat et les dieux (1), ainsi que
d'un autre monstre, Boul — le Dévorant, — qui s'élançait
(I) G. Smith, the Chaldean Account of Genesis, 1876.
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périodiquement du sein de la mer pour dévaster le pays
et dévorer les jeunes filles qu'il rencontrait sur son pas-
sage. La légende raconte que le roi Izdubar, ayant résolu
de tuer Boul, ordonna à son fils, le chasseur Ssaïd, de se
rendre dans ses domaines, suivi de Hakirtou et d'Oupa-
samrou, les deux plus belles femmes du royaume ; lorsque
le monstre passerait devant elles, il était entendu qu'elles
devaient laisser tomber leurs voiles et se montrer toutes
nues à ses yeux, afin de l'attirer en milieu où le chasseur,
caché en embuscade, lui donnerait la mort. C'est ainsi
qu'il fut fait, et Ssaïd rentra triomphant dans la ville
d'Erech (1).
ABabylone, ainsi qu'en Assyrie, la mort du dieu solaire
était considérée comme la cause des maux qui s'appesan-
tissent sur la terre, lorsque la nature, triste et languis-
sante, se dessèche et pleure la perte de l'époux qui la
fécondait. Ainsi, Myr-Mylitta, qui, sous le nom de Zirba-
nit, produit des cultos d'amour sensuel, devient, sous
l'aspect de Taauth, la déesse funèbre de la guerre et de
la mort, qui se rapproche de l'Istar d'Arbelles, la d